Virginie TALLIO
Centre d’Etudes Africaines – EHESS
Les médias et les agences humanitaires souhaitant récolter des fonds donnent l’image d’un camp de réfugiés comme étant un lieu où survivraient dans le dénuement le plus total et uniquement grâce à l’aide humanitaire des personnes ayant tout quitté dans une fuite subite et désespérée. Il est nécessaire de dépasser ce cliché et d’étudier la matérialité du camp. Pour cela, une des approches retenues peut être l’étude de l’intégration du camp dans son environnement, dans ce but, il est souvent question des échanges économiques s’instaurant. C’est en effet un premier pas essentiel pour comprendre la réalité du camp. Mais le déplacement de la problématique de l’économie des camps de réfugiés peut aider à en affiner la perception. Si le camp est effectivement une place économique, nous pouvons alors considérer qu’il a certains attraits par rapport à sa « population-cible » qu’il convient d’analyser.
Tout d’abord, nous décrirons les relations économiques prenant place à l’intérieur d’un camp de réfugiés géré par les agences humanitaires : quels sont les mécanismes économiques induits ? Comment ses habitants se procurent-ils les biens nécessaires à leur vie quotidienne, étant entendu que les rations alimentaires distribuées par le H.C.R. sont loin de pourvoir à leurs besoins ? Nous aborderons ensuite la question de l’intégration des habitants du camp dans l’économie locale. De quel type sont les relations économiques prenant place entre ses habitants et ceux des villages et/ou des villes alentour ? Quelle place y occupent les organisations humanitaires ?
Nous élargirons ensuite la discussion en nous penchant sur la place qu’occupe le camp dans la trajectoire socio-économique des réfugiés. Ils ne viennent pas obligatoirement directement dans un camp géré par les organisations humanitaires lorsqu’ils fuient leur pays. Cela est d’autant plus vrai que dans certains cas, la situation de crise perdure depuis plusieurs années sans qu’il y ait eu nécessairement prise en charge des réfugiés par des agences internationales d’aide humanitaire. La venue peut faire l’objet d’un choix réfléchi et s’inscrire dans un parcours que l’on qualifierait pourtant à tort de « migratoire ». Nous nous basons ici sur la distinction classique effectuée entre des parcours dits « migratoires », c’est-à-dire consistant en une recherche d’amélioration de ses conditions économiques, et des parcours dits « d’exil », c’est-à-dire se rattachant à une fuite des conditions politiques du territoire d’origine.
Nous nous baserons pour cela sur deux enquêtes de terrain effectuées pour l’une dans le camp de Nkondo, en R.D.C., qui abrite des réfugiés angolais, et pour l’autre dans la ville de Mbanza-Kongo, en Angola, où est situé le centre de retour des réfugiés ayant habité le camp de Nkondo.
Le camp de Nkondo a été créé en 1999 par le H.C.R. pour accueillir les réfugiés angolais qui avaient traversé la frontière suite à la reprise des combats entre l’U.N.I.T.A. et le M.P.L.A. dans la province de Mbanza-Kongo. Situé non loin de la route n°1 qui relie la capitale Kinshasa au port de Matadi, il prend place dans une région économiquement favorisée par la présence d’infrastructures de transport et des frontières avec le Congo-Brazzaville et l’Angola.
Le H.C.R. a délégué aux agences humanitaires la gestion du camp. L’I.R.C. est le principal opérateur, le P.A.M. assure une distribution mensuelle de nourriture et AIDES, une association congolaise, prend en charge le volet éducatif. Les réfugiés ont donc l’assurance, en arrivant au camp, que les différents aspects de leur vie quotidienne, dans les limites de ce qui est nécessaire à leur survie, sont assurés par les projets et programmes des organisations d’aide humanitaire.
