L'asile au Sud : Afrique, Méditerranée...

Quand les immigrés se font autochtones
Immigration et dynamique d’appropriation
de l’espace des réfugiés tchadiens au Nord Cameroun

Honoré MIMCHE
MINRESI – Yaoundé, Cameroun

Résumé

Depuis les indépendances africaines, le continent noir préoccupe par l’ampleur des conflits et violences qui y émergent, sapant ainsi toutes les perspectives de développement des Nations en pleine construction. Ces conflits intensifient la mobilité des personnes et surtout la proportion des demandeurs d’aile dans certains pays ‘‘relativement stables’’ comme le Cameroun. Aux demandeurs d’asile issus des mouvements d’indépendance, se sont greffés d’autres, produits par les dictatures, l’intolérance, les rivalités ethniques et les ‘‘effets pervers’’ des processus démocratiques africains. C’est ce qui a justifié depuis environ une dizaine d’années un afflux sans précédent des réfugiés tchadiens au Cameroun. Si les conditionnalités de leur insertion sociale s’expriment d’abord en terme de sécurités physique, résidentielle, alimentaire et professionnelle, il faut aussi noter la complexité de cet asile qui oscille entre migration sécuritaire et immigration économique. Par ailleurs, ces communautés installées dans diverses localités depuis près de deux décennies connaissent une dynamique d’insertion par le foncier reposant toute la pertinence des dimensions territoriales et économiques de l’asile camerounais. Cette communication analyse les modalités d’insertion des réfugiés tchadiens au Cameroun et leurs enjeux fonciers.

Mots clés : Réfugiés, immigration, autochtonisation, dynamiques foncières, enjeux fonciers,  autochtones, conflits.  

L’Afrique centrale a été le théâtre de belligérances provoquant des drames atroces dont l’une des manifestations humaines est le phénomène des réfugiés et des personnes déplacées. Cette situation de violence exacerbée trouve son explication dans les conflits inter-ethniques, les ingérences extérieures, les troubles et les conflits civils, l’atteinte à la démocratie et les violations des droits de l’homme, les catastrophes et les calamités naturelles  (W. A. Etéki Mboumoua).

1. En guise d’introduction 

Depuis les indépendances, plusieurs pays africains ont connu une recrudescence des conflits armés, des guerres et des violences ; une situation qui a par ailleurs été amplifiée par le vaste vent de démocratisation de la décennie 1990 (Simmons, 2002, p.21). A la colonisation et à une Afrique du sud sans apartheid succèdent de nombreux Etats déboussolés et clochardisés par de nouvelles formes de violences socio-politiques. Aujourd’hui, les Etats semblent se passer le relais des conflits politiques. L’Afrique est ainsi devenue, comme l’a si bien révélé la presse, ‘‘un vaste continent en ébullition’’, secoué par de multiples crises : politiques, ethniques, culturelles, religieux, urbaines, etc. De l’Afrique du sud en Algérie, de la Somalie au Libéria, le continent noir préoccupe par l’ampleur des conflits armés et de leurs conséquences sur le développement local,  les conditions de vie de ses populations. Ce contexte caractérisé par une insécurité croissante de la population a accru la demande d’asile dans les pays de paix ou ceux relativement stables, soit à l’intérieur du continent même, soit à l’extérieur, notamment en Europe et en Amérique du nord (Grelet, 1986 ; Legoux, 1995). De plus en plus, les migrations liées à l’asile s’intègrent dans un contexte migratoire mondial complexe caractérisé par l’importance des migrations de travail. En 2002, l’Afrique était, après l’Asie le continent le plus touché par ce phénomène. Dans la nouvelle géographie de l’asile au sud, l’Afrique centrale est un espace d’éjection et d’accueil des réfugiés. C’est ce qui justifie le choix du Cameroun comme terre d’accueil par de nombreux émigrés des pays de l’Afrique centrale (RCA, Angola, RDC, Congo, Tchad), de l’Afrique orientale (Soudan, Somali, Ethiopie), de l’Afrique australe (Burundi, Rwanda), de l’Afrique occidentale (Niger, Nigeria, Togo, Libéria, Côte d’Ivoire, Gambie, Burkina Faso, Ghana).

Entre 1990 et 2004, les statistiques des communautés déplacées de guerre et des demandeurs d’asile auprès des institutions spécialisées ont augmenté de façon exponentielle. Dans ce sens, ‘‘l’Afrique en miniature’’ est aujourd’hui le réservoir d’un nouveau bassin migratoire constitué par la géographie des violences et des guerres. Parmi les 60 000 réfugiés issus de différents pays africains et résidant au Cameroun, le Tchad compte la plus grande colonie, avec environ 40 000 âmes, principalement installées dans la partie septentrionale du pays où l’homogénéité socio-culturelle a facilité une immigration aux allures d’une autochtonisation. Vingt à trente années après les premiers flux d’immigrants tchadiens au Cameroun, l’intégration semble acquise pour les jeunes immigrés ayant perdu le statut de réfugiés et dont les structures familiales se sont autochtonisés dans différentes localités du septentrion camerounais. Par ailleurs, l’intégration de l’administration camerounaise par des tchadiens naturalisés facilite cette insertion dont les enjeux fonciers semblent assez pertinents pour l’analyse des dimensions sociales et territoriales de l’asile.

