Le débat sur l’avortement: positions, opinions, perceptions et arguments

Qui sont les principaux acteurs du débat ?

Des acteurs et des instances multiples et très divers ont participé au débat sur l’avortement. On y compte les organismes internationaux et régionaux ; l’Etat par l’intermédiaire des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire ; des avocats et des avocates ; les partis politiques ; les institutions et les professionnels du secteur de la santé ; les experts en droits de l’homme ; les massmédias ; les organisations de la société civile ; l’université et les chercheurs et chercheuses (Hessini, 2005). Certains gouvernements étrangers ont également participé au débat, comme l’a montré la réinstauration de la « Loi Bâillon » par le président des États-unis George Bush au début de son mandat.

Dans ce contexte deux forces sociales principales se distinguent: d’une part, le mouvement de la société civile organisée “progressiste”, en particulier les groupes et réseaux féministes nationaux et régionaux ; et d’autre part la hiérarchie de l’Église Catholique accompagnée des groupes conservateurs de la société civile, de droite, qui sont ceux qui ont généralement eu le plus d’influence sur certains autres acteurs, en particulier sur l’État et sur certains secteurs de la population.

C’est dans ces deux derniers groupes antagoniques que les termes du débat se cristallisent en deux positions les plus polarisées : la position qualifiée à tort de pro-avortement et la position peut-être plus correctement nommée anti-avortement. Comme le signalent à juste titre différents auteurs (Bernal, 2003; Faúndes et Barzelatto, 2005), poser le débat en termes de la première position revient à commettre une imprécision grave, “il s’agit d’une fausse alternative". Personne n’est en faveur de l’avortement; personne ne le considère comme un bien en soi; personne ne le soutient; les groupes “abortistes” n’existent pas. Lamas (2003) abonde en ce sens et précise que lorsque le débat se pose en termes de “pour ou contre l’avortement”, le thème est abordé de façon erronée puisque se prononcer en faveur de la dépénalisation et la légalisation de l’avortement ne revient pas à être pro-avortement et encore moins à le promouvoir. C’est pourquoi on abordera dans ce chapitre les acteurs de ces positions opposées en les comprenant comme “en faveur de la dépénalisation et/ou la légalisation de l’avortement” ou “contre”.

Les groupes féministes

Comme l’affirment différentes auteures, le Mouvement Féministe en Amérique Latine, en particulier dans son développement ces dernières années par les Organisations Non Gouvernementales (ONGs) de femmes, s’est constitué comme l’une des instances d’interlocution sociale d’influence les plus importantes sur l’opinion publique dans le domaine de la reproduction et de la sexualité, ainsi que dans celui des droits humains des femmes (Scavone, 1999; Correa et al., 1998; Gruskin, 2001; Lamas, 2001; Pitanguy, 1999).

Dans de nombreux pays de la région, son intervention dans le débat sur l’avortement a été décisive pour la construction d’un cadre plus vaste pour l’analyse et les actions autour de cette problématique. Dans le champ du cadre conceptuel, comme le signale Alfarache (2003), les fortes critiques faites depuis la position féministe à la dichotomie public-privé à partir du débat sur l’avortement ont permis de comprendre et de diffuser l’idée selon laquelle si les droits des femmes sont violés dans les espaces privés, cela a une répercussion cruciale sur leurs possibilités d’action dans la sphère publique » (p. 148). Dans le domaine des actions, ces groupes sont ceux qui plaident et qui ont lutté pour la légalisation et la dépénalisation de l’avortement, parvenant ainsi dans certains cas à freiner des projets de loi tendant à restreindre le droit à la pratique de l’avortement et dans d’autres cas à élargir la liste des causes qui l’autorisent (Lamas, 1997; et 2003; D’Atri, 2004; Profamilia, 1993; Htun, 2003; 1999).