Pour autant, le camp ne constitue pas un endroit où seuls ces programmes ont leur place. Des systèmes parallèles font leur apparition au fur et à mesure que le temps passe, que les réfugiés s’installent pour une période de temps longue, même si elle est limitée, et que des besoins apparaissent. La raison peut en être un besoin vital (ration de nourriture insuffisante par exemple) ou de l’ordre d’une reprise en mains de leur destinée. Si nous prenons l’exemple de la nourriture, les rations caloriques minimum préconisées par les standards internationaux sont loin d’être atteintes, notamment car les financements deviennent de plus en plus rares. De plus, elles ne correspondent pas nécessairement aux goûts des réfugiés.
Dans le camp de Nkondo, un petit marché, situé à proximité des bureaux des agences humanitaires et à quelques mètres de l’entrée du camp, vend de la nourriture et divers biens. Les stands sont tenus principalement par des femmes qui écoulent les produits issus de la récolte de leurs jardins et de leur champ et de la cueillette. Du poisson acheté à la chambre froide de Kimpese, des chikwangues et des beignets confectionnés sur place complètent l’offre. La plupart des vendeurs exposent leurs marchandises par terre, dans des bassines en plastique, quelques unes ont un étal abrité du soleil par une toiture en paille et peuvent disposer leurs produits sur une petite table. La boutique tenue par l’actuel président du Comité des réfugiés est la plus grande échoppe. Elle vend des biens plus sophistiqués : produits de beauté et de toilette, boîtes de conserve, piles, cigarettes, biscuits, bonbons, bobines de fil… tout cela en fonction de l’approvisionnement. Son propriétaire a réussi à accumuler les fonds nécessaires à l’établissement d’un tel commerce : il a tout d’abord vendu des cigarettes ramenés de Kimpese à bicyclette, puis, grâce aux bénéfices accumulés par ce petit trafic, il a pu agrandir son commerce au fur et à mesure et diversifier son offre. D’autres stands tenus par des Congolais proposent des lampes de poche, des ustensiles de cuisine, des vêtements d’occasion. Les jours de distribution de nourriture, le marché est plus animé et les stands sont plus nombreux. Certains réfugiés vendent ou troquent une partie de leur ration alimentaire contre des biens qui ne sont pas fournis par le H.C.R.. Une « guigoz » de farine de maïs se vend 40 francs congolais, un chou de Chine environ 5 à 10 francs congolais. Peu de biens sont vendus à l’intérieur du camp, vu la petitesse de la surface totale de ce dernier. Quelques maisons fournissent des biens de première nécessité, comme l’huile de palme. Elles sont repérables notamment par des bidons sur leurs toits. Les possibilités de se fournir sont diversifiées.
L’agriculture vivrière pourvoie aussi aux besoins nutritionnels des réfugiés. Ce sont les femmes qui en sont principalement en charge et qui cultivent les champs (manioc…). Ceux-ci sont situés à environ une demi-heure, quarante-cinq minutes de marche du camp et se louent auprès des habitants des villages alentour, pour environ 1 000 à 1 500 francs congolais pour une surface de trente mètres carrés. Cette somme se paie avant la récolte et est l’enjeu de négociations entre les réfugiés et les propriétaires fonciers : c’est un des lieux où la distinction entre réfugiés habitant à Nkondo et le reste de la population du district se fait ressentir : ceux-ci sont réputés être aidés, notamment financièrement, par le H.C.R. et donc être en mesure de pouvoir payer un loyer plus élevé.
Les familles peuvent également avoir un jardin où sont cultivés les légumes (oignons, tomates, maïs, piments…), sur des terres à proximité de la rivière. Les « coups de main » sont une pratique commune dans le camp : les adultes partent dans les villages alentour vendre leur force de travail. Cette aide est payée en liquide ou en nature (partie de la récolte, savon, sel, farine de fufu…). La paie est d’environ 200 à 250 francs congolais par jour. Il est beaucoup plus avantageux de travailler dans son propre champ, mais cela permet d’obtenir de l’argent liquide sans vendre sa récolte au marché du camp.
