L'asile au Sud : Afrique, Méditerranée...

Des « réfugiés-migrants » : les parcours d’exil des réfugiés mauritaniens au Sénégal

Marion FRESIA
Réseau « TERRA »

L’image la plus répandue du camp de réfugié est celle d’un espace fermé et isolé dans lequel des milliers de personnes vivent entassés, sous perfusion humanitaire. Cette image reflète surtout la situation des réfugiés installés dans les camps des pays d’Afrique de l’Est, où les politiques d’asile sont devenues de véritables politiques policières visant à confiner les exiles dans des espaces ségrégués. Ailleurs, aux deux Congo, au Gabon, ou encore en Afrique de l’Ouest, les réfugiés sont généralement dispersés dans une multitude de sites le long des frontières internationales et bénéficient d’une liberté de circulation plus importante. Mais quelle que soit leur forme, ouverts ou fermés, étroitement contrôlés ou non, les sites de réfugiés ne sont en pratique jamais complètement « isolés ». Le déplacement forcé et le regroupement dans des camps suscitent sans cesse de nouvelles formes de mobilités activement recherchées par les individus pour reconstruire un capital économique, social et politique. Lorsque la liberté de circulation des réfugiés est restreinte, voire interdite, ces mobilités ne disparaissent pas pour autant. Elles deviennent simplement « clandestines » et  « invisibles » aux yeux de l’observateur non averti. Ainsi, même les camps les plus isolés et contrôlés comme Dadaab au Kenya ou  Kigoma en Tanzanie se situent au cœur de chaînes migratoires et de transferts financiers considérables entre leurs habitants, les réfugiés urbains et la diaspora exilée dans les pays occidentaux (S.Turner, 2002 ; Horst, 2002). 

Toutefois, mettre en évidence l’existence de ces mobilités « recherchées »  ne va pas toujours de soi, car elles se construisent sur plusieurs territorialités et catégories identitaires à la fois et empruntent souvent les voies de l’informel et de la clandestinité. A partir de l’exemple des Mauritaniens réfugiés au Sénégal, cet article se propose d’illustrer comment, en adoptant une méthode de recherche empirique, il est possible d’apporter un éclairage sur cette frontière floue entre migration « forcée » et migration « recherchée ». En se situant tour à tour de l’intérieur puis de l’extérieur d’un site de réfugié, et en travaillant à l’échelle des cercles élargis de parenté et d’amitié, nous avons en effet identifié au moins trois filières migratoires qui se sont constituées à partir des sites de réfugiés. Elles ont permis aux Mauritaniens de se reconstruire en toute discrétion, sans dépendre de la seule assistance humanitaire, en articulant des activités rurales, proches des sites, à des activités urbaines, plus éloignées. Après avoir brièvement rappelé le contexte d’arrivée et d’installation des réfugiés mauritaniens au Sénégal et présenté la méthode de recherche utilisée, nous expliquerons comment chacune de ces filières s’est progressivement constituée à partir des camps. Nous analyserons quelles ont été les logiques sociales qui les ont animées et leurs conséquences sur les parcours d’exil des réfugiés.  

1. Une mobilité « sous contrainte » : la crise de 1989

En avril 1989, un incident frontalier entraîne un déchaînement de violences communautaires à Dakar et à Nouakchott ainsi que la rupture des relations diplomatiques entre le Sénégal et la Mauritanie. Chaque pays rapatrie alors ses ressortissants respectifs par voies terrestre et aérienne, mais en Mauritanie, le gouvernement en profite aussi pour expulser des milliers de ses propres ressortissants, d’authentiques mauritaniens qui pouvaient facilement se confondre avec des Sénégalais du fait de la couleur de leur peau.  Pour le gouvernement, l’objectif était d’écarter certains fonctionnaires, appartenant principalement au groupe ethnique haalpulaar, qui dénonçaient l’oppression subie par les Noirs en Mauritanie et menaçaient le pouvoir en place. Il s’agissait également de libérer des terres dans le Sud du pays en expulsant les agriculteurs et éleveurs haalpularen qui en avaient traditionnellement le contrôle, et en les redistribuant à de riches commerçants maures qui faisaient allégeance au régime.