D’autre part, les démarches de ces groupes auprès de différents organismes internationaux pour que le thème soit abordé dans les Conférences Internationales organisées par des institutions des Nations Unies sont largement reconnues. De la même manière, leur participation décidée dans les discussions et les négociations est visible dans les accords obtenus dans les plans et les programmes d’actions émanant de la Conférence Internationale sur la Population et le Développement du Caire en 1994, et de la Conférence Mondiale de la Femme à Beijing en 1995, comme d’autres forums et conférences régionales et internationales qui ont suivi (Ipas, 2002; Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004; Women's Health Journal, 1999 et 2003; Gómez, 2000; 2003; Kulczycki, 2003; Scavone, 1999). Sa présence permanente dans la presse et dans les différentes instances publiques, par le biais de campagnes et de nombreuses publications, et sa participation constante dans des colloques et séminaires régionaux et nationaux a été largement constatée.

Il est intéressant de relever que beaucoup de ces groupes se sont donnés pour tâche, entre autres, de publier des documents dont la finalité est de collaborer aux activités et aux démarches de défense sur le thème de l’avortement. L’idée est alors que les organisations de la société civile ne doivent pas toutes répondre aux mêmes questions ou tout apprendre depuis le début. Par exemple, il existe des documents comme En élargissant l’accès à l’avortement sans risque: stratégies pour l’action, de la International Women’s Health Coalition (Germain et Kim, 1999), dont l’objectif est de montrer les différentes possibilités pour parvenir à élargir l’accès aux avortements sans risque là où la loi propose au moins une exception à l’interdiction, en incluant les recommandations et les accords présentés dans les Conférences et autres instruments internationaux. Il fournit des exemples de stratégies utilisées dans d’autres pays et offre un échantillon de citations de conférences ou de traités qui peuvent aider à argumenter en faveur du besoin de services d’avortement sans risque.

Il existe aussi de nombreux documents sur de la façon dont ont été présentés et discutés des projets de loi sur l’avortement ou même des documents dont l’objectif est de présenter un panorama légal sur ce thème (Center for Reproductive Rights, 2003; Faúndes et Barzelatto, 2005; Rocha, 2005). Ces sources sont utiles puisqu’elles apportent au mouvement des regards sur des stratégies et des situations concrètes.

L’Église Catholique : des acteurs divers

La hiérarchie de l’Église et les groupes conservateurs

L’Église Catholique a une forte présence dans la majorité des pays d’Amérique Latine et dans certains pays des Caraïbes, à travers des millions d’adeptes, en plus du fait que dans certains pays un climat politique extrêmement conservateur domine qui, en matière de sexualité et de reproduction, se caractérise par un profond ancrage dans la morale et les enseignements de l’Église Catholique. Cette dernière a maintenu et a cherché à augmenter son influence sur la société. Pour y parvenir dans plusieurs pays de la région, l’Église a suscité la création d’un réseau d’organisations “laïques” qui a su se positionner comme une force importante de l’échiquier politique, ce qui a multiplié l’appui reçu, de façon implicite ou explicite, par certains gouvernements et personnages politiques de la région et par d’autres instances extra-régionales (Kulczycki, 2003; Htun, 2003). Sa forte influence a conduit certains gouvernements à redéfinir leurs interventions dans le domaine de la santé reproductive, comme en Argentine sous Ménem, ou au Pérou avec Fujimori et Toledo. C’est aussi le cas au Mexique, où le parti actuellement au pouvoir (Parti Action Nationale), qui représente les positions les plus conservatrices, a encouragé une plus grande participation de la hiérarchie de l’Église Catholique et l’activisme de ce type d’organisations dont certaines, comme Provida, ont bénéficié de financements importants du gouvernement fédéral (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004; Kulczycki, 2003; Women’s Health Journal, 2003; Bianco, 2002; Borland, 2002).

