Le débat sur l’avortement: positions, opinions, perceptions et arguments

Quelles ont été certaines des conséquences des débats et des actions des différents acteurs sur la législation relative à l’avortement ?

Les acteurs de part et d’autre du débat sur la dépénalisation de l’avortement, principalement la hiérarchie de l’Église catholique associée aux groupes conservateurs organisés d’une part, et le mouvement féministe d’autre part, cherchent à avoir un poids dans le domaine juridique. Les premiers, grosso modo, pour stopper ce qu’ils considèrent comme un danger pour la morale et un attentat à la civilité de la société, et les seconds pour trouver dans l’État une reconnaissance officielle de l’autonomie de la femme, du respect des droits de l’homme et donc des droits sexuels et reproductifs qu’exigent les femmes pour elles-mêmes. Dans cette partie nous présentons quelques exemples des actions des acteurs de part et d’autre du débat qui, comme on l’a vu précédemment, ont eu un impact sur la législation, la politique et les actions concrètes sur la pratique de l’avortement.

Dans la grande majorité des pays de la région, la pensée officielle de l’Église Catholique a une forte influence sur les décisions de l’État et le domaine de la sexualité et de la reproduction n’y échappent pas. Leurs actions vont des efforts pour empêcher l’approbation de législations qui élargissent les lois restrictives sur l’avortement, aux tentatives pour faire établir le droit à la vie dès l’instant de la conception dans les constitutions des pays de la région. D’autre initiatives ont été la coordination des manifestations des groupes contre la dépénalisation de l’avortement, et de limiter et confronter les messages progressistes de santé reproductive dans les médias et dans les institutions privées aux programmes progressistes. Ils cherchent aussi à accroître la visibilité de ces groupes dans les débats publics, à promouvoir des campagnes d’abstinence et contre l’usage du préservatif et à établir et célébrer le « Jour du Non-Né » comme une journée nationale (Gutiérrez, 2002). Comme l’affirment Hardy et Rebello pour le contexte brésilien, « tous ceux qui luttent pour la dépénalisation / légalisation de l’avortement veulent que l’État assume une position laïque et dissocie l’avortement de la religion. On observe cependant que bien que l’Église soit séparée de l’État depuis la Proclamation de la République (1989), elle a le pouvoir d’influencer et souvent de définir la position de l’État, principalement dans les affaires de morale et de sexualité » (Hardy et Rebello, 1996).

Dans un article qui décrit la politique de planning familial du gouvernement chilien depuis 1960, Alexander e Iriarte (1995) signalent que, dans ce pays, l’avortement a été légalisé dans les années trente pour sauver la vie de la femme ou préserver sa santé. Cependant la hiérarchie de l’Église Catholique a fait pression sur le gouvernement pour amender la constitution de 1980 afin de protéger la vie du non-né en interdisant effectivement l’avortement, malgré la reconnaissance du fait que l’avortement se pratique pour protéger la vie de la femme.

En République dominicaine, pays où l'avortement est également totalement interdit, Ferdinand (2001) montre, dans sa brève révision des politiques de santé, que l'avortement est un sujet qui est continuellement passé sous silence dans les stratégies d'intervention en matière de santé, et que les débats dans ce pays autour de ce sujet ont empêché son autorisation  Il mentionne que bien que la proposition de modification de la loi sur la santé présentée en 1991 inclue la dépénalisation de l'avortement thérapeutique, face aux arguments et la forte influence de la hiérarchie de l'Église Catholique, les législateurs ont décidé de l'exclure. L'argument de ces forces sociales pour l’objecter a consisté à considérer que « le concept de santé reproductive pourrait être utilisé pour imposer une éducation sexuelle considérée comme immorale, la dépénalisation de l'avortement et la promotion de la contraception ». Il ajoute que cela a impliqué que l'avortement soit un sujet « non négociable entre les pouvoirs de l'État avec les fondamentalismes religieux…, ce qui a empêché la transformation du cadre juridique sanitaire du pays ».  

