Conclusion

Considérations finales

Le panorama de l’avortement en Amérique Latine et dans les Caraïbes, présenté dans cette revue de la littérature, montre que cette pratique dans des conditions d’insécurité et à haut risque est évidemment un problème de santé publique. Mais derrière cette conclusion, consensuelle dans la littérature, apparaissent les conditions d’inégalité économique, sociale, ethnique et de genre et surtout les carences dans la revendication et le respect des droits sexuels et reproductifs. Ces conditions se reflètent en effet dans l’accès différencié aux services de santé dans pratiquement tous les pays de la région, puisque le plus souvent, seules les femmes de milieux économiques aisés peuvent payer un avortement sans risque, tandis que les autres le pratiquent de façon peu sûre, ce qui a des conséquences néfastes aux niveaux individuel, familial et dans différents domaines de la société. La problématique de l’avortement relève autant de la sphère subjective et privée des personnes (vie privée, relations de couple, etc.) que de la sphère publique. La pratique de l’avortement s’inscrit donc dans les tâches des institutions de l’État, sanitaires et éducatives et en particulier dans la mise en oeuvre des politiques de santé et de bien-être de la population.

Le cadre juridique de l’avortement dans les pays de la région va de l’interdiction totale de sa pratique, à sa réalisation sur demande de la femme. La majorité des pays latino-américains se situent entre ces deux pôles, et autorisent l’avortement dans certaines circonstances, comme par exemple: si la grossesse met en grave danger la santé ou la vie de la femme, si elle est le résultat d’un viol ou d’un inceste, si le foetus présente des malformations et dans quelques rares occasions, si des problèmes économiques existent. Cependant, même dans les cas autorisés par la loi, des restrictions existent à l’accès à l’avortement, comme l’établissement de délais légaux pendant lesquels la femme peut interrompre une grossesse, l’autorisation d’un ou plusieurs médecins, ou le fait que, pour des raisons morales ou religieuses, ceux-ci se déclarent objecteurs de conscience et se refusent en conséquence à intervenir.

L’avortement est par exemple autorisé dans les cas de viol ou d’inceste dans une dizaine de pays de la région. Cependant, même dans ces circonstances, le droit à l’avortement est méconnu des instances judiciaires, et les autorités médicales freinent souvent sa réalisation. Les cas de Paulina au Mexique et de Rosa au Nicaragua, à qui les autorités ont interdit d’interrompre leur grossesse issue d’un viol, en sont des exemples dramatiques. Le respect de cette circonstance et des autres causes légalement possibles d’avortement nous conduit à nous interroger sur la pertinence des législations restrictives ou permissives dans ce domaine, qui ne se traduisent pas toujours par des situations concrètes.

Tout ceci met en lumière l’existence d’obstacles de type institutionnel mais aussi moral, qui font de l’avortement, même autorisé, un droit de jure et non de facto, c’est-à-dire un droit qui n’est ni autorisé ni exercé par les femmes. D’autre part, au refus des médecins ou des associations de médecins de pratiquer des avortements légaux ou de traiter les complications d’interruption de grossesse, s’ajoute le mauvais traitement voire la délation du personnel sanitaire que subissent les femmes. Malgré tout, dans certains pays de la région, les médecins, conscients du besoin de garantir un accès aux services de santé de qualité où soient pratiqués des avortements à toutes les femmes qui le veulent, ont impulsé des changements dans les lois, et le développement de programmes de soins post-avortement.

Les restrictions et les interdictions légales et institutionnelles citées constituent aussi une nette violation des droits sexuels et reproductifs des femmes, reconnus dans des conférences internationales comme celle du Caire (1994) et celle de Beijing (1995). De la même manière, de tels obstacles révèlent une forte domination masculine sur la vie sexuelle et reproductive des femmes, ainsi que la volonté délibérée de maintenir un puissant contrôle social sur elles, tant dans le couple que dans la famille et dans la société. En ce sens, le titre de l’oeuvre de Ortiz-Ortega (2001) “Si los hombres se embarazaran ¿el aborto sería legal?” (Si les hommes étaient « enceints », l’avortement serait-il légal ?) est très significatif. La question renvoie aux attitudes qu’auraient les hommes si c’était eux qui contractaient une grossesse ou affrontaient la responsabilité d’une grossesse non prévue ou non désirée. Cela renvoie aussi aux décisions qu’ils prendraient en matière de lois et de normes sanitaires pour réguler l’avortement.