Plus encore, son pouvoir a été clairement enregistré dans la mesure où l’Église est parvenue à freiner et dans certains cas à inverser des projets de loi tendant à la dépénalisation ou la légalisation de l’avortement. C’est pour cela que la hiérarchie de l’Église et ses groupes ultra-conservateurs comme l’”Opus Dei” ou “Provida”, qui s’autodéfinissent comme des associations laïques mais sont clairement liées au courant le plus atavique de la hiérarchie de l’Église, sont les principaux représentants de la position anti-avortement. Provida a été l’un des acteurs les plus reconnus, visibles et permanents dans le débat sur l’avortement, au point d’avoir été décrit comme “le bras civil armé de l’Église Catholique” (p. 369) (Kulczycki, 2003,) en raison du fort soutien qu’elle reçoit de cette institution, en plus de celui apporté par d’autres groupes conservateurs. Sa présence est vaste dans la région, puisqu’on la retrouve dans au moins 15 pays. Son activisme et la défense de ses arguments est présent dans de nombreuses arènes ; elle ne s’est pas limitée aux espaces gouvernementaux de prise de décision sur des politiques relatives à la sexualité et la reproduction, aux organisations de professionnels de la santé, aux conférences internationales, à tenter de restreindre les appuis financiers pour l’action et la recherche ; elle a aussi compris le harcèlement et des actes violents dont sont objet les cliniques d’avortement de plusieurs pays de la région (Htun, 2003).

Malgré ce qui précède, les preuves issues des différentes enquêtes réalisées dans la région au sujet de l’opinion des catholiques sur les thèmes de sexualité, contraception et avortement (voir infra), et surtout l’usage courant des contraceptifs modernes et le nombre d’avortements volontaires, montrent clairement le paradoxe de la situation devant le non-respect des normes catholiques d’une grande majorité de la population qui pratique cette religion.

Une expression de dissidence au sein de l’Église Catholique

Soulignons la présence d’un autre acteur, Catholiques pour le Droit de Décider (CDD), qui a été très important et actif dans la région malgré le fait qu’il ne compte ni les ressources ni le pouvoir politique de la hiérarchie de l’Église Catholique. Sa position quant aux enseignements et aux normes religieuses en matière de sexualité, reproduction et avortement diffère de celle de l’Église Catholique, et montre qu’il n’existe pas de position hégémonique sur ces thèmes au sein de l’Église, mais bien une diversité d’opinions (Mejía, 1996; Güereca Torres, 2003). CDD est un mouvement de femmes catholiques engagées dans une quête de justice sociale et de changement des normes culturelles et religieuses en vigueur dans les sociétés contemporaines ; il agit pour la promotion des droits des femmes et l’amélioration des conditions d’équité dans les relations de genre, ainsi que la lutte pour la citoyenneté des femmes dans la société et au sein des églises.

Dès ses débuts, CDD s’est articulé avec d’autres réseaux régionaux comme le Réseau de Santé des Femmes d’Amérique Latine et des Caraïbes (RSMLAC), le Comité pour l’Amérique Latine et les Caraïbes pour la Défense des Droits de la Femme (CLADEM), et la Campagne 28 septembre pour la dépénalisation de l’avortement en Amérique Latine et Caraïbes. Il a de plus joué un rôle très actif dans le débat national, régional et international sur l’avortement et les questions relatives à la reproduction, la sexualité et la santé des femmes; il a affronté dans les conférences internationales, avec des arguments théologiques fondés, les positions du Vatican. Sa présence dans le débat public national des différents pays latinoaméricains dans lesquels il travaille comprend plusieurs activités, parmi lesquelles on peut citer une publication périodique, Conscience latinoaméricaine, dans laquelle sont diffusés principalement des réflexions éthico-religieuses, ainsi que de nombreux thèmes liés au domaine sexuel et reproductif des femmes. Cette organisation participe aussi à la création d’espaces de discussion sur les thèmes précités (Mejía, 2003; Rosado Núnes et Soares Jurkewicz, 1999). Le CDD, comme sa contrepartie Catholics for a Free Choice, disposent d’un vaste éventail de publications dans plusieurs langues, qui couvrent des thèmes comme l’exposition de leurs positions sur différentes questions, des principes pour développer des activités de défense, des analyses de l’action de l’Église Catholique dans plusieurs domaines (Kissling, 1998 ; 2001), entre autres.