Chassés vers la rive gauche du fleuve Sénégal après avoir été dépossédés de leurs papiers d’identité, de leur cheptel et de leurs terres, les Haalpulaaren mauritaniens n’arrivèrent pas en terre inconnue. Agriculteurs comme éleveurs avaient l’habitude d’aller et venir de part et d’autre du fleuve où ils avaient des terres, des membres de leur famille et des amis. Leurs grands-parents ou arrière-grands-parents étaient en effet originaires de la rive gauche du fleuve qu’ils avaient quittée au début du 20ème siècle pour s’installer sur la rive mauritanienne. En 1989, de nombreux réfugiés furent ainsi hébergés et secourus par leurs parents sénégalais tandis que d’autres furent pris en charge par la Croix Rouge et regroupés dans plus de 250 petits sites le long de la frontière sénégalo-mauritanienne (cf carte 1). Reconnus par le gouvernement sénégalais comme « réfugiés » de prima facié, c’est-à-dire de manière collective et à priori, tous bénéficièrent d’une aide humanitaire et de la protection juridique du HCR pendant presque dix ans.

Cet article s’appuie sur la situation des réfugiés du camp de Ndioum, le plus grand du département de Podor (plus de 2000 habitants en 1989), situé à 1 km de la commune de Ndioum. Hétérogène, ce site est constitué d’une majorité d’éleveurs peuls, qui habitaient le Sud de la Mauritanie, et d’une minorité d’anciens fonctionnaires, enseignants, infirmiers et militaires, qui étaient en poste dans les grandes villes mauritaniennes. Dépossédés de leur cheptel, les éleveurs arrivèrent particulièrement démunis d’autant plus qu’ils n’avaient pas de parents proches dans la zone de Ndioum. Ils n’eurent pas d’autres choix que d’être pris en charge par la Croix Rouge et le HCR, et acheminés vers le camp le plus proche de leur point d’arrivée. Certains fonctionnaires avaient, par contre, des membres de leurs familles parmi les Ndioumois mais ils préférèrent rejoindre le camp afin d’être plus visibles aux yeux de la communauté internationale et dénoncer l’ampleur du préjudice subi. 

Les Mauritaniens du site de Ndioum reçurent une assistance en vivres jusqu’en 1995 et un appui dans les secteurs de la santé et de l’éducation jusqu’en 1998. Notre enquête de terrain s’est donc déroulée dans une situation caractérisée par le désengagement progressif du HCR et une faible médiatisation de la problématique des réfugiés mauritaniens. Ce contexte d’étude nous a  permis d’observer les réfugiés en dehors des institutions que les « nomment » et d’adopter très vite un regard « distancié » sur notre objet d’étude. Ayant la possibilité de séjourner au sein même des sites et d’observer quotidiennement les activités et les pratiques des réfugiés, nous nous sommes aperçus que les « choses ne sont pas toujours ce que l’on croit qu’elles sont » et que « les acteurs ne jouent pas toujours le rôle que leur assigne leur statut » (Becker, 1986). 

Très vite en effet, il est apparu évident que la vie des réfugiés ne se résumait pas à ce qui se passait au sein du site de Ndioum où il n’y avait que des femmes, des enfants et des vieillards, mais qu’elle se déroulait également sur d’autres scènes situées à l’extérieur du site, dans des lieux plus ou moins éloignés. Pour reconstruire les parcours d’exil des réfugiés, il nous est alors apparu évident qu’il ne fallait pas s’arrêter aux seuls individus habitant le site de Ndioum, mais les replacer dans un cercle d’appartenance parentale et amicale plus large, afin de retrouver la « trace » de leurs frères, neveux, leurs fils ou leurs cousins « absents », mais dont ils dépendaient pourtant financièrement. Nous avons alors constate que la plupart des familles étaient en réalité dispersées entre les sites de la vallée du fleuve Sénégal, les zones pastorales du Ferlo sénégalais, les grands centres économiques d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique Centrale et les pays occidentaux.

2. Des migrations « recherchées » : l’exemple de trois filières migratoires

Trois types de filières se sont constituées à partir du site de Ndioum: des filières locales de migration économique, qui ne dépassent pas le bassin sénégalo-mauritanien, des filières de migration économique sous-régionale, qui s’étendent jusqu’en Afrique centrale, et des filières de migration politico-économique qui ont pour destination l’Europe et les USA.