Les organisations humanitaires proposent également des alternatives à la
distribution mensuelle de nourriture. I.R.C. a mis en place plusieurs
programmes pour amener les réfugiés à l’indépendance
alimentaire. Le H.C.R. et le B.P.R.M., une agence d’aide canadienne,
financent des semences d’oignons, de chou de Chine, d’arachides,
d’haricots, de maïs que I.R.C. distribue. Les produits peuvent être
vendus ou consommés et la possibilité d’obtenir de
l’argent liquide a fortement contribué à l’intérêt
développé pour ces cultures. La culture maraîchère
n’étant pas obligatoirement pratiquée par tous les
réfugiés, certains n’étant pas agriculteurs,
l’organisation a préparé des formations de deux jours,
regroupant vingt à quarante personnes qui ont lieu deux à trois
fois par an. Dans le même but, un jardin-pilote a été installé dès
l’implantation du site afin de sensibiliser les réfugiés à la
culture maraîchère. Le produit de ce jardin est distribué par
les services sociaux de I.R.C. aux personnes « vulnérables ».
Les Activités Génératrices de Revenus (A.G.R.) font également
partie du système économique grâce à l’octroi
de crédits. Ils sont distribués pour certaines activités
précises telles que l’agriculture. Les familles doivent
se regrouper par trois. Puis, un crédit leur est alloué.
Le groupe montre le terrain sur lequel il veut semer. Ce terrain a pu
par exemple avoir été négocié auprès
des habitants des villages alentour. L’I.R.C. en mesure la surface
puis donne les semences (qui sont des semences d’arachide) en fonction.
Le remboursement s’effectuera en nature. Une fois que le crédit
a été remboursé à 100%, 70% des semences
leur sont rendues afin d’assurer la prochaine récolte. Les
champs sont sous la surveillance de deux journaliers de l’I.R.C.
Ces différentes opportunités permettent une intégration économique du camp dans son environnement local par deux biais principaux : le marché et la vente de produits en règle générale d’une part, et les relations de travail et l’emploi d’autre part. Elles permettent ainsi une certaine mixité « sociale » par l’entrée de groupes qui ne sont pas étiquetés réfugiés dans l’enceinte du camp puisque le marché attire les habitants du camp mais aussi des villages alentour. Pourtant, ce ne sont pas ces derniers qui constituent la population la plus inattendue dans un tel contexte. Certains commerçants de Kimpese ou même de Kinshasa font le déplacement pour s’approvisionner. Ils sont sûrs de trouver ici certaines denrées rares, telles la farine de maïs distribuée par le P.A.M., à bas prix. Les réfugiés vendent aussi une partie de leur récolte, notamment les oignons, à prix plus bas que ceux du marché : isolés, manquant des infrastructures nécessaires au développement de la force économique, entre autres la facilité de se déplacer, ils ne sont pas en position de négocier. Par exemple, un filet d’oignons se vendant habituellement de quinze à vingt dollars peut être cédé pour dix dollars sur le marché du camp.
Enfin, la monétisation impliquée par ces différents mécanismes économiques joue un rôle dans l’insertion du camp dans son environnement elle donne aux réfugiés l’opportunité de se procurer des biens par la voie « normale », c’est-à-dire par l’achat et non par le don humanitaire. Ils sortent ainsi de leur condition de « réfugié », entendu comme quelqu’un d’assisté. Elle prend plusieurs formes : la vente de produits notamment aux marchands kinois fait partie du fonctionnement économique mis en place par les réfugiés pusqu’ils se consacrent au travail agricole dans la perspective de vendre ensuite leur récolte aux marchands de l’extérieur du camp. Cela a deux avantages : l’assurance de vendre leur récolte en une seule fois et non de façon morcelée, et de recevoir de l’argent liquide en échange, voire même des dollars. De même, ils attendent la distribution de nourriture car elle crée la perspective d’une rentrée d’argent rapide. Ainsi, l’arrêt de la distribution de certains produits ou leur remplacement ne crée pas seulement une modification du régime alimentaire, mais touche aussi les possibilités d’obtention d’argent liquide pour les réfugiés, puisque certains produits comme la farine de maïs et disponibles uniquement lors de la distribution alimentaire mensuelle sont particulièrement appréciés par les commerçants.
