Issa OUATTARA
Institut de Géographie Tropicale Université de Cocody
Organisée au sein d’une rébellion politique et armée dès la fin du mois de septembre, les auteurs du putsch manqué du 19 septembre 2002 ont établi leur quartier général à Bouaké, capitale du centre et seconde ville ivoirienne, avec ses 600 000 habitants. Du Nord savanicole intégré à « son territoire », la rébellion a étendu son influence sur les montagnes forestières de l’Ouest et les marges savanicoles du centre ouest. Man, Vavoua, Zuénoula, Bouna et de nombreuses autres villes sont depuis « sous administration » des fractions rebelles.
Cette situation consacre la partition de la Côte d’Ivoire en deux zones d’occupation militaire, la rébellion maintenant sous son contrôle ses « conquêtes » territoriales et s’accommodant d’une moitié méridionale « préservée » par les forces armées nationales. Entre les deux, une étroite bande, dite « zone de confiance » est investie et quadrillée par les forces françaises et onusiennes d’interposition.
La multiplication des fronts de guerre de septembre à décembre 2002, suite à l’affirmation de la nature de la crise d’une part et à l’exposé de ses enjeux politiques, d’autre part, s’est traduite par l’amplification de l’exode des populations vers les régions sous contrôle de l’armée nationale. Les motivations de cet exode tiennent pour l’essentiel à des considérations d’ordre sécuritaire, la sécurité intégrant la sauvegarde de l’intégrité physique et morale, celle des biens, celle aussi des libertés de mouvements et des facilités d’approvisionnement en biens nourriciers et services socio collectifs, etc.
Si des villes et villages de cette zone ont accueilli des flots de déplacés, Abidjan est demeurée la principale destination pour la plupart.
Un système de prise en charge des déplacés avait alors été adopté par l’Etat et sa mise en œuvre confiée à une population composite de formations sanitaires répondant aux statuts les plus divers : établissements publics, établissements privés laïques ou confessionnels, associations de quartier, organisations non gouvernementale de pointure internationale, furent engagés et impliqués. L’Etat se dévoile à l’occasion, dans une mission de solidarité où le manque de volonté a laissé douter de sa capacité à s’y investir.
Plus « intéressant » par rapport au thème de ce colloque est la composition de la population contrainte au déplacement, celle dont le sort a valu à l’Etat de se révéler. Cette population nous intéresse sur le double plan de ses provenances géographiques, et de la stratification socio-économique.
Au-delà de leur mise à plat, il faut également s’interroger sur les processus et modalités de composition du peuplement des régions d’où ont afflué des contingents de déplacés. D’autant qu’il n’est pas exclu que ces processus puissent expliquer au moins en partie, l’inégale prédisposition des populations localisées à l’exode.
Cette contribution s’appuie sur des données d’une étude menée en 2004, à la demande et pour le compte de la Direction Régionale de la Santé d’Abidjan Lagune. Le but de l’étude était de présenter et d’analyser les effets de la crise militaire et politique sur le fonctionnement des établissements sanitaires, dans le cadre de la prise en charge des déplacés.
Un questionnaire administré aux personnels médicaux et techniques des établissements sanitaires d’Abidjan et des services de l’administration des affaires sociales chargés de la gestion des déplacés, combiné à l’exploitation des documents administratifs et techniques des établissements visités, ont permis de récolter et de disposer des données présentées et analysées ci-après. Des données de la littérature d’une part, et des sélections des organes de presse de l’autre, ont avantageusement complété nos sources.
Au-delà des caractéristiques techniques des formations sanitaires visitées, du système de prise en charge institué, la connaissance des populations concernées fut un des axes majeurs de cette étude. L’intérêt avait été centré sur les profils épidémiologiques, sans occulter ceux de nature sociale et économique.
Le support de l’exposé n’est pas exempt de critiques. Sans tenir à objecter sur d’éventuelles critiques, au demeurant légitimes, il faut souligner les contraintes particulières inhérentes aux contextes des crises armées. Quand les services producteurs de statistiques survivent, ceux-ci connaissent des dysfonctionnements qui finissent par remettre en question la fiabilité de leurs productions. Plus généralement, le personnel se replie vers les zones sécurisées. Quant aux organismes humanitaires, rarement ils cèdent au « fétichisme » des statistiques, face au surcroît de charge et au poids des urgences à traiter.