L’intensification des violences durant les vingt dernières années au Tchad a fait augmenter les flux des réfugiés sur le territoire camerounais. Si les conditionnalités de l’insertion sociale pour le réfugié s’expriment d’abord en terme de sécurités résidentielle et professionnelle, il faut aussi noter que pour ces réfugiés tchadiens, l’accès à la propriété foncière annule les chances d’une migration de retour. La demande d’asile semble avoir été pour plusieurs familles d’immigrés un relais d’une immigration économique et d’une sédentarisation. Dans ce sens, les dimensions territoriales de l’asile se situent au cœur des problématiques soulevées par ces flux de personnes victimes de guerres, de conflits ou de violences. Cette approche des rapports au foncier se fait à partir de la notion de stratégies qui « peut-être définie comme la façon dont un acteur réalise ses divers objectifs en fonction des contraintes auxquelles il est soumis et des moyens dont il dispose. Les stratégies ne sont pas directement observables, mais (re)construites par le travail du chercheur » (Hesseling, 1991 : 205).

Cette communication traite des migrations tchadiennes liées à l’asile au nord Cameroun entre la fin de la décennie 1970 et 2002. L’étude examine les stratégies d’acteurs et les problèmes que pose l’accès à la terre  pour les ‘‘réfugiés’’ en dehors de leurs pays. Il s’agit donc de s’interroger sur les relations entre réfugiés et autochtones dans le domaine du foncier. La première partie de la communication analyse les conséquences démographiques des conflits tchadiens sur les régions voisines et le rôle de l’Etat camerounais dans l’organisation des flux migratoires. La seconde examine les dynamiques d’une sédentarisation et la dernière analyse les enjeux fonciers de ce processus.

2. Le Cameroun : une destination privilégiée et une « terre d’asile » pour les réfugiés tchadien

2.1 Crises africaines et montée de la demande d’asile au Cameroun

L’Afrique subsaharienne est aujourd’hui le centre névralgique d’enjeux divers mais surtout le lieu où se produisent de nombreux conflits armés. D’une région du continent noir à l’autre, le nombre de pays instables reste généralement important et en hausse. L’Afrique préoccupe moins par la multiplicité de ces conflits que par leurs conséquences sociales, économiques, politiques sur les pays voisins. En effet, et comme l’a si bien relevé Fabien Nkot, Côte d’Ivoire, Rwanda, République Démocratique du Congo, Libéria, Sierra Leone, Tchad, Angola, Soudan sont autant de sites où s’activent régulièrement des conflits armés ou interethniques.  Par ailleurs, la proportion de zones à risque ou ceux confligènes ne cesse de s’accroître depuis le début des années 1990, en faisant de la demande d’asile l’une des spécificités des mouvements humains contemporains. Le vent de la libéralisation amorcée avec la démocratisation a vu s’accroître le nombre de pays en situation d’instabilité permanente. L’Afrique noire vit une situation pour le moins paradoxale en ce début du XXIè siècle : « Alors que disparaît le principal facteur à l’origine des conflits qui la secoue depuis le début des indépendances, et que se met en place un élément essentiel dans la construction d’une société pacifiée, le continent a traversé les années 1990 dans un tourbillon dramatique » (Ben Arous, 2001). Ce qui confère à certains pays relativement stables, comme le Cameroun, un statut particulier dans la gestion implicite de ces violences.

La charge démographique des réfugiés est lourde pour l’ensemble des pays d’accueil (Grelet, 1986, p.63). L’histoire du Cameroun montre que ce pays est resté depuis longtemps un lieu d’afflux de nombreux réfugiés étrangers. En remontant le plus loin possible dans cette histoire, on constate à titre d’illustration que :

  • entre janvier 1966 et janvier 1970, période où la guerre du Biaffra bat son plein au Nigéria, le Nord Cameroun accueille des milliers de réfugiés et principalement les populations nomades, les Haoussa musulmans (Bocquene, 1986, p.207-217).
  • En 1978, le Cameroun est encore sollicité par un afflux de ressortissants équato-guinéens fuyant la dictature de Macias Nguema, situation qui coïncide d’ailleurs avec une déclaration de coopération entre le HCR et le Gouvernement Cameroun ;
  • Entre 1979 et la décennie 90, la partie septentrionale est à nouveau sous le choc avec l’arrivée de plus de 100 000 réfugiés tchadiens fuyant la guerre civile ; ce qui permettra au Gouvernement de signer un accord de siège au HCR en 1982 ;
  • Entre 1980 et 2000, le Cameroun accueillie des milliers de Congolais fuyant le régime dictatorial de Mubutu ou l’instabilité politique du pays après la démocratisation ;
  • A la suite de conflits ethniques survenus en janvier 2002 au Nigéria, les grassfields (Donga mantung, Banyo) accueillent près de 20 000 ressortissants nigérians ;
  • En 2003, plus de 3000 éleveurs Mbororo venus de la Centrafrique se sont réfugiés au Cameroun suite aux attaques perpétrées par des milices centrafricaines ;
  • En janvier 2004, la région du Mambila frontalière à la province de l’Adamaoua accueille près de  23 000 éleveurs Mbororo venus du Nigéria à la suite d’un conflit qui les avait opposé à des communautés agricoles de l’Etat de Taraba.

En 2002, les services impliqués dans la prise en charge des réfugiés avaient enregistré environ 41 288 personnes venus principalement du Tchad, de la RDC, du Congo, de la Centrafrique et du Rwanda. Un an après, 5 308 nouveaux demandeurs d’asile avaient été enregistrés (UNHCR, 2002). De façon générale, on dénombre environ 60 000 réfugiés au Cameroun d’après les estimations du HCR. En clair et comme a pu l’observer le HCR (2005), « au moment où les politiques d’immigration se durcissent un peu partout, et où les frontières sont de plus en plus hermétiques aux afflux de réfugiés, le Cameroun continue à pratiquer sa politique d’hospitalité et reçoit un afflux continu (de 1500 à 2000 par an) de demandeurs d’asile qui arrivent des pays voisins ».Toutefois, leur nombre est mal connu au Cameroun comme partout ailleurs (Breillat, 1986), faute de dénombrement systématique à partir de méthodes d’évaluation rigoureuses, mais aussi à cause des migrations parfois clandestines de ces populations. Au sein de cette sous-population, la colonie de réfugiés tchadiens reste importante, surtout dans le nord du pays (soit 39 642 individus d’après  les estimations du HCR).