Malgré la rareté des recherches dans la région sur la participation des hommes à l’avortement, l’information disponible confirme l’importance de leur rôle dans cette pratique. Ils peuvent évidemment déterminer la décision d’interrompre ou de poursuivre une grossesse dans un couple, où les rôles masculins et féminins se manifestent avec une intensité toute particulière. La subordination des femmes aux hommes est encore très ancrée dans les sociétés conservatrices, comme celles de la majorité des pays latino-américains. De même, le poids de la relation affective et amoureuse d’un couple, tout comme le type de relation conjugale existant explique en grande mesure l’implication de l’homme dans la décision d’avorter ou non.

Dans la sphère publique, l’interdiction de l’avortement n’empêche pas sa large pratique. Au contraire, elle encourage des avortements dans des conditions peu sûres et avec des risques pour la santé et même la vie des femmes. Comme on l’a dit, les conséquences de l’avortement sont souvent graves pour celles qui ont peu de ressources et qui, pour cette raison, sont contraintes d’avorter dans des conditions inappropriées. En revanche, même dans les pays où l’avortement es illégal, il existe toujours un “marché parallèle” qui permet aux femmes d’avorter dans de meilleurs conditions d’hygiène et de sécurité et avec un personnel qualifié, mais à des prix extrêmement élevés, que ne peuvent donc payer que les femmes d’une classe sociale privilégiée. C’est pour cela que, comme l’indique à juste titre Langer (2002), “une société qui admet que certaines de ses femmes aient accès à un avortement sans risques ni difficultés, tandis que d’autres risquent les (plus grands) dangers, n’est pas une société démocratique ».

Comme dans d’autres parties du monde, des groupes divers et variés de la société civile latino-américaine luttent en permanence pour l’amélioration des conditions d’accès à l’avortement, au nom des droits sexuels et reproductifs, en particulier de l’autonomie et du droit des femmes à décider de leur reproduction. Ils luttent aussi pour l’élimination des restrictions imposées aux droits des femmes, qui prétendent se justifier par le respect du droit du nouveau né ou le droit des hommes à la paternité. Les débats sur ces positions ont été nombreux. Ils sont le plus souvent lancés par des mouvements en faveur du droit au libre arbitre des femmes. Y participent de manière croissante des professionnels et des responsables de systèmes sanitaires, conscients des conséquences de l’avortement à risque sur la santé et la vie des femmes.

D’autres forces politiques et des groupes conservateurs épaulent la hiérarchie catholique dans le maintien d’une campagne permanente pour interdire l’avortement en toute circonstance, au nom de la défense du droit à la vie du “non né”. Cependant, même au sein de l’Église Catholique –hégémonique en Amérique Latine-, différentes positions coexistent. Tous les catholiques ne sont pas contre la décision d’interrompre une grossesse. Par exemple, l’ONG ‘Católicas por el Derecho a Decidir’ rappelle que le droit des femmes à choisir la solution reproductive qui leur convienne le mieux est compatible avec les principes essentiels du catholicisme, comme la liberté de conscience. Celle-ci ne concerne pas que les professionnels de la santé, c’est aussi un droit de toutes les femmes de décider de leur propre corps.

Les conséquences de l’avortement à risque en Amérique Latine et dans les Caraïbes sont multiples. L’interruption de grossesse reste l’une des principales causes de la mortalité maternelle élevée dans de nombreux pays de la région. Mais, même quand les complications ne sont pas fatales, les séquelles sont fréquentes, et vont de douleurs chroniques à la stérilité. L’avortement peut aussi poser des dilemmes éthiques et moraux aux médecins et autres personnels de santé, qui doivent par exemple choisir entre répondre à une demande d’avortement, de façon clandestine ou en déguisant sa pratique, ou permettre la poursuite de la grossesse, bien qu’elle ne soit pas désirée. D’autre part, les positions des médecins sur l’avortement sont en générales opposées, puisque tandis que certains se concentrent sur le problème de santé publique que constitue l’avortement à risque, d’autres privilégient leurs propres convictions morales qui peuvent être contraires à une telle pratique. L’avortement réalisé dans des conditions inadaptées a également un coût élevé pour les systèmes sanitaires, dont le budget est grévé par les soins des complications issues de cette pratique, et qui impliquent aussi une charge de travail supplémentaire pour le personnel médical.