Organismes internationaux et régionaux

Le Fonds des Nations Unies pour la Population est l’un des principaux organismes internationaux qui a promu, encouragé et est intervenu dans ce débat, en fournissant de l’information et un moyen de modifier les positions à niveau international, principalement à partir d’instances comme la Conférence Mondiale sur la Population tenue au Caire en 1994. Dans ces Conférences, comme dans les réunions nationales et régionales préparatoires, l’opposition entre les différentes positions a été mise en évidence, mais surtout des accords ont pu se nouer et culminer dans l’annonce d’engagements des gouvernements par le biais de programmes d’action issus de ces conférences, dont les apports dans le champ de la sexualité et de la reproduction étaient jusqu’alors inédits. Ces instances ont proposé un cadre conceptuel et opérationnel centré sur le droit à la décision libre et responsable du nombre et de l’espacement entre les enfants (mais sans considérer le droit à l’avortement), sur l’obligation des gouvernements de mettre à disposition de la population l’information, l’éducation et autres moyens nécessaires pour garantir l’exercice des droits sexuels et reproductifs reconnus dans les Conférences, ainsi que sur la promotion de la participation des femmes dans la prise de décisions qui affectent leur santé et leurs droits, sur l’incorporation des hommes et sur une vision intégrale de la santé reproductive (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004).

Les accords souscrits sur l’avortement dans le Programme d’Action de la CIPD (Conférence Internationale sur la Population et le Développement) de 1994 stipulent que l’avortement ne devra en aucun cas être promu comme méthode de planning familial, et que sa pratique dans des conditions inadéquates constitue un problème important de santé publique et de santé de la femme (Naciones Unidas, 1995) (§ 8.25 et 8,26). Les recommandations qui en émanent pressent les gouvernements et les organisations gouvernementales et non gouvernementales d’accroître leur engagement en faveur d’une attention particulière aux effets sur la santé publique des avortements réalisés dans de mauvaises conditions, et d’une réduction du recours à l’avortement grâce à un plus grand accès aux services de planning familial et à une meilleure qualité de ces derniers. Y est aussi clairement averti que la prise en charge des avortements ou des complications dérivées dans les services de santé doit être fournie conformément à la législation de chaque pays. La CIPD+5 réitère ces accords et enjoint les gouvernements de former et équiper les praticiens et de prendre d’autres mesures pour sauvegarder la santé des femmes et garantir des avortements dans des conditions adéquates et accessibles dans les cas autorisés par la loi (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004).

Pour sa part, la Plateforme d’Action de Beijing, outre sa ratification des accords précédents, insiste sur les conditions d’inégalité entre les hommes et les femmes, et entre les classes sociales et les groupes ethniques, tout en reconnaissant que dans le cas de l’avortement dans des situations à risque ce sont les femmes les plus pauvres et les plus jeunes qui sont les plus exposées (Naciones Unidas, 1996). Les engagements des gouvernements dans les domaines de la santé reproductive en général et de l’avortement en particulier, issus de ces conférences internationales, sont devenus des éléments importants qui font partie du débat public et qui nourrissent les actions du mouvement féministe, puisque dans la majorité des pays en développement ces engagements ne se sont pas traduits en actions gouvernementales.