2.2. Le Cameroun, acteur de l’asile au sud : une analyse à partir de l’exemple tchadien

Le rôle de l’Etat camerounais comme acteur de l’asile est indéniable dans l’histoire des multiples conflits qu’a connu l’Etat tchadien depuis plus d’une décennie. Avec sa relative stabilité socio-politique, et malgré l’absence d’une loi sur les réfugiés, le Cameroun a joué un rôle fondamental dans l’organisation de l’asile des Tchadiens en Afrique centrale, notamment avec l’appui du HCR et de nombreux autres organismes humanitaires. L’administration camerounaise a participé à l’accueil et à l’insertion de ces victimes de guerres par des actions visant une répartition sur le territoire national des flux migratoires. « Fuyant les conflits et les persécutions, ou poussés par le désespoir, un grand nombre de Tchadiens se retrouvent aujourd’hui au Cameroun…Ils sont fonctionnaires de l’Etat, diplômés sans emploi, étudiants, , commerçants, simples paysans…Certains sont réfugiés statutaires ou demandeurs d’asile. D’autres des nomades ordinaires, des migrants économiques ou des aventuriers tout azimut »(Mbaïnaye, 2004).

Cependant, ils préfèrent le plus souvent se présenter comme des demandeurs d’asile pour solliciter l’indulgence du Camerounais. L’arrivée au pouvoir et la fin du régime d’Hissène Habré ont marqué l’histoire politique et démographique du Tchad par les nombreuses situations de guerres et de violences ayant poussé près de 80 000 de personnes à rechercher refuge dans des zones de paix autour du bassin du lac Tchad entre 1979 et 1992, et particulièrement vers les pays voisins (Lanne, 1981, p 77). Ainsi, il s’est établi entre le Tchad et le Cameroun un lien démographique à travers cette forme de migration devenue unilatérale. Parlant des conséquences de la guerre tchadienne dans une ville frontalières du nord Cameroun, Saibou Issa (1997, p.136)  écrit : « sur le plan démographique, la guerre finie, les réfugiés ne rentrèrent pas tous au Tchad. Nombreux parmi eux élirent domicile à Kousséri et se naturalisèrent Camerounais ou gardèrent une nationalité ‘‘versatile’’, devenant Camerounais ou Tchadien au gré des circonstances. De 11627 habitants en 1976, la population de Kousséri passa à 60 282habitants en 1987 ». C’est fort de ce constat qu’il nous semble important d’interroger les dimensions territoriales de l’asile, à partir des rapports sociaux qui s’articulent et se construisent autour du foncier dont les enjeux semblent un nouveau révélateur des dynamiques sociales et de l’action collective.

Au demeurant, nous en venons à nous interroger aussi sur les raisons de cet attrait exercé par le Cameroun sur cette population de déplacés, alors que ce pays ne dispose pas alors d’un environnement juridique particulièrement favorable. Qu’est ce qui justifie et motive l’afflux des réfugiés au Cameroun ?

2.3. Les facteurs de la demande d’asile et d’une sédentarisation au Cameroun

Avant d’énoncer quelques facteurs de cette immigration, il est loisible de préciser le contenu sémantique du terme réfugié. Le réfugié est un statut socialement et juridiquement identifiable. Postérieur à des situations de déplacement à la suite de menaces physiques et morales manifestes, il est dû à des situations de guerre, de génocide, d’instabilité socio-politique, de mutinerie, de coup d’Etat, etc. Les premières définitions internationales de l’identité de réfugié avaient des caractéristiques sectaires et spacialement localisées. Elles étaient essentiellement limitées aux réalités et aux évènements survenus en Europe. Elles ont pris corps à travers de nombreux accords internationaux entre les deux guerres sous la houlette du Comité Intergouvernemental pour les Réfugiés, créé par la SDN. (1938-1947) De même, avec l’ONU, l’organisation internationale pour les réfugiés (1946-1950) retient une définition non restrictive au plan de la nationalité, mais réduite à quelques évènements survenus en Europe (Legoux, 1995). C’est par la création du HCR, et la Convention de Genève de 1951, complétée par le protocole de New York la même année, que le concert des Nations adopte une définition non discriminatoire du réfugié.

Par ailleurs, des instruments régionaux sont élaborés suivant leur environnement socio-culturel et des enjeux spécifiques. A cet effet, Legoux affirme qu’ « en Afrique et en Amérique Latine où les mouvements des réfugiés sont essentiellement intracontinentaux, l’enjeux des définitions n’est pas le contrôle de l’arrivée des réfugiés dans la région, mais l’octroie de l’aide international. En effet, celle-ci dépend du nombre de réfugiés reconnus comme tels par les organismes internationaux et dons de la définition adoptée. ».

Dans le cadre de la loi régissant le statut des réfugiés récemment promulguée par le chef de l’Etat, le Cameroun a adopté une définition dans de la Convention de l’OUA. Ainsi, il s’agit : « Toute personne qui, craignant avec raison d’être persécuté, à cause de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social, ou de ces  opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle  n’a pas de  nationalité, et se trouve hors du pays où elle avait sa résidence habituelle, à la suite de tels évènements, ne peut ou, en raison de la dite crainte, ne veut y retourner :

Toute personne qui, du fait d’une agression, d’une occupation extérieure, d’une domination étrangère ou d’évènements troublant gravement l’ordre public dans une partie ou dans la totalité de son pays d’origine ou du pays dont elle a la nationalité, est obligée de quitter sa résidence habituelle pour chercher refuge dans un autre endroit à l’extérieur de son pays d’origine ou du pays dont elle a la nationalité. Cette loi s’applique aussi aux demandeurs d’asile sans discrimination quelconque.