La structure sociale du camp est marquée par l’insertion ou non dans une économie monétisée. Il existe une différence entre les personnes qui ont réussi à obtenir un emploi dans le camp (soit par le biais des agences internationales en tant que journalier soit en montant un petit commerce) ou à l’extérieur (en faisant le « coup de main » par exemple) et celles qui ne pratiquent que le troc et sont donc dépendantes des biens disponibles sur le marché du camp pour satisfaire leur demande.
Les petits commerçants sont ainsi un des groupes économiquement avantagés. Même si certains sont obligés de vendre une partie de la ration alimentaire et de leurs récoltes pour vivre, quelques uns arrivent à tirer leur épingle du jeu en mettant sur pied un système de prêt : ils vendent la marchandise à crédit et se font rembourser non en argent mais en nature, particulièrement au moment de la distribution de nourriture organisée par le P.A.M. ce qui leur permet de renouveler régulièrement leur stock de marchandises à moindre frais. En règle générale, le commerce exercé dans le camp reste surtout un revenu d’appoint pour les réfugiés cultivant leur champ ou un jardin. Même les menuisiers et les tailleurs formés par I.R.C. ne se livrent pas à plein temps à ces activités. La faible population du camp ne permet pas le développement d’un marché important, qui est en plus concurrencé par la proximité des villages ou de Kimpese.
Les marchands provenant de l’extérieur du camp ont une
autre fonction. Ils peuvent également ramener des biens que les
réfugiés ne peuvent pas trouver dans le camp. Généralement,
les réfugiés leur fournissent l’argent en totalité ou
en partie, puis ils ramènent la marchandise à leur prochain
voyage. Les déceptions ne sont pas rares. A. B., un des réfugiés
de Nkondo, a complété pendant quelques mois son salaire
d’agent de santé communautaire par un commerce de fripes,
ramené de Kinshasa par une amie congolaise, jusqu’au moment
où celle-ci a disparu, emportant en même temps l’argent
qu’il lui avait confié.
Ces premiers éléments montrent que l’endettement
tient une place importante dans l’économie du camp. Les
réfugiés ne peuvent pas vivre avec la ration du P.A.M.
pour seule source de nourriture et sont obligés d’acheter
de la nourriture à crédit auprès des commerçants.
Ceux-ci se feront rembourser lors de la prochaine distribution de nourriture,
généralement en nature ou bien en argent, même si
cette dernière possibilité reste rare. Les réfugiés
s’endettent à hauteur du montant de la ration alimentaire
qu’ils ont reçu le mois dernier. Ainsi, lorsque le P.A.M.
décide de diminuer la ration sans prévenir au moins un
mois à l’avance, les réfugiés se trouvent
dans une situation de surendettement. Avec la ration reçue, les
réfugiés doivent rembourser les dettes contractées
mais également manger. Celle-ci est insuffisante, les réfugiés
doivent de nouveau s’endetter, et le cercle vicieux est enclenché.
Ce sont généralement les commerçants du camp qui accordent le plus facilement des crédits, très durs à obtenir dans d’autres endroits marchands. Il existe une certaine pression sociale et une « surveillance » des pairs qui rend possible le mécanisme de crédit. Le président actuel du Comité des réfugiés, qui tient la plus grande boutique du camp, est aussi l’un des plus gros débiteurs du camp. Sa position lui permet de savoir quel réfugié, qui lui doit de l’argent, part en Angola, et de pouvoir lui réclamer son dû.
Enfin, le camp et ses environs constituent également une poche de ressources pour les réfugiés, notamment pour ceux désirant rentrer en Angola. Ils se reconstituent financièrement avant de partir afin d’avoir un petit capital pour leur (ré-) installation en Angola en vendant des bêtes ou des biens accumulés pendant le temps passé dans le camp, mais également en achetant avant leur départ des biens dont ils ne savent pas si ils seront disponibles là-bas. Ces relations économiques sont exacerbées par le rapatriement mais elles existent depuis longtemps, les réfugiés échangeant une partie de leur ration alimentaire contre des cossettes de manioc ou des produits non distribués par le P.A.M..