Notons la synergie entre d’autres instances internationales, comme les différents comités responsables du suivi des engagements internationaux devant les pactes et conventions des Nations Unies –dont le caractère est de coordination, à la différence des Conférences- et le mouvement des femmes. De nombreux comités reçoivent des documents de la société civile organisée et se réunissent même parfois avec leurs représentants qui assistent aux réunions qui font le point sur la situation qui prévaut dans les différents pays. A partir de cette information et de celle présentée par les États, les comités émettent des recommandations aux gouvernements des pays, lesquelles incluent généralement les points mis en avant par la société civile. La modification récente de la législation sur l’avortement en Colombie, le 11 mai 2006, constitue un bon exemple de cette utilisation positive des recommandations. Mónica Roa, l’avocate qui a présenté un recours d’inconstitutionnalité de la législation colombienne sur l’avortement à la Cour Constitutionnelle, a utilisé aussi bien les observations des organismes de suivi des droits de l’homme des Nations Unies qui disaient que les lois colombiennes violaient le droit fondamental des femmes à la vie et à la santé, que des arrêtés antérieurs, sur d’autres cas, de la Cour Constitutionnelle, dans le sens d’une prédominance du droit international sur le droit national (The Economist, 2005).

Il faut reconnaître que, bien que les instances liées aux Nations Unies prennent en général leurs distances dans le débat sur l’avortement, leurs inquiétudes sur les droits de l’homme exprimées dans les pactes, les conventions, les conférences, etc., constituent des prises de position souvent favorables, que les personnes qui luttent pour le droit à l’avortement peuvent, comme on l’a vu, utiliser pour avancer dans leurs priorités. Le poids de cette organisation multilatérale oblige les gouvernements à donner suite à ses recommandations, au moins à un certain niveau, puisque la difficulté de mettre ces accords en pratique est indéniable, non seulement au niveau des principes juridiques mais aussi de la réalité concrète.

Entre autres organismes et agences internationales et régionales, mis à part les Nations Unies, qui ont joué un rôle important dans le débat sur l’avortement dans la région, on compte par exemple l’Organisation Mondiale de la Santé, le Population Council, la Fondation Ford, la Fondation MacArthur. A travers leurs propres recherches, l’organisation de rencontres universitaires et l’appui octroyé à l’université et aux ONGs, ces organismes ont promu et soutenu l’analyse d’aspects notables de l’avortement et de ses implications sur la population, ainsi que leur diffusion. Certaines institutions strictement consacrées à la recherche, avec une orientation particulière sur la recherche appliquée, ont aussi publié des documents importants par leurs apports au débat sur l’avortement. L’Institut Alan Guttmacher constitue un exemple inestimable à cet égard, dont les publications ont souvent valeur de référence pour les collègues du mouvement pour les droits reproductifs. Ces apports ont en général été très importants pour soutenir les activités de défense et de débat qu’effectuent les ONGs (Kulczycki, 2003).

L’État et ses instances exécutives, législatives et judiciaires. Les partis politiques

L’État à travers ses différentes instances constitue l’un des agents les plus importants, puisqu’en plus d’être l’interlocuteur des forces politiques en présence, il est l’organe sur lequel il faut exercer une influence pour modifier le statut légal de l’avortement et pour effectuer d’autres interventions dans le domaine de la prestation des services de santé, de la jurisprudence, de l’éducation et de l’information liées à l’avortement. L’État est le dépositaire des ressources matérielles et politiques nécessaires à la mise en oeuvre d’actions et de solutions sur la question de l’avortement, et en ce sens la volonté politique, en particulier de l’appareil exécutif, est un facteur crucial. Cependant, dans certains pays comme le Mexique, et à la différence des positions sur la croissance de la population et le planning familial, l’État a joué un rôle controversé dans le débat sur l’avortement. Pour Kulczycki (2003), au Mexique, « l’État n’a pas encore conçu son propre discours sur le sujet. L’État a servi de médiateur entre les acteurs engagés… Cependant son incapacité croissante pour neutraliser d’emblée le conflit montre son contrôle très réduit sur le cours du débat » (pp. 366-367). Dans le cadre des engagements adoptés par les gouvernements suite aux Conférences de Population de cette dernière décennie, dans de nombreux pays de la région, l’État a reconnu que l’avortement était un problème de santé publique, mais il a peu fait pour garantir l’accès légal et sans risque à ce procédé dans les institutions publiques de santé dans les cas autorisés par la loi. D’autre part, s’il est vrai que la pratique de l’avortement n’est pas poursuivie et que les sanctions prévues par les lois de chaque pays ne sont pas appliquées, il est tout aussi vrai qu’ « une série d’obstacles politiques bloquent indéniablement la réforme légale sur l’avortement ; parmi ceux-ci, en particulier, l’utilisation de la question de l’avortement à d’autres fins » (p. 353) (Kulczycki, 2003).