Un autre aspect à peine abordé par la littérature passée en revue concerne les coûts sociaux et familiaux de l’avortement à risque. La mort et le handicap physique d’une mère suite à un avortement mal fait; la stigmatisation sociale que doit affronter une femme dans un procès ou lorsqu’elle est incarcérée pour avortement; les effets psychologiques d’une interruption de grossesse dans des conditions traumatisantes en sont des exemples notables. Le fait de refuser l’avortement à une femme et donc de lui imposer un enfant d’une grossesse non désirée peut aussi avoir des conséquences.

L’avortement illégal se pratique dans beaucoup de cas avec des méthodes à haut risque pour les femmes, et le recours à ces méthodes, comme l’affirme Langer-Glass (2003), est le reflet de leur désespoir lorsque le manque de ressources les oblige à avorter dans ces conditions. Les conséquences de l’avortement sont aussi étroitement liées aux méthodes utilisées. Dans les pays de la région, où une immense majorité des avortements sont clandestins, les femmes utilisent des méthodes traditionnelles comme les plantes, les produits chimiques, l’introduction d’objets dans l’utérus, ou bien à l’ingestion de médicaments, parmi lesquels le (Cytotec), très largement utilisé au Brésil. L’efficacité de ce produit, dont l’utilisation est chaque jour plus répandue et acceptable, est relativement correcte à une posologie adéquate. Même si l’usage du misoprostol est incorrect, les complications sont finalement moins graves qu’avec d’autres méthodes. D’après Blanchard et al. (1999), l’utilisation de ce médicament à des fins abortives est sûre et efficace, ce qui a contribué à réduire la mortalité maternelle liée à l’interruption de grossesse.

D’autre part, l’interdiction de l’avortement a eu pour effet une activité de recherche insuffisante sur ce thème, puisque les données empiriques existantes sont encore partielles, fragmentées et ambiguës. Il est encore difficile d’avoir une vision globale de la pratique, de mesurer son incidence, de connaître les caractéristiques et les conséquences de sa réalisation, puisque le caractère clandestin de l’avortement dans la région favorise un sous-enregistrement. Malgré tout, des études ont été réalisées de manière ponctuelle auprès de populations spécifiques ou de femmes hospitalisées pour des complications suite à un avortement, qui constatent la fréquence élevée et la forte incidence de cette pratique, comme le signale aussi l’Organisation Mondiale de la Santé dans des publications sur l’avortement à risque dans le monde. Face aux difficultés qu’implique l’obtention de mesures précises et détaillées sur la situation de l’avortement et de son évolution dans le temps –deux aspects essentiels pour la compréhension du phénomène et l’impact des programmes liés-, différentes techniques sont utilisées. Certaines d’entre elles sont plus sophistiquées et ont été développées pour améliorer la mesure de différents aspects du phénomène, comme les caractéristiques des femmes qui avortent, les conditions ou les conséquences de cette pratique. Cependant, l’utilisation de méthodes sophistiquées, qui fournissent en principe de meilleurs niveaux de précision, ne garantit pas que les estimations obtenues soient plus proches de la réalité. C’est pourquoi, comme le signalent plusieurs chercheurs, la meilleure solution est de combiner des méthodes et des sources d’information différentes pour estimer l’incidence ou d’autres aspects de l’avortement. Cela permet entre autres de comparer les résultats obtenus par différentes techniques et méthodologies et de connaître ainsi avec plus de certitude et de fiabilité de l’information. Dans le cas de l’Amérique Latine et des Caraïbes, il faudrait aussi établir des méthodologies et des critères de classement et de collecte des systèmes d’information communs sur cette question de la pratique de l’avortement, ce qui permettrait de réaliser des recherches susceptibles de fournir une vision globale et comparative du phénomène dans la région.

Les motifs de recours à l’avortement sont très divers et dépendent du contexte et des conditions de la femme qui a besoin d’interrompre une grossesse. Les femmes peuvent vouloir avorter dans différentes étapes de leur vie pour limiter leur descendance ou pour espacer les naissances. Cela peut aussi être le cas si elles n’ont pas encore d’enfants et souhaitent éviter que l’exercice de leur sexualité ne débouche sur une grossesse non désirée, en particulier chez les jeunes et les adolescentes dont l’accès à la contraception est limité et difficile. Dans d’autres cas, l’avortement est une solution face à une grossesse imprévue due un échec de contraception, à l’utilisation incorrecte de ces méthodes, à un rapport non protégé, ou aux difficultés qu’ont beaucoup de femmes pour négocier avec leur partenaire la prévention des grossesses et des maladies sexuellement transmissibles (MST). D’autres causes de grossesses non désirées et d’avortements sont le viol et l’inceste, de graves manifestations de violence contre les femmes, mais un phénomène généralisé dans la plupart des pays de la région.