Mais le recoupement de différentes sources, combiné à des observations multi scalaires permet de restituer un certain degré de réalité... C’est le cas ici, avec notre expérience personnelle - de déplacé. Chargé de cours à l’Université de Bouaké et l’URES de Korhogo, nous y côtoyions les populations d’enseignants (plus de 200 personnes), d’étudiants (près de 20 000 personnes) et de personnels administratifs et techniques (près de 150 à 200 personnes). Engagé dans un programme de recherche en cours d’exécution dans le nord ivoirien, au moment du déclenchement de la rébellion armée, nous disposions d’un réseau de partenaires et de connaissances dans cette région également : tous font partie des flots de déplacés de la crise.
L’exposé est structuré autour de trois points. Je localiserai d’abord les déplacés à partir des régions de provenances qui furent donc leurs lieux de résidence avant la crise. Suivra la déclinaison des caractères démographiques et des profils socio-économiques. Corrélées à la politique d’aménagement du territoire ivoirien, les origines de ces profils seront abordées dans le dernier point.
Comme dans les pays confrontés à des tensions sociales
et armées, les villes et villages ivoiriens maintenues à l’abri
des combats sont les terres de prédilection des déplacés,
fuyant les zones de belligérance. S’il est malaisé de
quantifier à l’échelon national les flux, les motivations à l’exode
relève à l’évidence des lieux communs sécuritaires.
Les modalités de l’exode importent peu, que celui soit organisé ou
non. Au demeurant les provenances ne réservent-elles pas les réponses à des
préoccupations relatives aux modalités ou aux profils des
candidats à l’exode ? D’où viennent donc
ces déplacés, si l’on en juge par l’échantillon
observé à partir des registres des établissements
sanitaires impliqués dans le système de prise en charge.
Les déplacés proviennent de la quasi-totalité des
régions affectées par la crise, à savoir celles
des milieux des savanes du nord et du centre, et des montages de l’ouest
forestier (Cf. tableau 1).
Tableau 1: Les régions de provenance des patients déplacés selon la fréquence des réponses
Région de provenance | Effectif | % |
Montagnes | 1581 | 20,6 |
Vallée du Bandama | 3126 | 40,7 |
Haut Sassandra | 205 | 2,7 |
Bas Sassandra | 48 | 0,6 |
N’zi Comoé | 10 | 0,1 |
Marahoué | 24 | 0,3 |
Worodougou | 101 | 1,3 |
Fromager | 1 | 0 |
Moyen Cavally | 991 | 12,9 |
Région des Savanes | 395 | 5,1 |
Denguélé | 54 | 0,7 |
Zanzan | 25 | 0,3 |
Bafing | 53 | 0,7 |
Non précisé | 1076 | 14,0 |
Ensemble | 7690 | 100,0 |
Source : Enquête RIEU-CI, 2003
D’après les données du tableau, la Vallée
du Bandama et les Montagnes, régions administratives pilotées
par les villes de Bouaké et Man, apparaissent comme les celles
dont les populations déplacées sont les plus dispersées
dans l’agglomération abidjanaise. Les déplacés
de la vallée du Bandama représentent 40,7% de la population
observée et ceux des Montagnes de l’ouest 20,6%. Viennent
loin derrière les régions du Moyen Cavally, et des Savanes
avec respectivement 12,9% et 5,1%.
La forte représentativité des ressortissants de ces régions
renvoie à une conjugaison de facteurs (Cf. infra). Parmi
ceux-ci la forte concentration des familles d’accueil des déplacés
issus de ces régions dans les communes du district d’Abidjan,
n’est pas à exclure : la famille ethno-culturelle dominante
dans la région du Bandama représente 48,7% de la population
totale urbaine. Les Mandé de la région des Montagnes représentent
7,9% (Herry Cl et Antoine Ph, 1982 cité par Yapi-Diahou, 2000).