2.3.1. Entre préoccupations sécuritaires et économiques : de la demande d’asile à une immigration économique

Il y a une chose commune à tous réfugiés et demandeurs d’asile : fuir d’abord les menaces et se mettre à l’abri. On peut à ce niveau remarquer une sorte de solidarité collective non instituée qui consiste à quitter l’épicentre de la crise vers la périphérie. A ce titre, les pays voisins constituent les principaux refuges. Mais très souvent, -comme c’est le cas en Afrique centrale- les conflits s’exportent dans ces pays, suivant des considérations anthropologiques, culturelles, linguistiques, économiques, historiques ou stratégiques. Ainsi, les pays frontaliers immédiats ne constituent pas une garantie de sécurité pour les déplacés (De la Gorce, 1991). Ils sont par conséquent, emmenés à partir davantage loin pour se mettre à l’abri des attaques éventuelles. Peut-on par ailleurs envisager l’hypothèse que le réfugié ne choisi pas sa terre d’accueil ? Non ! Puisque ne pas choisir est également un choix. En effet, le déplacé « suspend sa course là où il y a la paix », où il pourra « dormir chez lui, la porte fermée », « se sentir à l’abri de l’insécurité », « trouver du travail », « trouver à manger pour ces enfants », « trouver une école pour ses enfants », et « bénéficier d’une assistance » (Mimche et al. 2006),  etc. : telles sont hiérarchisées, les motivations de cette longue trajectoire migratoire. Ainsi, ils développent individuellement ou collectivement des réseaux de mobilisation sociale auprès des ONG, des associations religieuses, des familles de leur territoire d’accueil, des individus particuliers, etc. afin de faciliter leur insertion sociale. Pour certains, le Cameroun n’était qu’une terre de transit vers l’Europe, mais les changements survenus ces dernières années en matière d’immigration en Europe  les ont contraint à y rester depuis des années.

Au demeurant, il reste vrai que le Cameroun est un asile privilégié des réfugiés pour d’autres raisons encore : sa position géographique, sa relative stabilité sociopolitique, on environnement économique, sa situation culturelle et l’importances des organisations internationales basées ici.  Contrairement à tous ces voisins, le Cameroun constitue un îlot de « paix ». En effet, écrit Zognong (2001)  « Le Cameroun est l’un des rare havre de paix dans une Afrique Centrale ruinée par les conflits de toute sortes générateurs de réfugiés. » Le Cameroun a su conduire son processus démocratique, depuis l’aube des années quatre-vingt-dix, malgré quelques mouvements internes de revendication politique, de marches de protestation et de « villes mortes ».

En revanche,  l’émergence de petits métiers de rue masculins et féminins (laveurs de voitures, cireurs, cordonniers ambulants, vendeurs à la sauvette, gardiennage, entretien de jardins privés etc.) au sein de cette population dans la plupart des villages et villes camerounaise a permis le développement de certains secteurs d’activités où ils ne sont pratiquement plus concurrencés par d’autres groupes sociaux endogènes.

2.3.2. Le facteur politique

L’arrivée des flux de réfugiés va coïncider avec la fin de la première république au Cameroun en 1984. L’arrivée au pouvoir du régime Biya fera du nord Cameroun, un important vivier électoral surtout depuis la démocratisation de l’espace politique local, auquel une attention particulière sera désormais accordée. Cette considération particulière peut se justifier par la promotion des élites locales aux postes de responsabilités. Dans ce sens, les populations locales bénéficieront facilement de la politique de l’équilibre régional qui les aura parfois discriminé auparavant. Dès lors, les reconversions de nationalités dans les régions frontalières pouvaient le plus souvent conduire à une condition de mobilité sociale avec l’insertion dans l’administration camerounaise.

3. Kousséri, Poli-Faro, Yelwa : trois trajectoires migratoires et d’insertion et le rôle de la société camerounaise

3.1. Entre spontanéité populaire et volontarisme étatique

La montée des conflits socio-politiques va entraîner une multiplicité de flux migratoires spontanés et parfois organisés. Parmi les flux spontanés entre les frontières du sud tchadien et le bec de canard camerounais, on peut relever ces migrations de survie n’ayant pas reçu une quelconque assistance d’une structure humanitaire ou étatique. Le gouvernement camerounais apportera un appui -dans un vide institutionnel-, qui sera important dans l’organisation de ces mouvements humains, notamment par la création des premiers camps de réfugiés sur le territoire national, à Kousseri, Poli-Faro, Taparé, pour ne citer que ceux-ci. Le premier aura été confronté à une poussée démographique importante (près de 100 000 demandeurs d’asile) contrairement aux deux autres dont les densités ont été relativement faibles : près de 4000 en 1993 à Poli-Faro et près d’un millier à Taparé. Dans un cas comme dans l’autre, le rôle de l’administration camerounaise va faciliter une évolution sur le plan institutionnel, d’abord par un accord de coopération entre le gouvernement et le HCR, mais surtout avec la création en 1991 au sein du ministère en charge des relations extérieurs d’un service spécifique pour les dossiers de réfugiés, l’implication du gouvernement dans l’accompagnement des retours volontaires et récemment la promulgation d’une loi sur les réfugiés.

Mais la fermeture de ces camps ne s’accompagnera pas nécessairement du retour des réfugiés vers leur pays d’origine. Plutôt, les facilités obtenues sur le territoire camerounais conduiront à une émigration urbaine, d’abord vers les grandes villes du nord Cameroun (Maroua, Garoua, Ngaoundéré) où ils vont chercher à développer de petites activités économiques pour leur survie. Par la suite, des réseaux migratoires se tisseront entre le Nord et le sud. On observera un afflux important ‘‘d’anciens réfugiés’’ dans les villes industrielles (Bandjock, Nkoteng, Douala) et la capitale politique camerounaise. Toutefois, dans ces localités, certaines populations perdent leur statut de réfugiés en se naturalisant pour une facile insertion socio-professionnelle. Ce sont ces nouveaux couloirs migratoires qui renforcent la densité des populations originaires du Tchad à Yelwa (quartier central de Garoua), aux alentours de Pitoa et dans les quartiers de Douala ou de Maroua. Par ailleurs, d’autres formes d’intégration se déploieront dans d’autres localités et quartiers urbains avec des pratiques foncières spécifiques sur lesquels nous insisterons plus loin.

