L'asile au Sud : Afrique, Méditerranée...

Les profils des déplacés de la crise ivoirienne

Issa OUATTARA
Institut de Géographie Tropicale Université de Cocody

1. Introduction

Organisée au sein d’une rébellion politique et armée dès la fin du mois de septembre, les auteurs du putsch manqué du 19 septembre 2002 ont établi leur quartier général à Bouaké, capitale du centre et seconde ville ivoirienne, avec ses 600 000 habitants. Du Nord savanicole intégré à « son  territoire », la rébellion a étendu son influence sur les montagnes forestières de l’Ouest et les marges savanicoles du centre ouest. Man, Vavoua, Zuénoula, Bouna et de nombreuses autres villes sont depuis « sous administration » des fractions rebelles.

Cette situation consacre la partition de la Côte d’Ivoire en deux zones d’occupation militaire, la rébellion maintenant sous son contrôle ses « conquêtes » territoriales et s’accommodant d’une moitié méridionale « préservée » par les forces armées nationales. Entre les deux, une étroite bande, dite « zone de confiance » est investie et quadrillée par les forces françaises et onusiennes d’interposition.

La multiplication des fronts de guerre de septembre à décembre 2002, suite à l’affirmation de la nature de la crise d’une part et à l’exposé de ses enjeux politiques, d’autre part, s’est traduite par l’amplification de l’exode des populations vers les régions sous contrôle de l’armée nationale. Les motivations de cet exode tiennent pour l’essentiel à des considérations d’ordre sécuritaire, la sécurité intégrant la sauvegarde de l’intégrité physique et morale, celle des biens, celle aussi des libertés de mouvements et des facilités d’approvisionnement en biens nourriciers et services socio collectifs, etc.

Si des villes et villages de cette zone ont accueilli des flots de déplacés, Abidjan est demeurée la principale destination pour la plupart.

Un système de prise en charge des déplacés avait alors été adopté par l’Etat et sa mise en œuvre confiée à une population composite de formations sanitaires répondant aux statuts les plus divers : établissements publics, établissements privés laïques ou confessionnels, associations de quartier, organisations non gouvernementale de pointure internationale, furent engagés et impliqués. L’Etat se dévoile à l’occasion, dans une mission de solidarité où le manque de volonté a laissé douter de sa capacité à s’y investir.

Plus « intéressant » par rapport au thème de ce colloque est la composition de la population contrainte au déplacement, celle dont le sort a valu à l’Etat de se révéler. Cette population nous intéresse sur le double plan de ses provenances géographiques, et de la stratification socio-économique.

Au-delà de leur mise à plat, il faut également s’interroger sur les processus et modalités de composition du peuplement des régions d’où ont afflué des contingents de déplacés. D’autant qu’il n’est pas exclu que ces processus puissent expliquer au moins en partie, l’inégale prédisposition des populations localisées à l’exode.

Cette contribution s’appuie sur des données d’une étude menée en 2004, à la demande et pour le compte de la Direction Régionale de la Santé d’Abidjan Lagune. Le but de l’étude était de présenter et d’analyser les effets de la crise militaire et politique sur le fonctionnement des établissements sanitaires, dans le cadre de la prise en charge des déplacés.

Un questionnaire administré aux personnels médicaux et techniques des établissements sanitaires d’Abidjan et des services de l’administration des affaires sociales chargés de la gestion des déplacés, combiné à l’exploitation des documents administratifs et techniques des établissements visités, ont permis de récolter et de disposer des données présentées et analysées ci-après. Des données de la littérature d’une part, et des sélections des organes de presse de l’autre, ont avantageusement complété nos sources.

Au-delà des caractéristiques techniques des formations sanitaires visitées, du système de prise en charge institué, la connaissance des populations concernées fut un des axes majeurs de cette étude. L’intérêt avait été centré sur les profils épidémiologiques, sans occulter ceux de nature sociale et économique.