2.1. Les filières migratoires du bassin sénégalo-mauritanien

En 1989, les éleveurs peuls arrivèrent à Ndioum démunis et leur expulsion eut pour conséquence désastreuse leur sédentarisation forcée. Leur priorité était d’obtenir des liquidités pour reconstituer au plus vite un petit cheptel, symbole de leur statut social comme économique. Dès les premières années, alors qu’ils recevaient encore des vivres, les plus âgés se contentaient de revendre une partie de dons, tandis que les plus jeunes décidèrent de pratiquer le commerce de contrebande entre la Mauritanie et le Sénégal. Cette activité leur permettait de faire du bénéfice rapidement grâce au taux de change sans engager un capital initial important. Toutefois, elle était très dangereuse : non seulement les militaires et les douaniers surveillaient à l’époque étroitement la frontière, mais surtout, les Mauritaniens n’étaient pas censés pouvoir rentrer dans leur pays d’origine au regard du droit international et de leur statut de réfugié.

Dans un premier temps, seuls quelques jeunes osaient faire ces va-et-vient nocturnes. Il s’agissait généralement des cadets de la famille qui, en Mauritanie, avaient été envoyés par leur famille dans les villes pour étudier et/ou faire du petit commerce. Mais cette activité se généralisa  rapidement si bien qu’une véritable filière de produits de contrebande se mit progressivement en place dans la vallée du fleuve Sénégal. Du commerce de simples biens de consommation tels que le sucre, le thé ou le cuir, d’autres jeunes se spécialisèrent dans les produits vétérinaires, et d’autres encore dans les pièces mécaniques et les produits de haute technologie (Fresia, 2004).

Lorsque les bénéfices obtenus étaient importants, les jeunes « fraudeurs » décidèrent d’investir leur argent dans l’ouverture de boutiques de produits manufacturés dans les grandes villes sénégalaises ou mauritaniennes, où personne ne les connaissait sous leur identité de « réfugiés». Ces villes étaient choisies là où ils avaient des connaissances ou des parents prêts à les aider dans leurs démarches administratives. En effet, les réfugiés ne pouvaient obtenir un registre de commerce ni une cantine au marché sur simple présentation de leur « récépissé de demande au statut de réfugié ». Seule document officiel dont ils étaient en possession, ce récépissé ne fut jamais reconnu en pratique par les administrations sénégalaises. Subissant tracasseries administratives et policières, les réfugiés n’avaient donc pas d’autres choix que d’obtenir des cartes d’identité sénégalaise par voie frauduleuse, avec l’appui de parents bien placés pour ouvrir leurs échoppes.

Ainsi certains s’implantèrent à Saint-Louis, à Thiès ou encore dans la zone de Lingère. Tandis que d’autres dont les parents ou soutiens se trouvaient toujours en Mauritanie,  choisirent de s’installer dans des villes mauritaniennes – ce qui supposait également d’obtenir de nouveaux papiers mauritaniens. Ici, ils se faisaient passer pour Sénégalais, et là pour des Mauritaniens non réfugiés, mais dans les sites, où ils laissaient leur famille, ils affichaient et affirmaient leur identité de réfugiés vis a vis des Ndioumois, des autorités locales et des organisations humanitaires.

Après quelques mois ou années d’activité, les jeunes boutiquiers embauchaient souvent un « aide-boutiquier », le plus souvent un neveu ou un cousin, choisi parmi les membres de la famille élargie qui avait facilité leurs démarches pour obtenir des papiers ou une cantine au marché. Ce soutien leur permettait de payer leur dette envers leurs bienfaiteurs tout en se libérant pour retourner plus souvent dans les sites. Les commerçants confiaient par ailleurs les activités de contrebande à leur plus jeune frère  et les produits ramenés de Mauritanie étaient en partie revendus au sein même de la boutique et en partie dans les marchés hebdomadaires.

Les revenus générés par le commerce de contrebande et la gestion de boutiques de produits manufacturés ont finalement permis aux jeunes peuls de reconstituer un cheptel conséquent, souvent bien plus rapidement que leurs frères aînés ou leurs parents qui ne maîtrisaient pas l’art de la « débrouillardise » acquis dans les milieux urbains ni même le « goût de l’aventure ». Ceux-ci vivaient autrefois dans les zones pastorales et n’avaient jamais acquis d’autres compétences que l’élevage ou l’agriculture. Aussi, le cheptel  était-il généralement confie à leurs aînés, qui s’occupent de nourrir le bétail dans les zones pastorales situées dans le prolongement des sites de réfugiés. 