3.2. Le temps de l’immigration-refuge et les indicateurs d’une sédentarisation presque définitive

La sédentarisation est un processus plus complexe que la simple durée de résidence au même endroit. Elle doit se comprendre comme des mutations dans le rapport à l’espace. Les nouvelles logiques sociales qui accompagnent ce processus migratoire justifient à proprement parler une tendance au rejet de la migration de retour. En effet, les trajectoires d’insertion urbaine et sociale dans la plupart des localités (Yelwa, Kousséri, Garoua, Pitoa) montrent une conformisation à un schéma devenu classique dans plusieurs villes africaines, à savoir un repli identitaire et un regroupement à base affinitaire pour consolider une conscience ethnique qui devient pour des nouveaux arrivants des capitaux sociaux, symboliques et économiques. C’est ce qui peut conduire à de nouvelles logiques d’appropriation de l’espace dont les déterminants réels sont une volonté d’enracinement par le foncier et l’immobilier. Cette dynamique de peuplement et d’expansion spatiale est aussi facilitée par une immigration spontanée. Ce qui nous préoccupe ici, c’est moins cette galopante démographie tchadienne que le comportement des migrants face à l’équation foncière, car il est évident que l’insertion résidentielle durable est l’une des conditions de l’effectivité de la migration  et de l’insertion socio-spatiale.

A Kousséri et à Garoua, le développement des quartiers Laka et Yelwa montre une tendance à une sédentarisation par l’immobilier. Il s’agit véritablement d’une transformation notoire dans les rapports au logement avec une émancipation résidentielle dont les enjeux fonciers semblent importants pour comprendre les nouveaux rapports au foncier. L’émancipation résidentielle caractérisée par le mouvement vers l’acquisition d’un logement, non plus nécessairement comme locataire ou logé, mais principalement comme propriétaire sur des espaces aussi appropriés par les structures familiales et transmis de génération en génération par héritage est un autre indicateur de cette tendance à une autochtonisation quasi définitive, puisque les immigrés intègrent l’administration camerounaise. Comme le diraient Moles et Rohmer (1978), la volonté de tout migrant de s’enraciner dans une localité se traduit par une appropriation légale ou factuelle de l’espace, et la plupart de ses projets, de ses actions vont dans ce but. En faisant de l’accès à la terre et même à la propriété d’un logement un objectif ultime et surtout en décidant d’investir dans l’immobilier, les migrants montrent véritablement l’importance du foncier dans les dynamiques d’une insertion aux allures d’une autochtonisation.

3.3. Vers une construction du transnational : identités transnationales et double nationalité ou  le chemin de l’autochtonisation ?

 Les conflits que connaît l’Afrique aujourd’hui sont généralement le résultat d’une confrontation entre ces cadres territoriaux, souvent artificiellement construits par les puissances coloniales, les jeunes Etats et les logiques territoriales populaires. Ces logiques sont le fruit d’une construction sociale sur une longue période. Elles ont une épaisseur historique avérée dans laquelle elles tirent toute leur puissance mais aussi leur légitimité. C’est ce qui a fait dire à Badie (1995) que « le territoire n’est pas un donné, c’est un construit » et qu’il a « une histoire, tout comme le principe de territorialité qui en dérive ».

Il est aujourd’hui difficile d’analyser les processus et stratégies d’immigration dans le monde sans prendre en compte le développement des identités transnationales et des doubles nationalités. La crise ivoirienne et l’invention du concept « d’ivoirité » renseigne suffisamment sur ce propos qui, loin d’être une forme implicite de stigmatisation scientifique comme on nous l’a souvent relevé, est une réalité vivante. En effet, à la faveur des différentes formes de flux de personnes originaires des pays voisins du Cameroun septentrional, on a assisté à une complexification du champ social et une recomposition des territoires locaux avec « l’apparition de communautés multiculturelles [et transnationales], de liens sociaux et de solidarité transnationaux et de doubles citoyenneté juridiques ou de fait » (Simmons, 2002, p.26). Pour le réfugié, celle-ci consiste concrètement à chercher à avoir des pièces officielles (carte nationale d’identité) du pays de résidence pour échapper aux représailles des forces de l’ordre, et celles du pays d’origine pour des visites éventuelles du système de parenté. Par ailleurs, la recherche d’une double nationalité confère à ces immigrés de nouveaux droits dans le pays d’adoption : accès au marché du travail, droit à l’éducation, au même titre que les nationaux.

Le transnationalisme apparaît désormais comme « l’expression institutionnelle d’une appartenance multiple : il fait du pays d’origine un pôle d’identité, du pays de résidence une source de droit et du nouvel espace transnational un espace d’action politique associant ces deux pays et parfois d’autres encore » (Kastoryano, 2000, p. 358). La multinationalié ou la transnationalité permet aux immigrés de contourner les lois nationales des pays d’accueil, d’éviter la stigmatisation ou la marginalisation afin de réclamer le droit d’appartenance (droit à la citoyenneté) à une même entité socio-politique en bénéficiant désormais des mêmes attentions de l’Etat que toutes les autres composantes sociologiques nationales. Dans ce sens, elle favorise la participation des ‘‘réfugiés’’ à la vie des deux entités territoriales en remettant « aussi en cause le principe de l’allégeance unique exigée des membres d’une communauté politique » (Kastoryano, 2000, p. 354). Elle peut être une stratégie facilitant l’intégration de l’administration par les générations issues de l’immigration. Ainsi, à Kousséri, Yelwa comme à Maroua, il est parfois assez difficile de distinguer ces anciens réfugiés des populations autochtones. Ce qui est plus significatif ici c’est moins l’ensemble de ces stratégies de nationalisation que les enjeux fonciers qui les sous tendent. Avec l’accroissement démographique, le foncier a évolué a évolué tant sur le plan de sa mise en valeur que sur le plan de l’appropriation.