Le support de l’exposé n’est pas exempt de critiques. Sans tenir à objecter sur d’éventuelles critiques, au demeurant légitimes, il faut souligner les contraintes particulières inhérentes aux contextes des crises armées. Quand les services producteurs de statistiques survivent, ceux-ci connaissent des dysfonctionnements qui finissent par remettre en question la fiabilité de leurs productions. Plus généralement, le personnel se replie vers les zones sécurisées. Quant aux organismes humanitaires, rarement ils cèdent au « fétichisme » des statistiques, face au surcroît de charge et au poids des urgences à traiter.

Mais le recoupement de différentes sources, combiné à des observations multi scalaires permet de restituer un certain degré de réalité... C’est le cas ici, avec notre expérience personnelle - de déplacé. Chargé de cours à l’Université de Bouaké et l’URES de Korhogo, nous y côtoyions les populations d’enseignants (plus de 200 personnes), d’étudiants (près de 20 000 personnes) et de personnels administratifs et techniques (près de 150 à 200 personnes). Engagé dans un programme de recherche en cours d’exécution dans le nord ivoirien, au moment du déclenchement de la rébellion armée, nous disposions d’un réseau de partenaires et de connaissances dans cette région également : tous font partie des flots de déplacés de la crise.

L’exposé est structuré autour de trois points. Je localiserai d’abord les déplacés à partir des régions de provenances qui furent donc leurs lieux de résidence avant la crise. Suivra la déclinaison des caractères démographiques et des profils socio-économiques. Corrélées à la politique d’aménagement du territoire ivoirien, les origines de ces profils seront abordées dans le dernier point.

fig 1

2. Cartes des provenances géographiques du conflit

Comme dans les pays confrontés à des tensions sociales et armées, les villes et villages ivoiriens maintenues à l’abri des combats sont les terres de prédilection des déplacés, fuyant les zones de belligérance. S’il est malaisé de quantifier à l’échelon national les flux, les motivations à l’exode relève à l’évidence des lieux communs sécuritaires. Les modalités de l’exode importent peu, que celui soit organisé ou non. Au demeurant les provenances ne réservent-elles pas les réponses à des préoccupations relatives aux modalités ou aux profils des candidats à l’exode ? D’où viennent donc ces déplacés, si l’on en juge par l’échantillon observé à partir des registres des établissements sanitaires impliqués dans le système de prise en charge.
Les déplacés proviennent de la quasi-totalité des régions affectées par la crise, à savoir celles des milieux des savanes du nord et du centre, et des montages de l’ouest forestier (Cf. tableau 1).

Tableau 1: Les régions de provenance des patients déplacés selon la fréquence des réponses

Région de provenance Effectif %
Montagnes 1581 20,6
Vallée du Bandama 3126 40,7
Haut Sassandra 205 2,7
Bas Sassandra 48 0,6
N’zi Comoé 10 0,1
Marahoué 24 0,3
Worodougou 101 1,3
Fromager 1 0
Moyen Cavally 991 12,9
Région des Savanes 395 5,1
Denguélé 54 0,7
Zanzan 25 0,3
Bafing 53 0,7
Non précisé 1076 14,0
Ensemble 7690 100,0

Source : Enquête RIEU-CI, 2003

2.1. La Vallée du Bandama et les Montagnes : un exode massif

D’après les données du tableau, la Vallée du Bandama et les Montagnes, régions administratives pilotées par les villes de Bouaké et Man, apparaissent comme les celles dont les populations déplacées sont les plus dispersées dans l’agglomération abidjanaise. Les déplacés de la vallée du Bandama représentent 40,7% de la population observée et ceux des Montagnes de l’ouest 20,6%. Viennent loin derrière les régions du Moyen Cavally, et des Savanes avec respectivement 12,9% et 5,1%.
La forte représentativité des ressortissants de ces régions renvoie à une conjugaison de facteurs (Cf. infra). Parmi ceux-ci la forte concentration des familles d’accueil des déplacés issus de ces régions dans les communes du district d’Abidjan, n’est pas à exclure : la famille ethno-culturelle dominante dans la région du Bandama représente 48,7% de la population totale urbaine. Les Mandé de la région des Montagnes représentent 7,9% (Herry Cl et Antoine Ph, 1982 cité par Yapi-Diahou, 2000).