Les boutiques de réfugiés mauritaniens se sont ainsi progressivement multipliées dans les grandes agglomérations du bassin sénégalo-mauritanien. On remarque même que chaque cercle de parenté ou « lignage peul » s’est implanté dans une localité bien particulière : les GamanaaBe à Thies, les WodaaBe à Saint-louis, les UururBe a Linguere etc (cf.carte 2). Cela s’explique par le simple fait que les foyers de « réfugiés-migrants » s’élargissent par le biais du couple patron-apprenti. En effet, après quelques années d’économies, les aides-boutiquiers, qui sont aussi les neveux, cousins et/ou jeunes frères des commerçants,  investissent à leur tour dans l’ouverture d’une boutique et si leur activité marche bien, ils appellent eux aussi un autre parent pour venir les seconder dans leur travail… Par effet de « cascade »,  les boutiques appartenant à un même cercle de parenté et de connaissances (le lignage) se multiplient ainsi dans une même localité. Cette expansion rapide du commerce des réfugiés peuls fut donc possible grâce à la capacité des jeunes peuls à conserver leurs liens avec leurs parents et amis restés en Mauritanie tout en réactivant leurs relations avec leurs parents ou amis sénégalais avec qui ils avaient, avant les événements, des contacts sporadiques. 

Ainsi, certains jeunes peuls réussirent-ils à se reconstruire en toute discrétion, dans d’autres localités tout en laissant leur famille dans le site de Ndioum pour marquer leur appartenance sociale et identitaire au groupe des « réfugiés ». Toutefois, ces parcours de réussite ne concernent pas tous les groupes peuls de Ndioum ni de tous les jeunes ou « cadets » qui avaient fait en Mauritanie l’apprentissage d’un certain art de la débrouillardise. D’autres n’avaient pas de relations de parenté ou d’amitié aussi étendues ni des parents ayant suffisamment de moyens ou de pouvoir pour les soutenir. Eux sont devenus de simples migrants saisonniers et se sont insérés dans des filières de métiers subalternes. Ainsi, certains groupes de parente se sont-ils spécialisés dans des professions telles qu’électriciens, plombiers et/ou chauffeurs en Mauritanie. Ils se rendent quelques mois à Nouakchott pour des contrats ponctuels puis rentrent dans le site de Ndioum où ils font du petit commerce de caprins ou des contrats de métayage sur les champs des Ndioumois. Leur situation économique est précaire et ne leur a pas permis de reconstituer un cheptel conséquent.

2.2. Les filières de migration économique sous-régionale

Les filières de « réfugiés-migrants » qui s’étendent au-delà du bassin sénégalo-mauritanien en Afrique de l’Ouest mais aussi en Afrique Centrale concernent deux groupes à l’opposé de la hiérarchie sociale.

Les premiers sont les fils de notables, qui habitent un autre site de réfugiés implanté non loin de Ndioum, dans les zones de décrue, et formé essentiellement par des agriculteurs. Propriétaires fonciers aussi bien sur la rive mauritanienne que sénégalaise, sont en constante recherche de liquidités pour financer les intrants et la main d’œuvre pour exploiter leurs périmètres irrigués et préserver leur patrimoine foncier de part et d’autre du fleuve. Leurs fils aînés partent pour cela vers la Côte d’Ivoire ou le Cameroun pratiquer le commerce de produits manufacturés et renvoient l’argent à la famille restée sur place. Leur voyage est financé par leur père ou leur oncle qui soutient pleinement leur projet migratoire. Dans ce cas, les réfugiés ne font que s’insérer dans des filières de migration commerciale qui leur préexistaient, a l’inverse des éleveurs peuls massivement reconvertis au commerce après les événements de 1989 et avec leur sédentarisation forcée. Les filières migratoires des agriculteurs haalpulaaren vers les autres pays de la sous-région datent en effet des années 30-40 (Ba, 1995 ; Bredeloup, 1995). Les colonies de haalpulaaren dans ces pays se sont multipliées suivant un principe similaire à celui décrit ci-dessus, c’est-a-dire en faisant venir des parents du village d’origine pour travailler comme apprentis, parents qui, à leur tour, ouvrent leur propre boutique après quelques années d’économies. Si cette migration là s’inscrit dans une continuité historique, elle s’est néanmoins amplifiée avec le déplacement forcé, la perte subie de nombreux biens et le besoin urgent de liquidités. De plus, en réactivant les liens avec les parents sénégalais, à travers des mécanismes d’hospitalité et d’entraide, beaucoup sont partis grâce, ou sous l’influence de leurs parents sénégalais, qui avaient l’habitude de voyager beaucoup plus loin que les haalpulaaren mauritaniens.