Les habitants du camp ont également une autre possibilité de s’intégrer dans l’économie locale. Les liens commerciaux créés autour de la vente et de l’achat des différents produits constituent un premier pas vers cette intégration dans le tissu économique local. La mise à disposition de leur force de travail en est un deuxième. En effet, le système du « coup de main » a permis à certains réfugiés de trouver un revenu. Ils vendent leur force de travail aux cultivateurs des alentours. Le H.C.R. avait négocié certaines terres arables lors de l’installation du camp mais tous les réfugiés n’ont pas pu en obtenir. Certains ont réussi à négocier avec les propriétaires des villages alentour l’usage de certains terrains, en échange d’un loyer, d’autres en ont été réduits à se louer à des distances plus ou moins lointaines de Nkondo.
Nous voyons donc ici que le camp de réfugiés peut être inséré dans le tissu économique local. Cette étude nous permet d’aller plus loin que les études portant sur le détournement de l’aide humanitaire et d’étudier l’impact de l’arrivée des infrastructures humanitaires à un niveau micro-économique. Nous avons également pu constater que cette insertion peut se faire au prix de relations de dépendance, dans le sens où les réfugiés ne peuvent négocier aucun des biens qu’ils mettent sur le marché, que ce soit leurs produits agricoles ou leur force de travail. Il en reste néanmoins que leur situation n’est pas forcément plus difficile qu’à l’extérieur du camp. De plus, la présence d’infrastructures humanitaires et l’accès à certains biens et services gratuitement est un avantage certain. Si nous tenons pour acquis que le camp peut être considéré comme tenant une place particulière dans la topographie économique de la région, nous pouvons alors émettre l’hypothèse qu’il exerce un pouvoir d’attraction sur la population.
Les réfugiés sont présentés dans les médias comme une population ayant fui leur pays à un moment donné et passant la frontière, leur fuite s’achevant dans un camp, accueillis par les agences humanitaires et trouvant là un havre de paix. La Convention de Genève fournit la définition la plus souvent retenue d’un réfugié : quelqu’un ayant franchi les frontières de son Etat d’origine par crainte de persécutions et qui ne peut pas se réclamer de la protection de ce même Etat. Cette définition est devenue normative et ne rend pas compte des réalités du terrain, dans la mesure où toute personne fuyant son Etat par crainte de persécutions est cataloguée comme « réfugiée », alors que des pans entiers de personnes dans la même situation matérielle ne le sont pas et se voient ainsi déniés tout accès à une aide humanitaire quelconque : les IDPs (Internally displaced persons) par exemple, en sont le cas le plus flagrant.
La définition qu’en donne B. Harrell-Bond corrobore cet état de fait : « Anthropologically, refugees are people who have undergone a violent « rite » of separation and, unless or until they are incorporated as citizens into their host state (or returned to their state of origin), find themselves in transition, in a state of liminality. This betwixt-and-between status may contain social and economic dimensions as well as legal and psychological ones. Moreover, encoded in the refugee label are images of dependency, helplessness, and misery”. Les réfugiés sont ici envisagés comme ayant quitté brusquement leur pays et restant dans un entre-deux, n’appartenant de fait à aucun des Etats, ni d’origine, ni d’accueil, restant dans des conditions matérielles difficiles et de dépendance, en bref, des victimes. La littérature sur les réfugiés oppose également bien souvent les « réfugiés des villes » et les « réfugiés des camps ». L. Malkki, dans son livre « Purity and Exile », base sa théorie de la reconstruction identitaire dans l’exil sur une opposition entre les réfugiés habitant à Mishamo, camp de réfugiés hutu en Tanzanie, qui inventent ce qu’elle nomme une « mythico-histoire », et les réfugiés de Kigoma, ville tanzanienne, qui adoptent des stratégies individuelles pour se fondre dans la population. Par ces définitions, les réfugiés ont une image très victimaire, et leur parcours semble linéaire, de leur lieu d’habitation directement au camp.