4. Dynamiques d’appropriation du foncier et enjeux sociaux

Les dynamiques migratoires sont toujours porteuses d’enjeux sociaux, tant pour les lieux d’émigration que pour les sociétés d’immigration. L’afflux des réfugiés tchadiens au Cameroun ne fait pas exception à cette observation. Car, plus que par le passé, l’appropriation de l’espace est au centre des enjeux de l’insertion chez ces migrants en quête de leur enracinement. Bien qu’il ne soit en rien nouveau (comme en atteste l’importante bibliographie qui entoure de près ou de loin le thème), le fait a continué à prendre de l’importance dans le contexte de la mise en relation multiforme des sociétés et des  territoires. Les travaux récents ont insisté sur la complexification des processus migratoires et sur la multiplicité des questions qui se trouvent aujourd’hui posées avec acuité par l’immigration. Qu ‘elle soit abordée du point de vue de la gestion des flux, de l’intégration des populations migrantes ou du lien entre migration et développement, la diversification des formes migratoires (en termes de profil des populations migrantes, de temporalités et de réversibilité des flux, de recomposition géographique des espaces migratoires) conduit à reconsidérer un certain nombre de matrices d’analyse. Ainsi, nombre des transformations socio-territoriales contemporaines résultent de façon significative des logiques multiformes associées à la mobilité soit dès le départ, soit à l’arrivée, et aux facteurs économiques, juridiques associés aux aspects territoriaux des mobilités.

Dans ce contexte précis, la dynamique de sédentarisation semble se développer au fil du temps par les avantages tirés de la présence sur le territoire camerounais et de l’évaluation des risques d’une migration de retour vers une société toujours à la recherche d’un équilibre socio-politique. En interrogeant le champ foncier, on peut s’inscrire dans cette perspective en le considérant comme un nouvel enjeu pour l’insertion durable et définitive des réfugiés. Ces propos peuvent d’ailleurs justifier quelques statistiques sur les retours volontaires stimulés par le HCR.

4.1. Enjeux fonciers actuels

Les flux d’immigrants tchadiens s’accompagnent aujourd’hui dans quelques localités d’une sédentarisation dont l’indicateur le plus important reste cette boulimie foncière caractérisée par « une concurrence croissante pour la terre, avec des stratégies foncières anticipatives, opportunistes et polymorphes » (Mathieu, 1994, p.37) de la part de ces acteurs avec des conséquence sur l’équilibre social dans la mesure où la terre devient le centre névralgique de nouveaux conflits sociaux entre ceux qui se disent naturellement autochtones (les populations anciennement installées dans ces territoires) et ceux qui réclament le droit à l’autochtonie (les réfugiés et immigrés), en développant de nouvelles formes de droits à la propriété foncière, notamment selon le droit positif. On assista dans ce sens à un phénomène d’aliénation foncière dans la mesure où les nouvelles pratiques d’acquisition de la terre tendent à se formaliser pour une plus grande sécurité foncière. Ainsi, l’individualisation et l’atomisation des terres deviennent l’une des formes d’exploitation des espaces occupés (Mathieu, 1994).

4.2. Une dynamique d’intégration par l’immobilier : « avoir un chez… »

Face à la pression démographique et surtout cette immigration-réfuge, l’espace social et particulièrement le « champ foncier » est comme un enjeu de stratégies complexes ayant une dimension défensive (la sauvegarde de droits fonciers) et positive (assurer les conditions de reproduction du réseau familial). Il font l’objet de demandes diverses et concurrentes à travers la mise en œuvre de modes divergents d’appropriation et d’usage (Hesseling, 1991). Dès lors, le foncier devient un enjeu crucial engendrant des stratégies diverses des populations qui réclament le droit à la différence et une meilleure intégration par la reconnaissance de leurs droits. Dans ce sens, l’acquisition d’un titre foncier peut être très importante dans le processus territorial de leur intégration et même déterminer les nouveaux types de rapports avec les autochtones. Sa recherche traduit une volonté d’enracinement et surtout l’espoir placé dans ces localités  d’accueil comme milieu de vie à très long terme.

4.3. Mode d’acquisition des terres et des logements : une composante des changements dans les rapports au foncier

C’est également au niveau des modalités d’accès à la terre (pour les propriétaires) et au logement que peuvent se lire les changements survenus dans les trajectoires d’insertion de ces réfugiés au Cameroun. Ces transformations mettent en relief une volonté manifeste d’enracinement social ou d’insertion durable par l’accès à la propriété. Pour analyser l’accès à la propriété résidentielle, nous avons retenu quatre modalités : l’achat (soit d’un nouveau logement, soit d’un ancien logement), le financement personnel de la construction, l’héritage et le don. L'accès à la propriété foncière s’inscrit toujours dans un projet immobilier (construction d’un logement personnel) et permet de comprendre comment ces populations accèdent à la propriété. Cette dernière est en grande partie le résultat d’un financement personnel.