Dans la société mexicaine la question de l’avortement a été le centre du débat public à plusieurs moments, face à la présence constante de différents groupes sociaux qui ont insisté sur la nécessité de revoir et d’actualiser les lois qui régulent sa pratique. Cependant ces initiatives se sont heurtées à une forte opposition des acteurs sociaux les plus conservateurs, dont les arguments moraux et religieux ont eu un poids énorme dans le débat public et les arcanes gouvernementales ; cette situation a conduit à ce que la discussion soit constamment évitée et reportée dans les instances qui décident de la politique nationale de santé et dans les organes législatifs (Tarrés Barraza, 1993). Cependant, force est de reconnaître qu’au Mexique, dans les années quatre-vingt-dix, les interventions en matière de santé et de droits reproductifs ont changé de façon positive, en particulier après la CIPD (Conférence Internationale sur la Population et le Développement du Caire). Des instances et des organismes administratifs consacrés aux femmes et à la santé reproductive ont été créés, qui ont compté avec la participation d’organisations de la société civile, et qui sont parvenus à inclure les concepts de droit à la santé, de perspective de genre, d’empowerment des femmes et la notion d’équité dans plusieurs programmes et politiques sociales. Billings et al. (2002) estiment que « les groupes féministes, les universitaires et les ONGs ont intensifié leur lutte pour la reconnaissance des droits reproductifs et leur soutien aux capacités des femmes pour exercer ces droits » (p. 88). Ils ont réussi à rendre plus visible le phénomène complexe de l’avortement et de la violence sur les femmes, par le biais d’initiatives pour modifier les lois et les normes existantes, en publiant des cas individuels et en défendant des femmes comme Paulina, à qui le service d’avortement légal avait été refusé, bien qu’elle ait été victime d’un viol et qu’elle ait suivi le processus légal pour obtenir un avortement (Lamas, 2000). Malgré cela, avec l’arrivée au pouvoir du Parti Action National, d’idéologie conservatrice, beaucoup de ces initiatives n’ont pas prospéré. L’attention auparavant prêtée à la santé et aux droits reproductifs s’est modifiée et s’est orientée sur la grossesse et l’attention à l’enfant. Sur l’avortement, et étant donné que le Mexique est un pays composé d’entités fédérales libres et souveraines, plusieurs tentatives ont eu lieu de la part de groupes opposés à la dépénalisation / légalisation de l’avortement, pour que le droit à la vie dès l’instant de la conception soit reconnu dans les constitutions locales, comme cela a été le cas dans l’État de Chihuahua où l’idée a été approuvée et dans les États de Basse Californie et Nuevo León où elle a été rejetée ; ces dernières tentatives ont été freinées par le rejet des autres partis et surtout par les démarches des groupes féministes (Anonymous, 1998).

En Argentine ce n’est que dans ces dernières années qu’un débat public a eu lieu sur l’avortement, lequel s’est caractérisé par la confrontation entre la pensée officielle de l’Église et le mouvement féministe. En 1994 la Convention Constitutionnelle argentine a été appelée à réformer la Constitution, processus dans lequel le gouvernement s’est uni à la hiérarchie de l’Église Catholique pour mener une campagne agressive dont le but explicite était que la nouvelle Constitution interdise totalement l’avortement. Le président d’alors Carlos Menem a défendu l’insertion d’une clause de défense de la vie dès la conception, ce qui d’après les analystes politiques répondait à deux objectifs: d’un côté, dévier les critiques des évêques sur les taux croissants de chômage et de pauvreté du pays et d’un autre côté pour s’assurer le soutien de la hiérarchie de l’Église et de l’électorat catholique pour les élections présidentielles de 1995 (Gogna et al., 2002; Alanis, 1999). Cette situation a conduit le mouvement des femmes à s’organiser et à être plus actif politiquement sur le thème de l’avortement, et jusqu’à finalement freiner cette initiative. A la place une clause a été approuvée qui instruisait le parlement à mettre en place un régime de sécurité sociale spécial et intégral pour protéger l’enfance en péril, de la grossesse à la fin de l’école primaire, et aux mères durant la grossesse et l’allaitement. Cette tentative de pénalisation totale de l’avortement s’est transformée en une politique sociale sur la protection des femmes enceintes et de la famille, laissant ainsi la porte ouverte pour de futurs programmes de santé reproductive (Clarín Landi, 1994 cité p.130 en Gogna et al., 2002). Malgré la forte opposition de l’Église Catholique et après plus d’un an de débats, une loi a été promulguée qui garantit le libre accès des femmes aux contraceptifs et établit des campagnes pour éviter la grossesse des enfants, l’avortement, les MST et le cancer du sein et de l’utérus (InterPress Third Word News Agency, 2002).

Au Brésil, Rocha (1996) révèle que les modifications relatives à l’avortement débattues au Congrès en 1995 ont dépendu de l’équilibre des forces entre les différents groupes sociaux et politiques qui y sont très actifs. D’un côté, le mouvement organisé des femmes allié aux groupes parlementaires progressistes a présenté des initiatives pour dépénaliser ou légaliser l’avortement, d’un autre côté la position officielle des églises catholique et évangéliste s’est opposé à sa légalisation. Il signale aussi que les débats et leurs développements dans la sphère politique, aussi bien au Congrès que dans d’autres forums nationaux et internationaux, ont finalement généré une réaction hostile aux positions conservatrices et religieuses. Cette réaction, qui répond à la lutte et à la confrontation des mouvements organisés de la société civile, a débouché sur une défense ardue de l’avortement dans les circonstances contemplées par le Code Pénal ; sur la dénonciation du dommage grave à la santé publique causé par la pratique clandestine de l’avortement ; sur la diffusion de l’idée selon laquelle l’avortement est un des droits reproductifs des femmes ; et sur le respect des accords et des engagements issus des Conférences de Population et sur le Développement et de la Femme souscrits par le gouvernement brésilien (Rocha, 1996; Casanova Guedes, 2000). Ce pays a de plus connu d’importants progrès grâce à la labeur continue et intense des mouvements féministes, à la présence des femmes dans des postes clefs du gouvernement liés au secteur santé et des organismes chargés des politiques de population et de la femme, qui à leur tour ont influencé les instances des pouvoirs législatif et judiciaire. La participation active et sensible du secteur médical organisé dans la prestation de services d’interruption légale de grossesse et dans le débat public est également notable. En même temps, force est de reconnaître la visibilité acquise par les groupes conservateurs, tant du domaine médical que législatif, qui ont tenté sans succès de retourner les actions et les changements entrepris par le Congrès (Rayas et Catotti, 20004; Rayas et al., 2004).