A entendre les récits des parcours de fuite recueillis à Nkondo, il semble qu’établir un antagonisme si marqué entre des personnes ayant fui directement leur pays pour rejoindre un camp, et de fait dépendantes de l’aide humanitaire, et des personnes optant pour une intégration dans les villes est peu éclairant sur la place occupée par les camps dans le parcours des réfugiés. Le camp ne constitue pas la seule solution pour des personnes fuyant les combats. Tout d’abord, les premiers camps accueillant les Angolais en R.D.C. ne datent que de 1999 alors que les va-et-vient des deux côtés de la frontière, au gré des soubresauts politiques, ont cours depuis le début de la guerre d’indépendance, soit depuis les années cinquante. Les Angolais avaient l’habitude de trouver refuge dans les villages ou dans les villes congolaises, et non dans des camps en tant que tel, comme lieu de regroupement d’une population d’une nationalité donnée. La chronologie du peuplement des camps de Nkondo et Kilueka renseigne également sur la manière dont se prend la décision d’aller dans un camp de réfugiés. Dans un premier temps, les réfugiés qui ont passé la frontière ont été accueillis par la Fédération Internationale de la Croix-Rouge (F.I.C.R.). Celle-ci a cherché un site adéquat pour établir un premier camp où elle a pu diriger les réfugiés quelques jours après leur traversée de la frontière. Mais par la suite, d’autres réfugiés sont arrivés de manière échelonnée. Tous ne sont pas venus dans le camp en septembre 1999, à son ouverture. La reprise des combats et la difficulté de la situation en Angola n’étaient pas les mêmes dans toutes les régions de la province et étaient évaluées différemment selon le vécu de chacun. Les parcours avant l’arrivée au camp revêtent aussi une diversité dans leurs intentions. Lors de nos entretiens, certains nous ont présenté leur venue dans le camp comme le résultat d’un choix. Certains ont tenté leur chance à Kinshasa ou dans des villes des environs, sans succès. Ils ont entendu parler de ce camp accueillant des Angolais, où de la nourriture était distribué, les soins de santé et l’éducation gratuite et ont décidé de s’y rendre.
Le parcours de D. V. est éclairant sur ce plan : ses parents ont fui la guerre d’indépendance, il est né dans une mission protestante en 1965 à Mbanza-Mateke, en R.D.C.. Il retourne en Angola en 1975, qu’il fuit en 1978 pour retourner en R.D.C., le Zaïre à l’époque. Il s’installe à Kinshasa et, devant l’impossibilité de continuer ses études à l’Unikin (l’Université de Kinshasa), il rentre en Angola en janvier 1989. Il y cherche du travail pendant trois ans et rejoint ensuite ses parents à Kamba, en Angola, où il exerce la profession de pharmacien puis d’enseignant dès 1995. Après s’être fait muté à Mbanza-Kongo en 1998, il fuit l’Angola en janvier 1999. Arrivé à Songololo, il est accueilli par les employés de la F.I.C.R. mais les conditions de vie étant particulièrement dures, il décide de partir pour Minkelo, une ville congolaise. N’arrivant pas à se bâtir une vie convenable, il décide de retourner à Kimpese pour se faire enregistrer auprès du H.C.R., d’où il est envoyé à Nkondo.
A. M. a connu le même cheminement. Il a décidé de venir à Nkondo après être resté à Kinshasa quelques mois. Né en 1949 en Angola, il fuit la guerre avec son père pour aller au Zaïre (future R.D.C.) en 1961. Il y restera jusqu’en 1992 et y occupera divers emplois de chauffeurs auprès de personnalités importantes. A cette époque, la situation se stabilise en Angola, il a envie de rentrer dans son pays. En 1998, devant la reprise des combats, il quitte à nouveau l’Angola pour rejoindre son fils à Kinshasa. Ce dernier étant hébergé chez son oncle, la situation devient vite invivable et il quitte alors Kinshasa pour Nkondo en avril 2000.