L’appropriation de la terre renvoie à deux registres spécifiques qui sont à inscrire dans les deux trajectoires des régimes fonciers qui ont prévalue : « l’affectation à un usage et l’attribution du droit de disposer »  (E. Le Roy, 1991, p. 27) :

  • l’achat et la vente. Ils relèvent de nouvelles stratégies d’accumulation du capital foncier retransmis par la suite comme patrimoine lignager par les ascendants aux descendants. Cette pratique est en interaction directe avec l’héritage, car les ressources foncières acquis par un achat ne peuvent plus être vendus, même aux nouveaux arrivants.
  • L’héritage permet la reproduction sociale et des inégalités dans l’accès à la terre entre catégories familiales et sociales car il permet de légitimer les droits coutumiers des premiers immigrants devenus ‘‘propriétaires’’ de fait. C’est ce qui peut expliquer cette course à l’appropriation foncière principalement par l’achat et la recherche des titres fonciers comme procédé de formalisation des transactions foncières. Mais la précarité du statut d’occupation des terres résulte de l’absence de formalisation conventionnelle par l’obtention des titres fonciers. Les familles réfugiées sont beaucoup exposées aux conflits fonciers pour cette raison fondamentale, et à cause de la ruse de leurs voisins dits autochtones.
  • Le don qui est un mode d’appropriation qui résulte de la mise à contribution des constellations relationnelles (réseaux religieux, ethnique, communautaires).
  • Le métayage comme une forme de rapports fonciers. Il s’agit d’un mode d’affectation à un usage d’une parcelle de terrain sans acquisition du droit de propriété ou sans « attribution du droit de disposer ». Dans sa pratique, elle se confond parfois à un transfert des droits d’usage à un tiers pour la mise en valeur temporaire. Dans certains cas, ce transfert s’accompagne nécessairement du versement d’une partie des récoltes au propriétaire. Dans d’autres, il s’agit d’une location des terres. Cette pratique est courante dans les régions où se pratiques la riziculture et la culture de l’oignon, au sein des groupes Toupouri et Gambay. Cette forme d’usage permet de garder des habitudes agricoles traditionnelles, mais fait perdre aux familles le droit de propriété foncière.

4.4. Le développement de l’habitat non locatif : une expression de l’évolution du statut d’occupation du logement chez les réfugiés

Le développement de l’habitat non locatif est la matérialisation la plus évidente de l’émancipation résidentielle, caractérisée par l’accès à la propriété et surtout une croissance relativement importante des investissements dans le logement, à usage personnel et familial. C’est l’expression spécifique de l’évolution dans les statuts résidentiels des chefs de ménage.

4.5. Entre droit positif et droit coutumier : les logiques des conflits fonciers entre autochtones et allogènes

Comme dans la plupart des sociétés contemporaines, «la question foncière se caractérise par la coexistence de plusieurs systèmes de normes qui se surimposent les uns aux autres, sans que l’une puisse complètement s’imposer» (P. Lavigne Delville, 1998, p. 370)Cette ambiguïté foncière repose la précarité des modes d’accès à la terre et des droits y afférents. Héritée de la colonisation, le système foncier moderne consacre le caractère absolu du droit de propriété comme inviolable et attribution d’un bien à une personne juridique. Il suppose donc la transformation des droits coutumiers en titres fonciers par l’immatriculation des terres possédées avec la mise en œuvre des premières politiques foncières (régime domanial, régime de la propriété foncière, etc.). A l’opposé, avec le système coutumier, c’est l’appartenance au lignage dominant qui confère à l’individu, en tant que membre de la collectivité tribale, des droits fonciers spécifiques (usage, propriété).

Par ailleurs, l’accès à la terre peut se lire à travers les hiérarchies lignagères, les rapports d’alliance. Mais c’est surtout la position au sein de la famille qui semble déterminante. La terre prend dans ce sens le statut d’un patrimoine commun (familial et lignager) qui « est, par définition inaliénable, ce qui le distingue fondamentalement de la propriété, et il est de nature intergénérationnelle – on le doit inaltéré aux générations suivantes – (…) il a un caractère permanent et il est intimement lié à l’identité de ses titulaires dont il est une composante essentielle »(E. Le Roy, 1996). En réalité, les rapports fonciers sont de plus en plus sous-tendus par des conflits latents que risquera d’amplifier le croît démographique actuel qui caractérise la partie septentrionale du Cameroun avec l’arrivée toujours permanente de nouveau réfugiés.  Au fur et à mesure que se ressentira la pression démographique face à l’absence graduelle des terres, il s’établira une logique conflictuelle entre les autochtones et les « new-comers » tchadiens, surtout dans les zones d’implantations récentes où ils n’ont parfois pas bénéficié de l’homogénéité ethno-culturelle comme dans la Bénoué. On a d’ailleurs assisté depuis 2002 à de nombreux conflits fonciers soutenus en sourdine par des élites locales dans la localité de Lagdo.

4.6. De nouvelles transactions sociales entre réfugiés et autochtones : vers l’aliénation foncière

Les espaces et champs de l’intégration sociale dans l’analyse de l’immigration sont le plus souvent des cadres tels que le marché, les lieux religieux, l’école, etc. Mais selon le type et les logiques associés à chaque type de mobilités, il convient de retenir des cadres plus pertinents dans la perspective d’une approche contextuelle. Si les indicateurs précédents se sont déjà révélés comme des vecteurs des conflits et des rapports sociaux en général, il faut aussi relever l’importance accordée au marché foncier dans la perspective d’une immigration-refuge pour ces populations venues d’ailleurs. En effet, c’est autour de l’accès à la terre que l’on assiste le plus souvent à de nouvelles dynamiques sociales car en ville comme dans certaines campagnes du nord Cameroun, les anciens réfugiés sont en voie d’acquérir des droits de propriété sur des terres qu’ils obtiennent à travers de multiples formes de transaction et de médiation (recours à des chefs traditionnels, recours à la formalisation des droits fonciers par l’acquisition des documents juridiques, acquisition de la nationalité, pratiques nuptiales et constitution d’un patrimoine foncier familial, transmission du patrimoine foncier familial par l’héritage, etc.).