Les femmes les plus jeunes sont particulièrement vulnérables face à ce genre de violences. On sait aussi que dans certaines circonstances, la grossesse et l’avortement chez les adolescentes peuvent être des évènements traumatisants d’un point de vue biologique, social et sanitaire, en particulier pour celles des secteurs les plus pauvres et de plus faible niveau de scolarité. Ils sont aussi une cause importante de morbidité et de mortalité maternelles chez les jeunes. Cela montre bien le manque d’accès aux services de santé reproductive et donc de conditions permettant que les adolescentes et les jeunes exercent leurs droits.

Le fait que, dans certains pays latino-américains, l’avortement soit une pratique qui s’observe plus fréquemment chez les femmes de niveaux d’instruction les plus élevés, est un des résultats les plus notoires de la révision bibliographique. C’est même encore un recours important pour beaucoup de celles qui ont accès à une “offre” plus diversifiée et large de méthodes contraceptives. Il est aussi important de souligner que la pratique est plus fréquente dans des contextes urbains, ce qui semblerait obéir aux changements culturels et aux conditions de vie dans les villes, en particulier en matière de régulation de la fécondité, c’est–à-dire des contextes où l’on suppose qu’il y a accès à une offre plus diversifiée, plus large et plus accessible de méthodes contraceptives. Cependant, c’est également un indice de la rareté des études sur ce thème en milieu rural.

L’avortement a joué un rôle important dans la transition de la fécondité dans plusieurs pays. Il peut être un moyen de réguler la fécondité lorsqu’il se substitue aux méthodes contraceptives ou leur est complémentaire, par exemple, en cas d’échec de la méthode. Cette situation est souvent due à une disponibilité insuffisante de contraceptifs, à cause des carences et des inadéquations des programmes de planning familial ou lorsque les méthodes employées ne sont pas efficaces, comme c’est souvent le cas avec les méthodes naturelles. Cela peut aussi être du à un usage incorrect des méthodes traditionnelles ou modernes. La contraception d’urgence est extrêmement utile dans ces cas-là. Cette méthode est particulièrement adaptée pour les femmes qui ont des rapports sexuels irréguliers ou imprévus, comme c’est souvent le cas chez les plus jeunes. Bien que la contraception d’urgence ne soit pas suffisamment répandue en Amérique Latine, le Mexique et d’autres pays de la région l’ont inclue dans leurs normes liées au planning familial, ce qui encouragera l’utilisation de la méthode, à laquelle les franges conservatrices attribuent sans aucun fondement des vertus abortives. Une formation plus grande et de meilleure qualité reste encore à fournir aux prestataires de santé sur la sécurité et les bénéfices de cette méthode.

La forte prévalence de l’avortement reflète le souhait des femmes de réguler leur fécondité, souhait auquel les programmes de planning familial ne répondent pas toujours de façon appropriée, ni adaptée à leurs besoins.

Quelques recommandations

Nous sommes convaincues que la diminution de la pratique de l’avortement dans des conditions à risque, et des conséquences que l’on a décrites dans les différents chapitres, est principalement une question de volonté politique. Pour y parvenir, il est primordial de sensibiliser les différents secteurs de la société, en particulier les responsables des politiques et des programmes, pour l’exercice des droits sexuels et reproductifs des femmes. Des actions doivent aussi être menées pour créer une plus grande conscience des risques qu’impliquent les avortements à risque et pour pouvoir ainsi éviter que ne perdure une telle pratique. Le passage de l’acceptation théorique et dans le discours des droits reproductifs à l’établissement des conditions qui garantissent leur respect est nécessaire et urgent. De même, les efforts doivent être redoublés contre la violence exercée envers les femmes, en particulier la violence sexuelle, et leur droit à l’avortement quand elles ont été victimes de rapports sexuels sous la contrainte doit être reconnu.