Alors qu’elles ont été les premiers terrains d’affrontements, les régions du Denguelé et du Worodougou enregistrent des fréquences marginales (moins de 2%) comme le Bafing, le zanzan, la Marahoué et le N’zi Comoé. Cette faible proportion peut être imputée à deux faits. Hormis la Marahoué, le N’Zi Comoé et le Worodougou, les autres régions de ce groupe sont géographiquement plus proches du Mali, du Burkina Faso, de la Guinée et du Ghana. De sorte que ces pays frontaliers sont demeurés des refuges pour la plupart des déplacés. En outre les multiples tracasseries policières gouvernementales ont contraint d’autres à la résignation et donc à renoncer au déplacement vers Abidjan.
La répartition des déplacés selon le genre affiche un effectif de femmes plus élevé que celui des hommes. Elles représentent plus de la moitié des déplacés gravitant autour des établissements de santé, soit 56,8% contre 43,2% pour les hommes. En outre, elles sont plus nombreuses dans la tranche des jeunes et des adultes où elles représentent 44,9% de la population totale déplacée.
La structure par âge montre la domination numérique de la tranche de 20 à 55 ans (42,9%) et des moins de 20 ans (36,7%). Constitutives des catégories de population les plus vulnérables, ce sont les femmes et les enfants semblent avoir été plus nombreux sur le chemin de l’exode que les hommes (Cf. tableau 2). Que ces deux catégories soient encore plus nombreuses à fréquenter les établissements sanitaires, ce constat corrobore leur état de vulnérabilité.
Les personnes âgées de plus de 70 ans, représentant une population tout aussi vulnérable que les femmes et les enfants, n’ont pu massivement effectuer les déplacements, d’autant qu’elles étaient condamnées à la marche à pied. Les tarifs pratiqués par les rares transporteurs en activité étant hors de portée de beaucoup.
Tableau 2: Répartition des déplacés selon l’âge et le sexe
Classe d’âge |
Sexe | Total | ||
Masculin | Féminin | Effectif | % | |
01-05 ans | 679 | 606 | 1 285 | 17,7 |
06-10 ans | 266 | 193 | 459 | 6,3 |
11-15 | 185 | 204 | 389 | 5,4 |
16-20 | 235 | 300 | 535 | 7,3 |
21-25 | 251 | 377 | 628 | 8,6 |
26-30 | 253 | 380 | 633 | 8,7 |
31-35 | 175 | 360 | 535 | 7,3 |
36-40 | 175 | 299 | 474 | 6,5 |
41-45 | 103 | 250 | 353 | 4,9 |
46-50 | 123 | 171 | 294 | 4,0 |
51-55 | 89 | 119 | 208 | 2,9 |
56-60 | 45 | 84 | 139 | 1,9 |
61-65 | 46 | 87 | 133 | 1,8 |
66-70 | 27 | 51 | 78 | 1,0 |
71-75 | 17 | 23 | 40 | 0,5 |
76-80 | 11 | 5 | 16 | 0,02 |
81-85 | 2 | 7 | 9 | 0,01 |
86-90 | 2 | 4 | 6 | 0,08 |
Plus de 90 ans | 27 | 54 | 81 | 1,0 |
Non précisé | 420 | 552 | 972 | 13,4 |
Ensemble | 3131 | 4126 | 7257 | 100,0 |
Source : Enquête RIEU-CI, 2004
Structure par âge et par genre des déplacés
La distribution des populations déplacées installées dans l’agglomération d’Abidjan, selon leurs statuts matrimoniaux, montre un pourcentage plus élevé de personnes non mariées (59,4%). Ceux déclarant un statut de mariés représentent 32,6%. Ensemble, les personnes en situation de concubinage, de divorce et de veuvage cumulent 8% de la population totale recensée (Cf. tableau 3).Cette situation est contraire aux tendances observées habituellement dans les populations africaines.