Le second groupe de réfugiés migrant vers d’autres pays de la sous-région est au contraire formé par des personnes défavorisées telles que les anciens esclaves et/ou les plus jeunes, généralement les benjamins de la famille. Ces départs ne sont pas décidés par la famille mais individuellement et sont motivés par la volonté de s’émanciper et/ou de partir à l’aventure. La destination finale est souvent inconnue et le migrant traverse plusieurs pays où ils pratiquent divers « petits boulots » tels que le commerce ambulant ou l’exploitation des mines de diamants, avant d’arriver à destination. Le parcours se dessine au gré des rencontres et des rumeurs qui circulent sur les endroits où l’on peut faire fortune facilement. L’argent n’est pas, dans ce cas, renvoyé à la famille et ne sert pas à financer une activité rurale, agricole ou pastorale, comme dans les deux cas précédents. Ces parcours sont souvent très risqués et ponctués de nombreux obstacles, d’autant plus que les structures communautaires d’accueil des migrants haalpulaaren (suudu), implantées depuis des décennies dans les pays de destination, tendent à se démanteler livrant ainsi de plus en plus le migrant à lui-même (Bredeloup, 1995). Il arrive désormais que celui-ci soit victime de rafles policières et qu’il ne revienne plus, laissant derrière lui femmes et enfants dépourvus de tout soutien dans les sites de réfugiés.

Plusieurs critères déterminent dans ce cas la « réussite » du migrant : le statut social avant le départ (célibataire ou père de famille), le type de projet migratoire (soutenu par la famille et articulé au financement d’une activité rurale ou non) et la présence d’autres parents ressortissants du même village d’origine dans le pays de destination.

2.3.  Les filières de migration occidentale via le statut de réfugiés

Il existe une troisième filière de migration qui, des sites de réfugiés, s’étend jusqu’en Europe et aux Etats-Unis. Elle se distingue des précédentes en ce qu’elle a une dimension avant tout politique, et se construit officiellement via le statut de réfugié et la procédure dite de « réinstallation ».

Cette procédure est l’une des trois « solutions durables » prévues par le droit international pour permettre aux réfugiés de retrouver son pays d’origine ou à défaut, un pays qui lui assurera sa protection juridique. Lorsque le rapatriement dans le pays d’origine n’est pas envisageable, et que l’intégration dans le premier d’asile ne peut s’effectuer soit pour des raisons économiques (impossible de subvenir à ses besoins) soit sécuritaires (menaces sur sa sécurité physique), la réinstallation vers un deuxième pays d’asile devient alors la seule option restante du point de vue du droit international. La réinstallation s’effectue généralement vers un pays d’asile européen ou américain, qui a accepté d’accueillir des réfugiés dont la situation répond aux critères mentionnés ci-dessus, et à des critères additionnels tels que la nécessité d’avoir été reconnu réfugié à titre individuel et non de prima facié.

A Ndioum, comme ailleurs dans la vallée, les anciens fonctionnaires de l’administration mauritanienne sont ceux qui dirigeaient le site et représentaient localement le parti politique des Forces de Libération des Africains de Mauritanie (FLAM). Formation clandestine en Mauritanie, les FLAM dénonçaient l’oppression et la discrimination dont les Noirs de Mauritanie faisaient l’objet dans leur pays. Exilés au Sénégal, leurs leaders gagnèrent en pouvoir et en visibilité en recrutant dans leurs rangs la plupart des éleveurs peuls avec qui ils cohabitaient dans les sites, et en communiquant systématiquement leur positionnement politique aux ONGS, journalistes, délégations diplomatiques et autres organisations venus s’enquérir de leur situation. Anciens enseignants, militaires et infirmiers, ils prirent rapidement la direction de toutes les infrastructures scolaires et sanitaires installées dans les sites, ainsi que des comités de direction mis en place par le HCR pour faciliter la gestion de l’assistance. A ce titre, ils recevaient des indemnités salariales du HCR leur permettant de vivre sans avoir recours à d’autres activités professionnelles. Contrairement aux autres hommes du village, ils étaient donc les seuls à rester « sur place », et cela allait de leur intérêt propre pour rester visible et accueillir toute personne étrangère venue se renseigner sur la situation des réfugiés mauritaniens. Autrement dit, ils faisaient office de porte-parole et de représentants des réfugiés, mais aussi d’intermédiaires entre les réfugiés et le HCR pour assurer la gestion de l’assistance humanitaire.