Face aux politiques publiques orientées vers une réduction de la croissance de la population, et face au nombre croissant de femmes qui souhaitent avoir des familles de tailles plus réduites, on ne prête en général qu’une attention limitée à certaines questions. Pourtant il est indiscutable ainsi que les objectifs de ces politiques ont été atteints, en plus ou moins grande mesure, grâce à une large pratique de l’avortement dans de nombreux pays de la région. Cette pratique a bien sûr un coût considérable pour la santé, la sécurité, l’intégrité et la dignité des femmes, qui se répercute aussi sur leur famille et sur la société, en raison des conditions souvent précaires de réalisation des avortements.

Malgré les progrès des services de planning familial et la plus grande disponibilité des méthodes contraceptives modernes, des grossesses non désirées et imprévues surgiront toujours, comme c’est le cas dans les pays développés. De nombreuses femmes continueront ainsi à avorter pour contrôler leur fécondité. Cette réalité nécessite que la pratique de l’avortement se fasse dans les meilleures conditions possibles. La fin d’une grossesse ne doit pas être une expérience traumatisante qui met en danger la santé et la vie de la femme, comme on l’a observé dans les pays où le procédé est illégal et donc souvent pratiqué par un personnel non qualifié dans un contexte insalubre. L’avortement doit être un procédé sûr, ce pour quoi il faut entreprendre toute une série d’actions, comme celles qui sont suggérées ci-dessous.

Il est très important d’élargir l’accès au planning familial et d’améliorer les programmes correspondants pour qu’ils répondent aux besoins des femmes et des hommes, y compris des adolescent(e)s. Il faut aussi revoir la qualité de l’information, de l’éducation et du conseil, et la prise en charge proposée dans les centres de santé, pour parvenir à inclure des interventions en planification familiale, dans les programmes destinés les femmes qui, pour différentes raisons, n’utilisent pas de méthode contraceptive.

L’introduction et la diffusion de méthodes plus adaptées pour la prévention des grossesses ou leur interruption, comme le misoprostol et la mifepristone, permettront de proposer des choix plus efficaces aux femmes et de réduire ainsi en grande partie le nombre d’avortements à risque. La contraception d’urgence, comme méthode préventive qui n’est pas stigmatisée pour des propriétés abortives comme c’est le cas pour d’autres méthodes, est particulièrement prometteuse pour les femmes, en particulier pour les jeunes, pour les raisons déjà décrites.

Un autre aspect à relever est la mise en place de programmes de soins post avortement dans les services de santé reproductive. L’expérience de plusieurs pays montre que ces programmes peuvent améliorer nettement la qualité du service envers les femmes victimes de complications d’avortement, puisqu’ils comprennent souvent, entre autres, l’application de techniques à l’efficacité reconnue, comme l’aspiration manuelle intra-utérine. L’emploi de ces techniques est positif pour les patientes mais il contribue également à réduire les coûts des soins médicaux et à encourager la pratique contraceptive post-avortement. Ce dernier point est extrêmement important pour éviter la répétition des avortements, avec toutes les conséquences que cela implique pour les femmes ayant interrompu une ou plusieurs grossesses.

Le succès de ces programmes implique cependant la formation des médecins mais aussi et surtout des infirmières et des sages-femmes. Mais la prise en charge de l’avortement et de ses complications va plus loin. Elle suppose la révision et l’abrogation des législations et des normes, pour ne pas sanctionner les femmes qui avortent et les professionnels de la santé qui pratiquent les avortements de façon sûre: le cas contraire, on l’a dit, ne fait que favoriser l’avortement à risque.

Dans le cas des adolecent(e)s il faudrait, au niveau des systèmes sanitaires, mettre en place des programmes qui répondent à leurs besoins sexuels et reproductifs, pour éviter dans la mesure du possible les grossesses imprévues et non désirées dans ce secteur de population, et réduire ainsi substantiellement leur “besoin d’avorter”, tout en évitant les IST. Etant donné la réduction de l’âge où débutent les relations sexuelles et leur plus grande fréquence hors mariage, les jeunes femmes représentent la population avec la plus grande vulnérabilité sociale et donc aux risques les plus élevés. Cette situation explique largement l’augmentation des avortements chez les adolescentes, qui se pratique de façon clandestine et à risque étant donné leur manque de ressources, avec une forte probabilité de souffrir de complications. Il faut aussi encourager une mentalité et une attitude plus tolérante sur la sexualité juvénile et sur les grossesses hors mariage, puisque c’est réalité indéniable. Il est important de sensibiliser les jeunes, en particulier les hommes, à la nécessité d’utiliser des méthodes préventives lors de leurs rapports sexuels.