L’importance des célibataires s’explique par la jeunesse de la population déplacée ainsi que le recul de l’âge d’entrée en première union en raison des conditions économiques difficiles. Le surnombre des célibataires concerne surtout la population féminine ; près de la moitié des femmes de 12 ans et plus sont dans cet état
Tableau 3 : Situation matrimoniale des déplacés
Situation | Effectif | % |
Marié | 813 | 32,6 |
Célibataire | 1481 | 59,4 |
Divorcé | 21 | 0,8 |
Veuf | 79 | 3,2 |
Concubinage | 100 | 4,0 |
Ensemble | 2494 | 100 |
Source : Enquête RIEU-CI, 2004
Les informations disponibles sur les activités ne sont pas toujours d’une exploitation aisée, du fait des imprécisions relevées dans les déclarations enregistrées. Bien souvent le statut d’activité, l’activité ou la profession sont confondus. Les informations restituées dans le tableau 4 concernent 3 979 des déplacés enregistrés, les autres n’ayant fourni aucun renseignement. A ceux-là s’ajoutent un millier d’autres, composés de jeunes enfants âgés de 0 à 5, une classe qui n’a donc pas encore l’âge d’être scolarisés, encore moins de travailler.
De façon générale, l’on peut noter que les
déplacés sont issus de toutes les couches socioprofessionnelles.
Mais, de manière précise, il ressort des enquêtes
croisées que les déplacés sont majoritairement des
fonctionnaires, des travailleurs du secteur informel, des paysans, des
chômeurs, des élèves, des étudiants et des
retraités. Les travailleurs s’inscrivent sur une longue
liste de professions. Ils sont enseignants, professionnel de santé, économiste,
secrétaire,
agent de bureau, manœuvre ; ils sont bergers, planteurs, soudeurs, électriciens,
restauratrices, personnels de maison, ferronnier, plombier, affûteur,
frigoriste, pompiste, boulanger, commerçants, décorateur ;
elles sont ménagères ; ils exercent dans l’hôtellerie,
dans les entreprises cotonnières et sucrières, dans l’artisanat
de production, les transports, etc. En dehors des ménagères
(939), en dehors aussi des populations d’élèves (1053)
et d’étudiants (213), les groupes de professions les plus
représentés sont les commerçants déclarés
(336) devant les agriculteurs (214), les enseignants de tous les ordres
confondus (212), les personnels et auxiliaires de santé (76),
les chauffeurs (58) et les secrétaires (53). Les autres déplacés
(430 personnes) relèvent d’une nuée de professions
ou d’occupations : garde de sous-préfectures, contrôleur
de trésor, employés municipaux, agent commercial, conseiller
agricole, surveillant des services pénitenciers, frigoriste, tapissier,
serveur, etc. L’analyse fine de ces professions déclarées
corrélée aux résultats des études sur la
structure des emplois dans les régions de départ, permet
de caractériser ces déplacés comme des travailleurs
relevant massivement de l’administration et secondairement seulement
du secteur privé, avec une prédominance de la sphère
dite informelle de ce secteur (Labazée, 2002).
La proportion non négligeable de ménagères confirme le poids des déplacés de sexe féminin (Cf. Supra), de même que la prédominance des jeunes apparaît nettement dans la forte représentation des élèves et étudiants d’une part, et celle des enfants de moins de 6 ans d’autre part
Tableau 4 : La répartition des déplacés selon les professions ou les études
Statut d’activité/Profession | Effectif | % |
Elèves | 1053 | 26,5 |
Etudiants | 216 | 5,4 |
Commerçants | 336 | 8,4 |
Travailleurs agricoles | 214 | 5,4 |
Personnels enseignants | 212 | 5,3 |
Couturières | 194 | 4,9 |
Personnel de santé et sociaux | 76 | 1,9 |
Coiffeuses | 67 | 1,7 |
Chauffeurs | 58 | 1,5 |
Secrétaires | 53 | 1,3 |
Autres professions | 430 | 10,8 |
Ménagères | 939 | 23,6 |
Sans emploi | 80 | 2,0 |
Retraité | 51 | 1,2 |
Ensemble | 3979 | 100,0 |
Source : Enquête RIEU-CI, 2003
Dans un pays où plus d’un actif sur deux relève du secteur de l’agriculture, quelle signification revêt ce profil démographique et socio économique des déplacés ? Cette question n’est pas sans intérêt, lorsque les données qui précèdent tendent à afficher un profil urbain des déplacés, alors le poids des ruraux reste encore dominant partout. S’agit-il de signes d’une transformation et d’une reconfiguration des rapports démographiques et socio-économiques entre les villes et les campagnes, au moins concernant les régions d’exodes des déplacés ?