Très actifs politiquement, ces fonctionnaires avaient crée des cellules politiques dans chaque site de la vallée du fleuve et étaient, dans un premier temps, soutenus par le gouvernement sénégalais, qui avait lui-même rompu ses relations diplomatiques avec la Mauritanie. Toutefois, à partir de 1992, lorsque les relations entre les deux pays furent rétablies, le Sénégal se désolidarisa progressivement de la cause des réfugiés. Subissant la pression de son homologue mauritanien qui menaçait de procéder à de nouvelles expulsions de Sénégalais, le gouvernement souhaita en effet que les réfugiés se fassent les plus discrets possibles et cessent leurs activités politiques.

A partir de 1997, les leaders des FLAM furent étroitement surveillés par la brigade spéciale sénégalaise, et sommés de dissoudre leurs associations avant de recevoir des menaces d’expulsion. Leur sécurité et leur protection n’étant plus « assurées » au Sénégal, les fonctionnaires s’organisèrent donc pour introduire des demandes de réinstallation vers des pays tiers auprès du HCR. De plus, au même moment, les indemnités salariales qu’ils recevaient au titre de leur fonction d’enseignants, d’infirmiers ou de dirigeants des sites furent suspendues tandis que leur incorporation dans l’administration sénégalaise était impossible du fait de leur nationalité.

Menacés d’une part, et sans ressources économiques de l’autre, ils mobilisèrent leurs connaissances au sein des administrations humanitaires pour que leurs demandes soient appuyées auprès des pays occidentaux. Bien qu’ils n’aient jamais été reconnus réfugiés à titre individuel mais de prima facié en 1989, les Etats-Unis acceptèrent de les accueillir pour des raisons avant tout géopolitiques. Des milliers de dollars ayant été investis par la Banque Mondiale dans l’aménagement de la vallée du fleuve Sénégal, il était de leur intérêt de préserver la stabilité politique de la région en éloignant ces leaders flamistes considérés comme des « éléments perturbateurs ».  Pour ces derniers, la réinstallation était une aubaine à la fois économique et politique ; elle permettait à eux et à leur famille nucléaire d’améliorer leurs conditions de vie tout en ayant accès à de nouveaux moyens de communication et de lobbying pour poursuivre leur combat politique à partir des Etats-Unis.

Ainsi, en novembre 2001,  42 familles « flamistes », soit plus de 240 personnes, furent réinstallées aux Etats-Unis. Ces personnes furent choisies à partir d’une liste que les leaders des FLAM présentèrent au HCR et à l’ambassade américaine, liste sur laquelle ils avaient inscrit les plus militants d’entre eux, des « camarades politiques » qui étaient aussi bien souvent des camarades de même promotion. De fait, une fois sur place, ils n’ont pas tardé à reformer des associations à caractère social sous couvert desquelles ils continuent jusqu’à aujourd’hui à mener des activités politiques. Basés à New York et Washington, ils organisent des marches, contactent les médias et font du lobbying auprès du Parlement pour tenter de se faire entendre. Ils tentent également de maintenir un certain contrôle sur les sites de réfugiés dont l’existence même légitime leur combat politique, en renvoyant régulièrement de l’argent à leurs « clientèles politiques » locales et en participant au financement de certaines opérations humanitaires, ou de construction d’infrastructures collectives. Toutefois, ils sont voués à effectuer des métiers subalternes comme gardiens, restaurateurs ou travail à la chaîne souvent mal vécus pour des « intellectuels », anciens fonctionnaires de l’administration mauritanienne et politiciens reconnus…

Cette filière de migration vers les pays occidentaux s’est donc constituée via le statut de réfugié et l’adhésion à un parti politique d’opposition au gouvernement mauritanien. Dans ce cas de figure, ce ne sont pas les relations de parenté qui ont permis de migrer, mais le degré de militantisme et d’activisme politique au sein des FLAM ainsi que des sites de réfugiés et des relations de camaraderie politique. Mais cette filière de migration se différencie des autres avant tout parce qu’elle est légale. Elle s’opère grâce au statut de réfugié et non pas par la voie clandestine ni l’obtention frauduleuse de papiers d’identité sénégalais ou mauritaniens. De plus, c’est une filière qui s’est structurée autour de considérations politiques et non pas uniquement à partir de motivations économiques, comme dans les cas précédents.