Le débat sur les changements législatifs a été et continue à être un thème important dans les discussions politiques des Congrès. Il s’est intensifié au cours des vingt dernières années dans certains pays, en particulier dans ceux où les législations sont les plus restrictives, et où il existe des mouvements féministes de plus grande trajectoire et plus organisés, et dans ceux qui ont connu les plus grandes avancées en matière de démocratie (Rocha, 1996; Casanova Guedes, 2000; Nunes et Delph, 1995; Rayas et Catotti, 20004; Rayas et al., 2004). Cependant, le fait d’inclure la question de l’avortement dans les priorités et les propositions des partis politiques reste trop controversé et trop peu rentable politiquement (Kulczycki, 2003). Dans ce domaine, les partis politiques et les instances de l’exécutif n’échappent pas à l’influence directe ou indirecte de groupes sociaux et politiques extra-parlementaires, en particulier de l’Église Catholique et des groupes conservateurs et, malgré les efforts et les actions des féministes, le consensus international et les engagements pris par les gouvernements, peu de partis politiques et de fonctionnaires de l’exécutif considèrent la nécessité d’une réforme légale. Leur action dans ce champ a été marquée par l’utilisation politique et à des fins électorales en réponse à des intérêts de parti (Latin American Weekly Report, 1991; Lamas et Bissell, 2000; Lerner et Salas, 2003; Ortiz Lemus, 1992; Ortiz Ortega, 2001). Malgré tout, comme le montre Htun (2003) en analysant la situation en Argentine, au Chili et au Brésil, des différences importantes existent entre ces pays quant au climat politique et idéologique et à la participation de ces différents acteurs sur la question de l’avortement, situation qui se retrouve dans les autres pays de la région. Le Brésil a sans doute été le pays où les forces progressistes ont le plus réussi non seulement à maintenir un débat public intense et continu dans les instances gouvernementales et entre les autres acteurs, mais aussi à accroître les circonstances sanitaires dans lesquelles l’avortement est autorisé et réalisé.

Dans d’autres pays de la région comme le Pérou, malgré les évolutions démocratiques, une radicalisation des forces identifiées comme fondamentalistes prévaut, qui ont systématiquement démonté les progrès du pays en matière de santé sexuelle et reproductive (Chávez, 2003).

On ne peut laisser de côté la position et les politiques restrictives du gouvernement américain de ces dix dernières années, qui refuse de réaffirmer les engagements acquis à partir des conférences internationales, puisqu’elles font partie des implications de l’intervention de l’État dans le débat. Son influence a contribué non seulement à freiner et défaire les avancées dans le domaine de la santé et des droits reproductifs, en rétablissant la “Loi Bâillon” qui interdit aux organisations qui reçoivent des fonds publics de toucher au thème de l’avortement, mais a aussi eu des conséquences dévastatrices sur les activités des associations féministes et sur certains programmes de santé reproductive soient-ils publics ou privés. L’opposition au thème de la santé reproductive a aussi acquis une plus grande visibilité par l’élection de présidents conservateurs dans plusieurs pays de la région, par la présence des groupes d’extrême-droite dans des postes directs du gouvernement de représentants, comme par exemple au Mexique et au Nicaragua, et en général par l’influence croissante des forces conservatrices (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004).