Dès lors, les différentes formes de rapports sociaux liés à l’accès à la terre dépendent fondamentalement des significations subjectives que les acteurs confèrent à la notion de propriété foncière en fonction des différents registres normatifs. La juxtaposition de deux systèmes aux logiques variées génère toujours des incertitudes pour les acteurs tant au niveau des recours en cas de litige que pour les droits fonciers réels. Comme on a pu le constater plus haut, c’est cette boulimie foncière qui permet aux autorités administratives de faire de cette divergence un facteur de capitalisation des ressources démographiques en ressources politiques et crée la vulnérabilité des réfugiés ou des groupes ethniques allogènes. C’est cette observation que réitère Mathieu lorsqu’il écrit : «Là où l’accès aux ressources est fortement politisé et la coexistence des règles confuse, ce sont généralement ceux qui ont le plus de ressources financières, ou ceux qui ont un accès privilégié au pouvoir politique et aux informations stratégiques (y compris le fait de pouvoir simplement connaître et utiliser la complexité des textes de loi) qui tirent le meilleur parti, dans leur propre intérêt, de la coexistence des normes et de la confusion réglementaire qui en résulte. La confusion et la non-application des règlementations foncières ne sont donc pas simplement des accidents ou des imperfections regrettables, et elles ne jouent pas un rôle négatif pour tout le monde». C’est dans ce sens que la terre doit se comprendre comme un nouvel enjeu des rapports sociaux, autant qu’une composante de l’asile. Le champ foncier est pour ainsi dire l’objet de conflits entre différents groupes d’acteurs en présence sur l’échiquier social, des polémiques dont l’enjeu reste la domination, l’exploitation et la marginalisation. C’est ici qu’apparaît le plus le caractère sociologique et culturel de la terre dans la mesure où en tant que territoire social, la terre est associée à deux idées importante relevées d’ailleurs par Moles et Rohmer dans leur Psychologie de l’espace ; à savoir principalement celle d’appropriation ou d’identification et celle d’usage. En outre, la terre reste aujourd’hui une importance source de sécurité existentielle, justifiant par ailleurs le processus d’aliénation en cours.

L’aliénation foncière dont il est question ici est basée sur une conception mercantile de la terre qui consacre l’individu en détenteur de biens, dans un contexte capitaliste marchand. Les nouvelles modalités de l’accès à la terre et l’ensemble des enjeux qui l’entoure créent dans et entre les structures familiales de nouvelles catégories sociales, des plus vulnérables aux plus nanties avec le degré de sécurisation foncière comme indicateur le plus efficient. Il s’agit de propriétaires et de squatters. Ces diverses modalités définissent des modes différentiels de transferts intergénérationnels (ou intra-familial) des ressources foncières, d’appartenance et d’intégration à la macro-société, en suscitant des complexes de marginalisation, qui renforce le degré de politisation des associations de réfugiés. Ceci a créé des relations sociales qui aggravent les inégalités intra-familiales et inter-indivuelles en renforçant l’accumulation des capitaux. Ainsi, la privatisation des droits fonciers particuliers s’expriment généralement en termes d’exclusion, de production des inégalités sociales (Riddle, 1998). C’est pourquoi A. Durand-Lasserve et J.F. Tribillon confèrent au « champ foncier » une multifonctionnalité lorsqu’il affirme « qu’il est l’objet de possession, d’appropriation, de location, d’envahissement de fait, d’exclusion (les ‘’sans terres’’), de dépossession du fait d’actions privées ou publiques, etc. »

5. En guise de conclusion

L’arrivée et l’installation quasi définitive des immigrants ou de réfugiés sur un territoire donnée s’accompagnent toujours d’une dynamique d’insertion socio-spatiale dont les conséquences sur l’équilibre social ne sont pas négligeables. En effet, l’examen de l’exemple de l’immigration tchadienne au nord du Cameroun montre comment cet afflux peut créer, avec le temps de nouvelles logiques foncières et économiques rendant ainsi toute la pertinence des interrogations sur les enjeux économiques et fonciers de l’asile en général. Poussés par l’insécurité dans les lieux de départ, les réfugiés peuvent progressivement renier leur patrie en décidant de se sédentariser sur les terres d’accueil surtout lorsqu’ils y éprouvent une certaine proximité socio-culturelle comme on l’observe à présent au Nord Cameroun. Comme on peut le constater et comme il en a été question dans bien d’autres régions du monde, la complexité et l’ambivalence des rapports entre autochtones et réfugiés ou immigrants autour de l’accès et l’appropriation de la terre sont liées à la multiplicité de logiques autour de ce nouveau capital qu’est la terre.

Objet d’enjeux sociaux variées, vers lesquels convergent de nombreux espoirs d’approriation-attribution, et nécessairement divergents pour l’ensemble des acteurs en présence dans une situation sociale donnée, le foncier est « prédéfini en fonction d’affectations qui lui sont reconnues ou imposées » (Crousse, Le Bris et Le Roy, 1986, p. 14).  Ainsi, l’immigration s’accompagne d’une modification progressive des systèmes de représentations sociales et des pratiques autour de la terre, pouvant mettre en conflits les autochtones et les allogènes. En effet, chaque groupe d’acteurs attribue à la terre des significations spécifiques valorisant en partie soit le droit coutumier, soit le droit positif moderne pour ainsi légitimer la propriété foncière. Pour les réfugiés, les nouveaux modes de rapports au foncier et les logiques qui les accompagnent témoignent de projet d’intégration inscrits dans le long terme. Ces rapports risqueraient-ils de se formaliser davantage à la faveur de la nouvelle loi foncière qui a décentralisé l’établissement des titres fonciers aujourd’hui au Cameroun?

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