Trois révélations majeures de nos enquêtes, sources de ce chapitre, méritent d’être rappelées. D’un côté une vaste étendue d’ensemble savanicole, peu affectée par l’exode massif, le Centre excepté ; de l’autre des régions forestières occidentales en cours de colonisation par des migrants internes et étrangers très fortement affectées par les départs. Enfin, la forte représentation des déplacés dans des emplois de type urbain. La confrontation de ces données avec d’autres, récoltées sans discontinuité par des chercheurs, et de portées socio-économiques sur les différentes régions ivoiriennes, permet d’élargir les hypothèses explicatives aux politiques publiques d’aménagement du territoire. La formule de Catherine Aubertin, titrant, en 1980, « Histoire et création d’une région «sous-développée: Le Nord ivoirien », est bien évocatrice des disparités socio-économiques régionales d’alors. Au Nord « sous-développé » correspond, à la même époque, une vaste région forestière de disposition longitudinale qualifiée de « sous » peuplée, enclavée, et enregistrant les plus faibles densités de peuplement du pays (Boni, 1970).
Comparés à ces régions, le Sud-est, l’est,
et plus encore le Sud, portent tous les signes du « développement ».
Cet ensemble, piloté par la métropole industrialo-portuaire
abidjanaise, constitue une attraction ; son influence s’étend
au-delà des frontières nationales. Un tel contraste porte
en lui-même les stigmates d’une menace de rupture, pouvant
conduire à une remise en cause de l’ordre politique, sociale
et économique établi et assumé, dans la continuité de
l’héritage colonial. Des ajustements et des correctifs sont
recherchés à travers des projets de développement
fondés sur l’exploitation des ressources naturelles des
milieux pénalisés, et misant pour l’essentiel sur
la mise en valeur agricole des régions « sous peuplées » et « sous-développées ».
Cette approche résolument volontariste s’est traduite depuis
l’indépendance par de vastes programmes d’aménagement
et d’équipements d’infrastructures du territoire.
Ainsi, dans le souci d’assurer aux projets les encadrements administratifs
et politiques requis, et pour rapprocher l’administration des administrés,
sont multipliées les sous-préfectures d’abord dans
le Nord, puis dans l’Ouest. Ces nouveaux centres administratifs
reçoivent les équipements conséquents ; des écoles
primaires, des lycées de dimension régionale.
Des formations sanitaires sont érigées dans les sous-préfectures
ainsi que des centres hospitaliers régionaux (Korhogo, Man, etc.)
ou des hôpitaux généraux.
Les actions sont plus spectaculaires au plan économique, où la priorité est accordée à l’agriculture, laquelle doit bénéficier de l’encadrement de sociétés publiques spécialisées, les fameuses sociétés de développement (Sode). La dynamique cotonnière est impulsée dans les savanes du Centre et du Nord à partir des années 1970; les paysans bénéficiant de l’encadrement de la Compagnie Ivoirienne pour le Développement des Textiles (1974), la structure étatique chargée de la diffusion du coton et de la vulgarisation des techniques. Suivra dans la foulée, la dynamique de l’élevage avec la création de la SODEPRA en 1970; toutes deux ayant été précédées par la SODEFEL (1968) pour les fruits et légumes. Le plus ambitieux et le plus spectaculaire des projets fut celui des complexes agro-industriels autour du sucre ; l’organisme public compétente étant la SODESUCRE. Plusieurs départements en accueillirent des unités et des plantations pourvoyeuses en canne : Ferkessédougou, Katiola, Séguéla, et Touba, Zuénoula. En amont de ces structures techniques, des organismes de recherches aujourd’hui regroupés au sein du Centre National de Recherche Agronomique, assurent l’encadrement scientifique des secteurs et filières de production. Dans le prolongement des productions agricoles sont apparues des industries de première transformation, ainsi que des unités de commerce qui essaiment dans l’espace des régions de savanes du nord et du centre. En plus des unités d’égrenage, le coton a permis un début d’industrialisation des régions de savane, ainsi que la construction de filature et d’huilerie (Trituraf et l’Etablissement Robert Gonfrevrille à Bouaké, UTEXI à Dimbokro).