Les professionnels de la santé

Les institutions et les professionnels de la santé ont été des acteurs controversés dans ce débat dans lequel ils occupent pourtant une place de choix puisque, soit activement soit par omission, ils interviennent dans les décisions reproductives de leurs patients autant que la politique en matière de population et de santé reproductive (Gogna et al, 2002). S’ils ont joué un rôle actif dans différents pays pour soutenir le planning familial à ses débuts (Mundigo, 1996), ils ont été en majorité beaucoup plus passifs et conservateurs pour assumer et défendre une position sur l’avortement. En tant que corporation, les professionnels de la santé dans la région sont loin d’avoir une position unique sur la dépénalisation et la légalisation de l’avortement. La majorité des professionnels reconnaît qu’il s’agit d’un problème de santé publique, mais cela n’a pas suffi à leur donner une visibilité et une force dans le débat. La littérature rend compte du rôle intermittent, réservé et relativement isolé dans le débat, dans lequel la majorité des médecins qui ont occupé et occupent des positions de pouvoir n’ont pas contribué à générer des changements importants dans la pratique et la prise en charge de l’avortement, pour des raisons qui vont des convictions personnelles sur des questions comme la sexualité, la santé reproductive et la maternité ; des craintes de sanctions légales ou morales ou de stigmatisation dont ils pourraient faire l’objet s’ils avaient un avis sur la question, jusqu’à l’obtention d’avantages économiques lorsqu’ils le pratiquent de façon illégale (Elú, 1992; Gogna et al., 2002; McNaughton et al., 2002; González de León-Aguirre, 1994).

Dans certains pays, la communauté médicale a récemment démarré une mobilisation plus organisée pour aborder le problème de l’avortement qui se réalise dans des conditions à risque, avançant comme argument central que la pratique de l’avortement dans des conditions à risque est un des principaux facteurs qui contribuent aux taux élevés de mortalité et morbidité chez les femmes, en particulier la morbimortalité maternelle (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004). En ce sens le personnel médical d’Uruguay et du Brésil est remarquable. Les premiers ont été fondamentaux lors de la création de leur groupe « Initiatives Sanitaires contre l’Avortement dans des Conditions à Risque », et du lancement d’une recherche sur les raisons de l’augmentation de 47% du taux de mortalité maternelle en 2001. Le résultat a été, en plus de la publication d’un livre qui décrit les conséquences d’un avortement à risque, la rédaction de normes pré et post avortement afin d’aborder l’augmentation des avortements pratiqués dans des conditions à risque comme un facteur lié à la mortalité maternelle (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004). Pour sa part, au Brésil, le secteur médical s’est montré sensible et actif dans les thèmes de la santé et des droits reproductifs des femmes. La Fédération Brésilienne des Sociétés de Gynécologie et Obstétrique (FEBRASGO) a exercé une influence importante sur l’opinion publique sur les thèmes liés à l’avortement légal, ainsi que sur des associations similaires de médecins dans la région (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004). Sa production de documents sur l’avortement est singulière comparée a celle des autres pays de la région.

Les professionnels de la santé comprennent non seulement les hommes et les femmes médecins, mais aussi les infirmier(e)s, les sages-femmes, les étudiant(e)s en médecine, les métiers de la pharmacie et le secteur informel (vendeurs de plantes médicinales, sorciers, etc.) qui tiennent lieu de fournisseurs. Les métiers de la pharmacie jouent un rôle important dans certains pays, par la vente de produits abortifs ou considérés pour cet objectif (Pick de Weiss,1999).