2.2. Les savanes du Nord : une affectation moindre

Alors qu’elles ont été les premiers terrains d’affrontements, les régions du Denguelé et du Worodougou enregistrent des fréquences marginales (moins de 2%) comme le Bafing, le zanzan, la Marahoué et le N’zi Comoé. Cette faible proportion peut être imputée à deux faits. Hormis la Marahoué, le N’Zi Comoé et le Worodougou, les autres régions de ce groupe sont géographiquement plus proches du Mali, du Burkina Faso, de la Guinée et du Ghana. De sorte que ces pays frontaliers sont demeurés des refuges pour la plupart des déplacés. En outre les multiples tracasseries policières gouvernementales ont contraint d’autres à la résignation et donc à renoncer au déplacement vers Abidjan.

fig 2

3. Les caractères démographiques et les profils socio-économiques des déplacés

3.1. Une population jeune et à dominante féminine.

La répartition des déplacés selon le genre affiche un effectif de femmes plus élevé que celui des hommes. Elles représentent plus de la moitié des déplacés gravitant autour des établissements de santé, soit 56,8% contre 43,2% pour les hommes. En outre, elles sont plus nombreuses dans la tranche des jeunes et des adultes où elles représentent 44,9% de la population totale déplacée.

La structure par âge montre la domination numérique de la tranche de 20 à 55 ans (42,9%) et des moins de 20 ans (36,7%). Constitutives des catégories de population les plus vulnérables, ce sont les femmes et les enfants semblent avoir été plus nombreux sur le chemin de l’exode que les hommes (Cf. tableau 2). Que ces deux catégories soient encore plus nombreuses à fréquenter les établissements sanitaires, ce constat corrobore leur état de vulnérabilité.

Les personnes âgées de plus de 70 ans, représentant une population tout aussi vulnérable que les femmes et les enfants, n’ont pu massivement effectuer les déplacements, d’autant qu’elles étaient condamnées à la marche à pied. Les tarifs pratiqués par les rares transporteurs en activité étant hors de portée de beaucoup.

Tableau 2: Répartition des déplacés selon l’âge et le sexe


Classe d’âge
Sexe Total
Masculin Féminin Effectif %
01-05 ans 679 606 1 285 17,7
06-10 ans 266 193 459 6,3
11-15 185 204 389 5,4
16-20 235 300 535 7,3
21-25 251 377 628 8,6
26-30 253 380 633 8,7
31-35 175 360 535 7,3
36-40 175 299 474 6,5
41-45 103 250 353 4,9
46-50 123 171 294 4,0
51-55 89 119 208 2,9
56-60 45 84 139 1,9
61-65 46 87 133 1,8
66-70 27 51 78 1,0
71-75 17 23 40 0,5
76-80 11 5 16 0,02
81-85 2 7 9 0,01
86-90 2 4 6 0,08
Plus de 90 ans 27 54 81 1,0
Non précisé 420 552 972 13,4
Ensemble 3131 4126 7257 100,0

Source : Enquête RIEU-CI, 2004

Structure par âge et par genre des déplacés

fig 3

3.2. Les situations matrimoniales des déplacés

La distribution des populations déplacées installées dans l’agglomération d’Abidjan, selon leurs statuts matrimoniaux, montre un pourcentage plus élevé de personnes non mariées (59,4%). Ceux déclarant un statut de mariés représentent 32,6%. Ensemble, les personnes en situation de concubinage, de divorce et de veuvage cumulent 8% de la population totale recensée (Cf. tableau 3).Cette situation est contraire aux tendances observées habituellement dans les populations africaines.