Pour leur part, Oliveira et Vianna (1999), dans un article fondé sur deux études menées à bien au Brésil sur les femmes qui avortent, décrivent comment la pression exercée par le mouvement féministe a été décisive pour la mise en place du service d’avortement légal dans plusieurs provinces brésiliennes. Ces forces ont empêché qu’un dispositif légal soit intégré à la Constitution, qui aurait annulé la possibilité de la pratique de l’avortement dans les cas déjà contemplés par le code pénal.

Au Nicaragua, s’il existait sous le gouvernement Sandiniste un large accès aux services d’avortement thérapeutique, c’est un climat politique hostile qui prévaut aujourd’hui pour les droits sexuels et reproductifs et la pratique de l’avortement dans les cas autorisés par la loi. Cela se traduit par un accès très restreint aux services d’avortement thérapeutique, étant données les barrières que dressent l’indéfinition dominante de ce type d’avortement, les démarches bureaucratiques pour son autorisation, les positions religieuses et moralistes qui prospèrent parmi les autorités, la crainte des médecins de possibles représailles et la forte influence de la hiérarchie de l’Église Catholique qui dispose de larges ressources. Le cas de Rosa, déjà cité, illustre bien les conditions actuelles, ainsi que l’influence du mouvement féministe et de certains professionnels de la santé qui ont répondu activement et ont obtenu une interruption de sa grossesse alors même que le système juridique n’avait pas répondu et que le secteur santé refusait de la pratiquer (Reproductive Health Matters 2003; Rayas et Catotti, 20004; Rayas et al., 2004).

Les ONG en Bolivie ont joué un rôle important pour l’information, l’éducation, la formation, les démarches, la défense et les ressources relatives à l’avortement, mais elles ont été affectées par la Loi Bâillon imposée par les États-Unis. Dans la pratique aucune interruption de grossesse n’a été effectuée, en accord avec les lois en vigueur, et le débat public n’as pas été facile, étant donné le climat hostile qui domine sur ce thème. Cependant aussi, comme dans le cas de Rosa, le mouvement des femmes et quelques médecins alliés ont répondu activement et ont contribué à ce que l’avortement de cette petite fille bolivienne violée soit pratiqué alors même que le système de santé s’y refusait (Rayas et Catotti, 20004; Rayas et al., 2004).

En Uruguay, les ONGs à force de longues démarches et de discussions publiques sur l’avortement ont contribué à la construction d’une alliance nationale, pour soutenir le projet de loi sur l’avortement présenté comme faisant partie du Projet de Loi de Défense de la Santé Reproductive, et pour formuler les grandes lignes de la définition de la prise en charge dans les institutions de santé. Cette alliance comprend des acteurs multiples et variés, tels que des organisations médicales, des parlementaires, des partis politiques, des universitaires, des médecins, divers groupes religieux, des syndicats, des réseaux de jeunes et des groupes de défense des droits de l’homme (Rayas et Catotti, 20004; Rayas et al., 2004). Dans ce pays la tâche des médecins qui ont constitué un groupe nommé « Initiatives Sanitaires contre l’Avortement dans des Conditions à Risque » est également remarquable. Ce groupe a effectué des recherches sur les conséquences de l’avortement sur la mortalité maternelle et sur les attitudes des professionnels de la santé sur l’avortement. Le groupe Femme et Santé en Uruguay (MYSU) a documenté ces événements (http://www.chasque.net/frontpage/comision/dossieraborto/cap5_1.htm).

Finalement, signalons que le mouvement pro dépénalisation / légalisation s’est élargi dans de nombreux pays de la région, à travers la construction de réseaux et d’alliances entre les différents groupes d’orientation féministe ou libérale et démocratique, aussi bien à l’échelle nationale que régionale, et d’autres acteurs s’y sont souvent intégrés, comme des médecins, des avocats et des universitaires. A titre d’exemple, on peut citer entre autres : la Campagne du 28 Septembre pour la dépénalisation de l’avortement en Amérique Latine et Caraïbes, le Consortium Latinoaméricain de Contraception d’Urgence, le Comité de Défense des Droits de la Femme (CLADEM), le Réseau de Santé des Femmes Latinoaméricaines et des Caraïbes, la Fédération Latinoaméricaine des Sociétés d’Obstétrique et de Gynécologie (FLASOG) qui a fondé un Comité de Droits Sexuels et Reproductifs, l’Alliance Nationale pour le Droit à Décider (ANDAR) au Mexique, REDSAUDE au Brésil (Rayas et Catotti, 20004; Rayas et al., 2004,http://www.redesaude.org.br, http://www.flora.org.pe, http://www.cidhal.org/cidhalesp.html, http://www.lasdignas.org.sv/quehacemos/programas.php).

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