Les nombreuses sociétés d’Etat vouées à l’encadrement des activités nouvellement introduites ou promues à un développement à grande échelle ont favorisé d’importants transferts de personnels vers les régions d’accueil des programmes de développement en question. Il en fut de même pour les unités manufacturières ; celles-ci ont favorisé la création d’emplois et l’apparition d’opérateurs privés dans le secteur des transports (Labazée, 2002).
En effet, la plupart des études montrent que les usines de cette
région ne peuvent offrir que des emplois saisonniers, précaires
ou non qualifiés aux populations locales, qui n’ont pas
les qualifications requises pour occuper les emplois qualifiés
plus rémunérateurs, et cela malgré les pressions
des cadres sur la hiérarchie des entreprises (Dubresson, 1989 ;
Aubertin, 1983). L’appel des ressources humaines qualifiées
venant des autres régions du pays a été donc nécessaire
pour le fonctionnement de ces structures industrielles.
Dans l’ouest forestier et montagneux, désenclavé à la
faveur de l’opération San Pedro, ce sont des migrants originaires
du Centre et des non nationaux qui y colonisent les terres agricoles
depuis deux décennies déjà. « La fuite » des
allogènes et des allochtones peut alors expliquer le poids des
départs enregistrés d’une part, et la présence
remarquée d’agriculteurs parmi ces déplacés.
Ainsi, l’un des effets de ce programme d’urgence de rééquilibrage du développement du pays fut, sans contexte, l’augmentation du nombre de cadres de la fonction publique dans ces centres administratifs, l’installation dans les agglomérations urbaines et semi-urbaines de salariés travaillant dans les secteurs privé et para public, des corps de métier du bâtiment, des hommes et des femmes travaillant à leur propre compte. A l’exception des agriculteurs occupant les campagnes de l’Ouest, tous ces migrants étaient massivement localisés dans les centres urbains, sièges des administrations et structures d’encadrement socio-économiques régionales multipliées tout au long des années 1960 et 1970.
Cet exode sélectif met en évidence le mode de peuplement des régions cotonnières ivoiriennes, celui des villes singulièrement, marqué par le faible poids des non natifs, autrement, des apports migratoires. Cette analyse vaut également pour l’Ouest, pour ses compagnes en particulier. Se référant aux enquêtes ivoiriennes sur les migrations et l’urbanisation effectuées en 1993, Eugène Yapo (1997) montre que le nord, le nord-ouest, l’ouest, le centre sont les régions à faibles proportions de personnes non natives, marquant ainsi l’extrême endogénéité et l’homogénéité du peuplement actuel : dans ces régions, 88% de la population revendique une identité Sénoufo et 79% une identité Malinké, 69% une identité Baoulé, de sorte que les étrangers et allogènes ne comptent que pour 20% des résidents. De ce mode de peuplement découle le profil des déplacés constitués en majorité de familles de fonctionnaires affectés, de salariés des entreprises privées embauchés bien souvent depuis le siège abidjanais, et de marchands maliens, burkinabé et sénégalais appartenant à des « réseaux » d’échanges (Cf. Labazée et al, 2002, Bonnifond, 2002).
Au-delà d'une simple revendication corporatiste au départ, la crise ivoirienne renferme des enjeux socio-politiques et économiques importants aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur.
Les mouvements forcés de population qu’elle occasionnés sont partis surtout de la Vallée du Bandama, des Montagnes et du Moyen Cavally aujourd’hui sous le contrôle des forces nouvelles. Des villes et des villages sous contrôle de l’Etat ont les points de chute. Mais Abidjan la capitale économique du pays a vu affluer une frange importante de cette population de déplacés.
Composés inégalement d’hommes et de femmes, ils sont surtout jeunes, comme l’atteste le poids des élèves et étudiants. Une proportion appréciable de ménagères, des actifs disséminés dans une multitude de professions et relevant aussi bien du secteur public que de la sphère artisanale du secteur privé, tels sont les grands traits de la population des déplacés de guerre.
Bien qu’ils comptent en leur seins des agriculteurs, ces déplacés sont largement assimilables aux personnels d’encadrement des actions marquant la mise en œuvre de la politique d’aménagement du territoire et d’intégration des différentes régions à l’espace national.
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