L’importance des célibataires s’explique par la jeunesse de la population déplacée ainsi que le recul de l’âge d’entrée en première union en raison des conditions économiques difficiles. Le surnombre des célibataires concerne surtout la population féminine ; près de la moitié des femmes de 12 ans et plus sont dans cet état

Tableau 3 : Situation matrimoniale des déplacés

Situation Effectif %
Marié 813 32,6
Célibataire 1481 59,4
Divorcé 21 0,8
Veuf 79 3,2
Concubinage 100 4,0
Ensemble 2494 100

Source : Enquête RIEU-CI, 2004

3.3. Des métiers et des professions

Les informations disponibles sur les activités ne sont pas toujours d’une exploitation aisée, du fait des imprécisions relevées dans les déclarations enregistrées. Bien souvent le statut d’activité, l’activité ou la profession sont confondus. Les informations restituées dans le tableau 4 concernent 3 979 des déplacés enregistrés, les autres n’ayant fourni aucun renseignement. A ceux-là s’ajoutent un millier d’autres, composés de jeunes enfants âgés de 0 à 5, une classe qui n’a donc pas encore l’âge d’être scolarisés, encore moins de travailler.

De façon générale, l’on peut noter que les déplacés sont issus de toutes les couches socioprofessionnelles.
Mais, de manière précise, il ressort des enquêtes croisées que les déplacés sont majoritairement des fonctionnaires, des travailleurs du secteur informel, des paysans, des chômeurs, des élèves, des étudiants et des retraités. Les travailleurs s’inscrivent sur une longue liste de professions. Ils sont enseignants, professionnel de santé, économiste, secrétaire, agent de bureau, manœuvre ; ils sont bergers, planteurs, soudeurs, électriciens, restauratrices, personnels de maison, ferronnier, plombier, affûteur, frigoriste, pompiste, boulanger, commerçants, décorateur ; elles sont ménagères ; ils exercent dans l’hôtellerie, dans les entreprises cotonnières et sucrières, dans l’artisanat de production, les transports, etc. En dehors des ménagères (939), en dehors aussi des populations d’élèves (1053) et d’étudiants (213), les groupes de professions les plus représentés sont les commerçants déclarés (336) devant les agriculteurs (214), les enseignants de tous les ordres confondus (212), les personnels et auxiliaires de santé (76), les chauffeurs (58) et les secrétaires (53). Les autres déplacés (430 personnes) relèvent d’une nuée de professions ou d’occupations : garde de sous-préfectures, contrôleur de trésor, employés municipaux, agent commercial, conseiller agricole, surveillant des services pénitenciers, frigoriste, tapissier, serveur, etc. L’analyse fine de ces professions déclarées corrélée aux résultats des études sur la structure des emplois dans les régions de départ, permet de caractériser ces déplacés comme des travailleurs relevant massivement de l’administration et secondairement seulement du secteur privé, avec une prédominance de la sphère dite informelle de ce secteur (Labazée, 2002).

La proportion non négligeable de ménagères confirme le poids des déplacés de sexe féminin (Cf. Supra), de même que la prédominance des jeunes apparaît nettement dans la forte représentation des élèves et étudiants d’une part, et celle des enfants de moins de 6 ans d’autre part

Tableau 4 : La répartition des déplacés selon les professions ou les études

Statut d’activité/Profession Effectif %
Elèves 1053 26,5
Etudiants 216 5,4
Commerçants 336 8,4
Travailleurs agricoles 214 5,4
Personnels enseignants 212 5,3
Couturières 194 4,9
Personnel de santé et sociaux 76 1,9
Coiffeuses 67 1,7
Chauffeurs 58 1,5
Secrétaires 53 1,3
Autres professions 430 10,8
Ménagères 939 23,6
Sans emploi 80 2,0
Retraité 51 1,2
Ensemble 3979 100,0

Source : Enquête RIEU-CI, 2003

Dans un pays où plus d’un actif sur deux relève du secteur de l’agriculture, quelle signification revêt ce profil démographique et socio économique des déplacés ? Cette question n’est pas sans intérêt, lorsque les données qui précèdent tendent à afficher un profil urbain des déplacés, alors le poids des ruraux reste encore dominant partout. S’agit-il de signes d’une transformation et d’une reconfiguration des rapports démographiques et socio-économiques entre les villes et les campagnes, au moins concernant les régions d’exodes des déplacés ?

