Face au climat politique extrêmement conservateur de la région,
et étant donné l’influence énorme et croissante
de la hiérarchie de l’Église Catholique et des groupes
de droite, associée à une plus grande participation de
la société civile, l’avortement, comme le signale
Htun (2003),
est un des thèmes politiques les plus épineux et les plus
polarisés auxquels sont confrontés les démocraties
encore titubantes des différents pays de la région. Dans
ce débat les domaines de la sexualité et de la reproduction
et les limites entre la vie intime et privée des individus et
la sphère publique sont en jeu.
Malgré le fait que ce débat soit déjà vieux de plusieurs décennies, son intensité et ses répercussions en termes d’actions et d’interventions de la part des différents acteurs varient en fonction des pays. Dans certains d’entre eux ce débat et donc ses conséquences paraissent très limités ou même inexistants si l’on considère les publications sur le sujet, par exemple au Guatemala, tandis que d’autres pays brillent par l’intensité et la permanence du débat, comme c’est le cas au Brésil et au Mexique. Cette situation obéit dans une large mesure au contexte politique et idéologique spécifique des pays et au poids et aux orientations qu’y acquièrent les forces sociales qui influencent le plus les modifications législatives et les actions de l’État relatives à l’avortement.
Le point le plus insistant du discours des acteurs et des instances qui se manifestent contre la dépénalisation et/ou la légalisation de l’avortement tient dans l’idée selon laquelle la vie du produit doit être protégée dès l’instant de sa conception, et c’est la reconnaissance au niveau constitutionnel de la protection de la vie du non-né qui est principalement recherchée. Pour les acteurs sociaux qui luttent pour la légalisation et la dépénalisation, le centre d’attention a évolué : on ne parle plus uniquement de l’avortement comme d’un problème de santé publique et d’injustice sociale, et l’on met plutôt l’accent aujourd’hui sur la problématique des droits de l’homme, des relations de pouvoir entre les sexes et, comme le signalent Lamas et Catholiques pour le Droit de Décider, du droit à la liberté de conscience, qui implique le respect des croyances et des valeurs des personnes, qu’elles professent ou non une religion (Lamas, 2003). Ces droits sont à leur tour liés au besoin de limiter et de redéfinir les interventions de l’États dans les décisions qui touchent à la sexualité et à la reproduction et qui correspondent au domaine de la vie intime, privée et individuelle. C’est dans ce sens, que les concepts de démocratisation et citoyenneté s'incluent comme faisant partie du mouvement féministe.
Il est intéressant de noter que l’ampleur de la défense du droit à l’avortement dans les limites imposées par les législations locales (et même comme exigence au-delà de la situation légale), comprend les instances internationales liées aux Nations Unies qui ont ratifié la perspective de droits de l’homme sur l’avortement. Certaines d’entre elles sont citées par Hessini (2005), comme le Comité des Droits de l’Homme, le Comité des Droits Économiques, Sociaux et Culturels, le Comité pour l’Élimination de Toutes les Formes de Discrimination contre la Femme (CEDAW) et le Comité des Droits de l’Enfance. La CEDAW explique par exemple que le fait de laisser de côté les soins à la santé sur des aspects qui ne concernent que les femmes est une forme de discrimination à leur encontre, et que les gouvernements ont l’obligation de résoudre ces situations. Ce comité a par exemple enjoint le gouvernement chilien à « considérer la révision et l’abrogation des lois sur l’avortement, en particulier pour pourvoir des avortements sans risque et permettre l’interruption de grossesse pour des raison thérapeutiques ou pour la santé de la femme, santé mentale comprise » (p. 92) (Hessini, 2005). Le soutien de ces instances est important pour la légitimité du discours progressiste sur le droit à l’avortement sans risque.
Ce discours est complété par des arguments de santé publique lorsque les conséquences des lois, des politiques publiques et des programmes existants sur les droits de l’homme et en particulier des femmes sont relevées.
Notons aussi que même dans les pays où l’avortement a été dépénalisé, sa pratique présente des problèmes. La dépénalisation n’est pas suffisante si elle ne s’accompagne pas de dispositifs légaux et des services qui répondront à la demande et traiteront les conséquences de sa pratique dans des situations à risque, ainsi que de programmes éducatifs et l’accès à des services intégraux, adéquats et de qualité de santé reproductive. Plus encore, l'accent doit aussi être sur les normes et démarches bureaucratiques qui constituent pour les femmes des barrières d’accès à l'avortement quand il est autorisé.
C’est dans ce contexte que la participation active du mouvement féministe en faveur de l’élargissement de la législation et de la dépénalisation de l’avortement, et en tant qu’appui à la régulation de à la prise en charge de l’avortement dans les services de santé, a été fondamentale pour l’obtention des résultats qu’on a vus. Ortiz Ortega (2002) attire l’attention en plus sur l’importance qu’acquiert ce mouvement, en particulier depuis les années quatre-vingt-dix, dans les pays qui vivent une transition démocratique, comme le Mexique.