L’Université / les chercheurs

Les difficultés et les contraintes qui existent dans les pays d’Amérique Latine et des Caraïbes et dans les pays d’autres régions pour l’obtention d’une information précise sur l’ampleur de l’avortement, ses caractéristiques et ses conséquences sont bien connues. La contribution des chercheurs, aussi bien des sciences médicales comme en particulier des sciences sociales, a été vitale pour éclairer des aspects théoriques, méthodologiques, sociaux, culturels, légaux, philosophiques, politiques et éthiques dans la recherche sur l’avortement. La littérature sur le thème montre les apports réalisés par ces acteurs dans la mesure des répercussions de l’avortement; le développement de méthodologies et de techniques innovatrices pour obtenir de meilleures estimations ; la connaissance des caractéristiques et des motifs des femmes qui ont recours à l’avortement ; les conséquences qui y sont associées, en particulier comme résultat des conditions à haut risque dans lesquelles se pratique l’avortement ; la relation entre l’avortement et la contraception ; et l’efficacité et les effets des différentes méthodes abortives. Dans une perspective plus vaste, des thèmes comme le rôle des inégalités sociales, de genre et le rôle des hommes et des autres acteurs dans les décisions reproductives et face à l’avortement ; les circonstances de l’accès aux services hospitaliers de qualité pour l’avortement et son suivi; et les problèmes sociaux, psychologiques et légaux entraînés par les conditions dans lesquelles se pratique l’avortement ont aussi été abordés. De plus, des calendriers de recherche ont été proposés, ainsi que des recommandations pour la production et la mise en oeuvre des interventions dans ce domaine. C’est par ces aspects que les chercheurs ont joué un rôle fondamental dans le débat, en fournissant les résultats de leurs recherches et leurs différents points de vue qui permettent à leur tour une discussion toujours plus large, scientifiquement fondée et objective. Pour preuve de la participation de ces acteurs, la vaste base de références bibliographiques présentée dans cet ouvrage.

Les chercheurs sur le thème de l’avortement dans la région ont historiquement été liés à d’autres acteurs, comme les groupes féministes et les organismes internationaux, dans un travail commun qui a permis aux uns et aux autres de gagner une visibilité dans la présentation des arguments en faveur de la dépénalisation / légalisation de l’avortement et ses implications. Cependant, comme le font remarquer à juste titre LLovet et Ramos (2001), les dimensions politiques et publiques de l’avortement n’ont pas constitué un axe de recherche prioritaire ni systématique dans la région, situation qui reflète en partie l’absence presque totale de la science politique parmi les différents chercheurs et disciplines dans le domaine de la reproduction. On peut ajouter le rôle, bien que réduit, des spécialistes en droit et des avocats, chargés de l’élaboration des lois et de l’exercice de la justice, dont la contribution à l’analyse et à la réflexion sur le droit à la vie à partir d’une conception de la dignité humaine et des droits des individus est extrêmement nécessaire et prioritaire (Rosas Ballinas, 1998; Ugaz, 2000).

Les médias

Les mass médias ont joué un rôle important en tant que lieu du débat public récent. En tant que transmetteurs des différentes opinions sur le thème, ils ont pu doter de visibilité les acteurs et les différentes positions aussi bien en faveur de la libéralisation des lois et la dépénalisation de l’avortement, que les tentatives pour les réformer et les rendre plus restrictives dans le but de sanctionner la pratique de l’avortement en toute circonstance. On peut citer par exemple la diffusion des discussions échevelées sur des cas particuliers liés à l’avortement, comme le cas de Paulina au Mexique, de Rosa au Nicaragua, ou bien les tentatives de réduire les causes qui autorisent l’avortement dans l’État de Guanajuato ou de les étendre dans l’État du Chiapas au Mexique (www.gire.org.mx; López Vigil, 2003).

Pour leur part, les analyses qui ont systématisé le débat public dans la presse nationale de différents pays illustrent la pluralité et la richesse de la polémique, des arguments, des réponses et droits de réponse des différents acteurs (GIRE, 1997; Castillo, 2001; Tarrés Barraza, 1993; Tarrés, 1995; Yam et al., 2005). L’expression du débat sur l’avortement dans les médias est notable, comme le signale Monsivaes, parce qu’elle est une manière de faire du débat public un instrument politique fondamental pour le traitement et les interventions dans les problèmes sociaux et politiques, puisqu’on y retrouve des ponts de compréhension en plus du rôle central qu’elle joue dans la formation de la citoyenneté (GIRE, 2001).

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