4. Les déplacés ou les otages de l’aménagement du territoire

Trois révélations majeures de nos enquêtes, sources de ce chapitre, méritent d’être rappelées. D’un côté une vaste étendue d’ensemble savanicole, peu affectée par l’exode massif, le Centre excepté ; de l’autre des régions forestières occidentales en cours de colonisation par des migrants internes et étrangers très fortement affectées par les départs. Enfin, la forte représentation des déplacés dans des emplois de type urbain. La confrontation de ces données avec d’autres, récoltées sans discontinuité par des chercheurs, et de portées socio-économiques sur les différentes régions ivoiriennes, permet d’élargir les hypothèses explicatives aux politiques publiques d’aménagement du territoire. La formule de Catherine Aubertin, titrant, en 1980, « Histoire et création d’une région «sous-développée: Le Nord ivoirien », est bien évocatrice des disparités socio-économiques régionales d’alors. Au Nord « sous-développé » correspond, à la même époque, une vaste région forestière de disposition longitudinale qualifiée de « sous » peuplée, enclavée, et enregistrant les plus faibles densités de peuplement du pays (Boni, 1970).

Comparés à ces régions, le Sud-est, l’est, et plus encore le Sud, portent tous les signes du « développement ». Cet ensemble, piloté par la métropole industrialo-portuaire abidjanaise, constitue une attraction ; son influence s’étend au-delà des frontières nationales. Un tel contraste porte en lui-même les stigmates d’une menace de rupture, pouvant conduire à une remise en cause de l’ordre politique, sociale et économique établi et assumé, dans la continuité de l’héritage colonial. Des ajustements et des correctifs sont recherchés à travers des projets de développement fondés sur l’exploitation des ressources naturelles des milieux pénalisés, et misant pour l’essentiel sur la mise en valeur agricole des régions « sous peuplées » et « sous-développées ».
Cette approche résolument volontariste s’est traduite depuis l’indépendance par de vastes programmes d’aménagement et d’équipements d’infrastructures du territoire. Ainsi, dans le souci d’assurer aux projets les encadrements administratifs et politiques requis, et pour rapprocher l’administration des administrés, sont multipliées les sous-préfectures d’abord dans le Nord, puis dans l’Ouest. Ces nouveaux centres administratifs reçoivent les équipements conséquents ; des écoles primaires, des lycées de dimension régionale. Des formations sanitaires sont érigées dans les sous-préfectures ainsi que des centres hospitaliers régionaux (Korhogo, Man, etc.) ou des hôpitaux généraux.

Les actions sont plus spectaculaires au plan économique, où la priorité est accordée à l’agriculture, laquelle doit bénéficier de l’encadrement de sociétés publiques spécialisées, les fameuses sociétés de développement (Sode). La dynamique cotonnière est impulsée dans les savanes du Centre et du Nord à partir des années 1970; les paysans bénéficiant de l’encadrement de la Compagnie Ivoirienne pour le Développement des Textiles (1974), la structure étatique chargée de la diffusion du coton et de la vulgarisation des techniques. Suivra dans la foulée, la dynamique de l’élevage avec la création de la SODEPRA en 1970; toutes deux ayant été précédées par la SODEFEL (1968) pour les fruits et légumes. Le plus ambitieux et le plus spectaculaire des projets fut celui des complexes agro-industriels autour du sucre ; l’organisme public compétente étant la SODESUCRE. Plusieurs départements en accueillirent des unités et des plantations pourvoyeuses en canne : Ferkessédougou, Katiola, Séguéla, et Touba, Zuénoula. En amont de ces structures techniques, des organismes de recherches aujourd’hui regroupés au sein du Centre National de Recherche Agronomique, assurent l’encadrement scientifique des secteurs et filières de production. Dans le prolongement des productions agricoles sont apparues des industries de première transformation, ainsi que des unités de commerce qui essaiment dans l’espace des régions de savanes du nord et du centre. En plus des unités d’égrenage, le coton a permis un début d’industrialisation des régions de savane, ainsi que la construction de filature et d’huilerie (Trituraf et l’Etablissement Robert Gonfrevrille à Bouaké, UTEXI à Dimbokro).