On observe aussi, plus récemment et dans certains pays de la région, une plus grande mobilité et un plus grand engagement social d’autres acteurs, en particulier des professionnels de la santé, sur la problématique de l’avortement. Cette mobilité est souvent le résultat de l’intérêt de la société civile à engager ce secteur dont le rôle est primordial pour la prise en charge de l’avortement et ses conséquences. Les tensions entre l’éthique professionnelle et parfois même les normes, et les convictions personnelles de ceux qui travaillent dans le secteur de la santé sont des éléments fondamentaux à prendre en compte pour penser ou discuter de l’avortement. C’est pour cette raison, par exemple, que le pouls de ces professionnels (reflété dans les enquêtes) est d’un grand intérêt, ainsi que les publications qui orientent la réflexion sur l’avortement comme un dilemme dans leur domaine professionnel. On peut citer à titre d’exemples de ce type de documents: El drama del aborto (Le drame de l’avortement), des docteurs Faúndes et Barzelatto (2005), et Ética médica laica (Éthique médicale laïque), du docteur Pérez Tamayo (2002). Non seulement il existe toute une gamme d’enquêtes et d’études sur les connaissances, les attitudes et les perceptions des praticiens, mais des recommandations ont aussi été présentées et publiées pour approfondir le travail avec ce groupe (Dabash et al., s.f.; Ramos, 2005). Certaines de ces recommandations incluent la sensibilisation des professionnels de la santé sur les thèmes du genre et du droit des femmes, ainsi que des conséquences des avortements à risque, la diffusion de la législation sur l’avortement dans leur région, la quête d’un avortement autorisé par la loi et effectivement octroyé, et la poursuite des recherches et des démarches de défense avec ce secteur.
De la même façon que pour le secteur médical, de nombreuses enquêtes ont été appliquées à d’autres secteurs de la population, y compris la population ouverte, dont les résultats varient dans le temps et selon les pays. Elles révèlent en général un appui à certains types d’avortement, comme dans les cas de protection de la vie et de la santé de la femme et des grossesses issues d’un viol. On peut cependant affirmer que de nombreuses analyses sur ces études montrent la prédominance des inégalités entre les genres dans les sociétés de la région, puisque les raisons de recourir à l’avortement qui sont liées à l’autonomie de la femme et ses décisions reproductives ont un poids bien moindre. Notons que plus le niveau d’éducation de la population interrogée est élevé, plus les restrictions imposées à l’avortement par l’opinion publique diminuent. Les résultats des enquêtes indiquent aussi la nécessité d’une plus grande divulgation de la situation légale de l’avortement dans les différents pays de la région.
Malgré quelques avancées dont la littérature rend compte et une plus grande participation d’autres secteurs comme celui de la santé, il faut aussi noter l’élargissement des forces sociales contre la légalisation et la dépénalisation de l’avortement au niveau national et régional. Celles-ci peuvent aussi se targuer, comme on l’a montré dans ce chapitre et le précédent, de certains succès aussi bien dans le discours que dans les faits.
La société civile
organisée a joué un rôle
indéniable dans le débat sur l’avortement. Ses apports sont
visibles dans le progrès et l’approfondissement des arguments sur
le thème, ainsi que dans les succès de fait documentés dans
la région. La souplesse des discours de défense est décrite
dans la littérature; l’intégration de l’avortement
au thème des droits de l’homme, les arguments sur la recherche d’équité et
d’égalité, ainsi que les liens entre avortement et pauvreté –face
aux priorités internationales des Objectifs de Développement du
Millénaire en sont la preuve. Relevons de plus que la littérature
a rendu compte des occasions au cours desquelles cette même société civile
a pris fait et cause et même résolu des cas difficiles comme celui
de Rosa au Nicaragua par ses propres moyens. Les liens entre les divers secteurs
de la société et le mouvement international à ces moments
cruciaux créent un écho qui fonctionne en un sens comme protection
pour des positions qui à d’autres époques auraient pu provoquer
des représailles.
Les nouvelles technologies, comme les médicaments abortifs, annoncent
elles aussi de nouvelles ères pour la défense de l’avortement.
Le passage de l’interruption de grossesse de la sphère publique à la
sphère privée transforme le rôle des féministes et
leur confère un poids différent pour éviter que ce mouvement
ait lieu sans remettre en question les relations de pouvoir entre hommes et femmes
(p. 34) (Ortiz en Franzoni, 2002)
Cependant, force est de reconnaître que, comme on l’a vu, les questions sociales de plus grande justice et d’équité sociale et de genre, ainsi que le libre exercice des droits sexuels et reproductifs que demande la population et qui sont une part fondamentale de la citoyenneté moderne, sont des aspects encore peu légitimes et peu intégrés aux actions publiques de la grande majorité des pays de la région. Cela vaut aussi bien pour l’arène législative que pour le domaine des services de santé relatifs à la pratique de l’avortement.
D’un autre côté, la diminution du rôle de l’État et de ses ressources dans les programmes sociaux, en particulier ceux qui sont liés à la santé reproductive, issue des politiques néolibérales et des programmes d’ajustement structurel, ainsi que de l’imposition des forces du marché, constitue un sérieux obstacle qu’il faut garder à l’esprit pour améliorer les conditions d’accès aux services d’avortement.
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