La distribution d’aide humanitaire, même si elle ne suffit pas à couvrir tous les besoins, exerce un fort attrait. Mais bien plus que la perspective d’obtenir de la nourriture gratuitement, c’est celle d’avoir accès à des soins de santé gratuits et de qualité, dans un pays où ils sont sinon inexistants, en tout cas de piètre qualité et ne rivalisant pas avec la qualité attendue des soins fournis par une O.N.G. internationale, à une éducation gratuite également, là où normalement, le paiement d’un minerval grève le budget familial, enfin, la possibilité, souvent plutôt la rumeur, d’obtenir un emploi auprès de ces agences humanitaires, qui fournissent la motivation nécessaire pour rejoindre un camp de réfugiés.
Nous nous trouvons face à un problème de définition de ce qu’est un réfugié, plus précisément de ce qu’est un réfugié vivant en camps. Celui-ci, nous l’avons déjà souligné, est souvent perçu comme appartenant à une masse de personnes fuyant son pays à cause de combats violents pour arriver directement dans un camp. L’individualité de chacun est niée, la possibilité d’avoir son propre parcours et d’effectuer des choix n’est pas envisagée. Pourtant, voir le camp comme accueillant des personnes se trouvant dans une situation difficile à un moment donné et à qui cette solution apparaît comme une possibilité parmi d’autres permet de renouveler l’analyse des mouvements migratoires. Cette analyse oppose trop souvent les réfugiés en ville, migrants circulants, appartenant à une diaspora et cherchant à s’insérer au moins sur le plan économique et les réfugiés vivant dans les camps gérés par les agences internationales comme des victimes passives, récipiendaires de l’aide humanitaire, en attente d’une solution qui leur permettrait de rentrer dans leur pays sans voir les passerelles existant entre ces deux conditions. Ainsi, le camp de Nkondo est intégré dans un processus de migration existant depuis longtemps dans la région du Bas-Congo. Nous pouvons alors nous demander comment qualifier dans ce cas un réfugié.
Comme le fait remarquer A. Monsutti, la différenciation entre migrant, qui part de son pays pour des raisons économiques (meilleures perspectives d’emploi), et réfugié, qui le quitte pour des raisons politiques (conflits, violence) reste pérenne, que ce soit dans les médias, l’opinion publique, mais également le milieu scientifique. Richmond reconnaît que les facteurs économiques et politiques créent de concert les conditions à une migration et énumère ainsi les courants l’affirmant mais il en reste que la différence persiste dans la majorité des analyses. Il est couru que les personnes quittent leur pays pour des raisons politiques ou pour des facteurs économiques. Pourtant, nous sommes ici face à une migration motivée par des raisons politiques mais le choix de l’endroit de destination est économique. Pour reprendre les termes d'une théorie sur les migrations, nous sommes face à des facteurs migratoires à la fois push et pull.
La notion de « territoires circulatoires » d’A. Tarrius peut alors nous éclairer sur ce qu’est le parcours de ces « réfugiés ». Il définit ces territoires comme étant des espaces où des capacités de socialisation et de mobilisation de liens sociaux existent, dans le but de réaliser entre autres une activité économique. Nous pouvons alors envisager que les réfugiés fuient leur pays et se retrouvent dans un « territoire circulatoire » où ils mobilisent leurs ressources, qu’elles soient familiales ou « nationales », dans le sens où ils se réclament d’une nationalité pour entrer dans un camp de réfugiés, afin d’atteindre un statut économique qui leur convienne.
En effet, dans le cas des réfugiés hébergés à Nkondo, nous avons vu qu’ils ont effectué le choix de rejoindre ce camp soit en en mesurant les avantages soit car cela leur semblait la solution la plus raisonnable au vu du contexte. Ils ont tenté de s’insérer dans certains réseaux qu’ils avaient déjà mobilisés auparavant. Ils ont eu connaissance de l’existence du camp par différents moyens, ce ne sont pas les organisations humanitaires qui sont allées les chercher à la frontière pour les accueillir. Il ne s’agit pas pour autant de migrants au sens classique, puisque la fuite a été soudaine et conséquences de violences. Sans pour autant nier les différences fondamentales entre migrant et réfugié, notamment concernant « l’avant-départ », c’est-à-dire son niveau de préparation, il est nécessaire d’intégrer la dimension de l’attrait économique du camp pour affiner la définition de « réfugié ».
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