Les nombreuses sociétés d’Etat vouées à l’encadrement des activités nouvellement introduites ou promues à un développement à grande échelle ont favorisé d’importants transferts de personnels vers les régions d’accueil des programmes de développement en question. Il en fut de même pour les unités manufacturières ; celles-ci ont favorisé la création d’emplois et l’apparition d’opérateurs privés dans le secteur des transports (Labazée, 2002).

En effet, la plupart des études montrent que les usines de cette région ne peuvent offrir que des emplois saisonniers, précaires ou non qualifiés aux populations locales, qui n’ont pas les qualifications requises pour occuper les emplois qualifiés plus rémunérateurs, et cela malgré les pressions des cadres sur la hiérarchie des entreprises (Dubresson, 1989 ; Aubertin, 1983). L’appel des ressources humaines qualifiées venant des autres régions du pays a été donc nécessaire pour le fonctionnement de ces structures industrielles.
Dans l’ouest forestier et montagneux, désenclavé à la faveur de l’opération San Pedro, ce sont des migrants originaires du Centre et des non nationaux qui y colonisent les terres agricoles depuis deux décennies déjà. « La fuite » des allogènes et des allochtones peut alors expliquer le poids des départs enregistrés d’une part, et la présence remarquée d’agriculteurs parmi ces déplacés.

Ainsi, l’un des effets de ce programme d’urgence de rééquilibrage du développement du pays fut, sans contexte, l’augmentation du nombre de cadres de la fonction publique dans ces centres administratifs, l’installation dans les agglomérations urbaines et semi-urbaines de salariés travaillant dans les secteurs privé et para public, des corps de métier du bâtiment, des hommes et des femmes travaillant à leur propre compte. A l’exception des agriculteurs occupant les campagnes de l’Ouest, tous ces migrants étaient massivement localisés dans les centres urbains, sièges des administrations et structures d’encadrement socio-économiques régionales multipliées tout au long des années 1960 et 1970.

Cet exode sélectif met en évidence le mode de peuplement des régions cotonnières ivoiriennes, celui des villes singulièrement, marqué par le faible poids des non natifs, autrement, des apports migratoires. Cette analyse vaut également pour l’Ouest, pour ses compagnes en particulier. Se référant aux enquêtes ivoiriennes sur les migrations et l’urbanisation effectuées en 1993, Eugène Yapo (1997) montre que le nord, le nord-ouest, l’ouest, le centre sont les régions à faibles proportions de personnes non natives, marquant ainsi l’extrême endogénéité et l’homogénéité du peuplement actuel : dans ces régions, 88% de la population revendique une identité Sénoufo et 79% une identité Malinké, 69% une identité Baoulé, de sorte que les étrangers et allogènes ne comptent que pour 20% des résidents. De ce mode de peuplement découle le profil des déplacés constitués en majorité de familles de fonctionnaires affectés, de salariés des entreprises privées embauchés bien souvent depuis le siège abidjanais, et de marchands maliens, burkinabé et sénégalais appartenant à des « réseaux » d’échanges (Cf. Labazée et al, 2002, Bonnifond, 2002).

5. Conclusion

Au-delà d'une simple revendication corporatiste au départ, la crise ivoirienne renferme des enjeux socio-politiques et économiques importants aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.