De même, les obstacles et les circonstances qui limitent le droit des femmes à décider librement de leur reproduction doivent être abolis. Il faut pour cela encourager des attitudes plus ouvertes envers la sexualité et le planning familial; améliorer l’éducation sexuelle des femmes et des hommes dans les écoles et au sein de la communauté, et rechercher une plus grande égalité entre les sexes. Il faut aussi favoriser la responsabilité partagée de la pratique contraceptive et de la charge des enfants entre les hommes et les femmes, et promouvoir une plus grande écoute du personnel sanitaire aux préoccupations des femmes.

Bien que la pratique de l’avortement en Amérique Latine et dans les Caraïbes suscite un intérêt chaque fois plus grand parmi les chercheurs de la région, la recherche sur le thème reste insuffisante pour une connaissance en profondeur du phénomène. La majorité des études ont été réalisées dans des contextes urbains et souvent dans des hôpitaux. Elles reflètent donc de façon partielle la situation de l’avortement dans cette partie du globe. Reste à élargir la recherche sur le sujet, pour produire une plus grande connaissance intégrale sur des aspects de l’avortement et sur ses conséquences sanitaires et sociales. Cette connaissance pourrait contribuer à sensibiliser les législateurs, les responsables des systèmes de santé publique et les personnes chargées de rendre la justice sur le besoin urgent de réformer le cadre légal et les normes sanitaires qui régulent cette pratique. Cette tâche représente une responsabilité urgente qui doit être abordée avec rigueur depuis l’université, avec d’autres professionnels et secteurs activement concernés par la problématique de l’avortement. Pour y parvenir, il faut financer des recherches sur la prévalence, les caractéristiques et les conséquences de l’avortement dans les différents pays de la région, dont les résultats soient représentatifs pour chacun d’entre eux. De même, il faut appliquer de meilleures techniques d’enregistrement dans les institutions de santé pour avoir une information plus fiable sur l’ampleur et les caractéristiques de la morbimortalité maternelle liée à l’avortement dans la région.

Étant donné la complexité de la problématique de l’avortement, l’approche doit être multidisciplinaire pour une meilleure compréhension du thème. Cela permettrait de compter avec les éléments suffisants pour élaborer des propositions et des initiatives qui contribuent entre autres à dépasser la paralysie issue de la cristallisation de positions opposées et conflictuelles sur l’avortement. Le débat public sur l’avortement est nécessaire et peut beaucoup apporter pour comprendre le sujet. Mais il doit s’appuyer sur une information scientifiquement rigoureuses et large, pour aider la formation de jugements de valeur qui permettent de concevoir des interventions publiques et d’organisations non gouvernementales orientées vers la diminution du nombre d’avortements à risque et donc des conséquences de cette pratique.

Nous supposons et surtout nous espérons que le panorama présenté dans ce travail, plein de questionnements et d’inquiétudes, motivent les dirigeants des pays de la région à revoir et à modifier le cadre législatif en vigueur sur l’avortement, et les politiques publiques et les actions des programmes en matière de santé reproductive, en particulier celles qui sont liées à la pratique de l’avortement et au planning familial.

Une des caractéristiques qui définissent un État démocratique est le respect des droits de l’homme, dont les droits sexuels et reproductifs font partie. Le plein exercice de ces derniers droits implique différentes actions. Parmi elles, garantir l’accès universel aux services de santé reproductive de qualité, promouvoir l’égalité des genres et l’égalité sociale, comme le prévoient les engagements internationaux qu’ont souscrits presque tous les pays d’Amérique Latine et des Caraïbes et du reste du monde. C’est pour cette raison qu’on attend d’un état démocratique qu’il satisfasse les demandes de toutes les femmes en matière de santé reproductive. Cependant, la question que Dixon-Mueller (1990) a posé il y a plus de dix ans est toujours d’actualité: Pourquoi la majorité des femmes des pays en développement risquent encore leur vie ou souffrent si fréquemment de graves conséquences pour leur santé par le simple fait de réguler leur fécondité, alors que c’est à l’État de leur proposer des services de santé sûrs et accessibles ?

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