Les mouvements forcés de population qu’elle occasionnés sont partis surtout de la Vallée du Bandama, des Montagnes et du Moyen Cavally aujourd’hui sous le contrôle des forces nouvelles. Des villes et des villages sous contrôle de l’Etat ont les points de chute. Mais Abidjan la capitale économique du pays a vu affluer une frange importante de cette population de déplacés.

Composés inégalement d’hommes et de femmes, ils sont surtout jeunes, comme l’atteste le poids des élèves et étudiants. Une proportion appréciable de ménagères, des actifs disséminés dans une multitude de professions et relevant aussi bien du secteur public que de la sphère artisanale du secteur privé, tels sont les grands traits de la population des déplacés de guerre.

Bien qu’ils comptent en leur seins des agriculteurs, ces déplacés sont largement assimilables aux personnels d’encadrement des actions marquant la mise en œuvre de la politique d’aménagement du territoire et d’intégration des différentes régions à l’espace national.

Bibliographie

Afrique Contemporaine, 2000- n°193- L’armée ivoirienne : de la marginalisation à la prise du pouvoir.
Antoine Ph. et Herry C., 1982 - Enquêtes démographique à passages répétés, Abidjan, Direction de la Statistique/Orstom.
Aubertin C. (1983) : Le programme sucrier ivoirien. Une industrialisation régionale volontariste, Paris, Orstom, Trav. Et doc. N° 169, 191 p.
Bahabi Y, 2003- Guerre et paix en Côte d’Ivoire : histoire de la fracture sociale ivoirienne, in « Revue sénégalaise de Sociologie », n°6 pp 235-264
Beauchemin C. 2001 - L’émergence de l’émigration urbaine en Côte d’Ivoire, les études du Ceped, n°19, 310 p.
Dubresson (1989) : Villes et industries en Côte d’Ivoire, Paris, Karthala, 845 p.
Hauhouot A. et al (1983) – « De la savane à la forêt : études des migrations des populations du Centre Bandama », Abidjan, IGT, 285 p.
Hauhouot A.(2002) : Développement, aménagement, régionalisation en Côte d’Ivoire, Abidjan EDUCI, 364 p.
Yapo E, 1997- Les migrations et les régions, in Cahiers de Géographie Tropicale, n°5 pp209-218.
Juillet Amary et al, 2002 - Etude sur les modalités de prise en charge médicale des indigents à Abidjan les Formations Sanitaires Urbaines (FSU) d’Abidjan, 101 p.
Koby A, 1997- Le système de planification du développement régional en Côte d’Ivoire,
Labazée et al, 2002 – Population, emploi, niveau de vie à Korhogo, In Fauré Y.-A. et Labazée P. (dir) « Socio-économie des villes africaines », Paris, Ird-Karthala, pp.
Marc Le Pape et Claudine Vidal (dir), 2003- Côte d’Ivoire, l’année terrible 1999-2000, Karthala, Paris 354 p.
Marguerat Y. 1982 – Des ethnies et des villes : analyses des migrations vers les villes de Côte d’Ivoire In Cahiers Orstom, Sc. Hum. Vol. XVIII, n°3, pp.
Ouattara I., 2002- L’Etat, les collectivités locales et l’intégration urbaines des pauvres à Abidjan in Parizot et al, « les mégapoles face au défi des inégalités », Paris, Flamarion-Santé, pp. 117-123.
Ouattara I., 2005- Les villes et les campagnes ivoiriennes: quels nouveaux liens ? In J-L. Coll et J-J. Guibbert (éds) « l’aménagement au défi de la décentralisation en Afrique de l’Ouest », Presse Universitaire du Mirail, pp 150-162.
RIEU-CI, 2004 - L’impact de la crise sur le fonctionnement des formations sanitaires d’Abidjan, Direction régionale de la Santé (Abidjan Lagune)/Coopération française (Abidjan),
Yapi-Diahou A., 2000 - Baraques et pouvoirs dans l’agglomération abidjanaise, Paris, l’Harmattan, 458 p.

^ Haut

| Crédits |