Les inégalités sont donc grandes entre les réfugiés qui se sont insérés dans l’une ou l’autre des ces filières migratoires. Les uns empruntent la voie de l’illégalité parce qu’ils n’ont pas d’autres choix pour survivre économiquement et parce qu’ils ne disposent pas d’autres pièces d’identité que de « simple récépissés de demande du statut de réfugié », tandis que les autres migrent en toute légalité grâce à leurs titres de voyages et parce qu’ils ont choisi de mener des activités politiques dans les sites. Ces inégalités ont pour conséquence de redéfinir les rapports de pouvoir entre, mais aussi, au sein des familles restées dans les camps, car ceux qui ont des parents immigrés aux Etats-Unis ont maintenant un pouvoir économique bien plus important que ceux dont les parents sont en Afrique de l’Ouest ou Centrale. 

3. Des logiques multi-locales : le jeu entre visibilité et invisibilité

L’existence de différentes filières migratoires qui se structurent à partir des sites de réfugiés met en évidence l’hétérogénéité de la population réfugiée. Les Mauritaniens du seul site de Ndioum connaissent des mobilités géographiques comme sociales très diverses suivant le cercle de parenté, d’amitié ou de camaraderie politique auquel ils appartiennent, mais aussi suivant leurs origines sociogéographiques (urbaines/rurales), leur âge (cadet/benjamin/aîné) et leurs compétences (administratives, commerciales ou techniques).

Au-delà de cette diversité, on remarque néanmoins que la structuration de ces filières migratoires a répondu à des logiques sociales similaires qui s’articulent autour d’une même recherche de sécurité, d’un même jeu entre visibilité et invisibilité du statut de réfugié, et d’une même tendance à s’appuyer sur un  vaste réseau de connaissances pour se reconstruire.

3.1. La multilocalité comme recherche de sécurité 

Les filières migratoires construites par les réfugiés répondent d’abord et avant tout à une logique de survie et de recherche de sécurité.

La plupart des réfugiés sont arrivés démunis, dépossédés de leur cheptel, de leurs terres ou de leurs fonctions administratives. Tous voulaient obtenir des liquidités au plus vite afin de reconstruire un capital économique, social et/ou politique. Se contenter de recevoir des vivres n’était donc pas une option. Aussi, chacun se spécialisa spontanément dans un domaine où il avait le plus de compétences professionnelles, et se dirigea vers des localités où  il pouvait trouver des opportunités économiques, mais aussi des parents ou connaissances susceptibles de le soutenir dans le démarrage ou l’expansion de son activité. Toutefois, une partie de la famille resta toujours au camp de  réfugiés, en général les femmes, les enfants et/ou les plus âgés, afin de défendre son statut de réfugié et maintenir ses revendications vis-à-vis du gouvernement mauritanien.  

Ces logiques multilocales ne sont donc pas des « stratégies », mais des réponses à un ensemble de contraintes découlant de la dépossession, de l’exil forcé, et de la non-reconnaissance des droits liés au statut de réfugié. Elles sont aussi la conséquence de l’hétérogénéité même des origines professionnelles des réfugiés qui, en Mauritanie déjà, étaient très diverses au sein même des familles. Avant les événements en effet, les familles haalpulaaren étaient déjà dispersées entre les zones rurales et urbaines et/ou associaient des activités « primaires » (élevage, agriculture) à des activités commerciales ou salariées. Dans une étude menée sur les Peuls de la vallée du fleuve Sénégal (1994), Santoir confirme qu’au cours de cette décennie, la diminution chronique du cheptel – liée plus à des facteurs externes que climatiques – obligea de plus en plus les éleveurs à trouver des moyens financiers pour renouveler ou accroître leurs troupeaux. Il note que, dès les années 80, le bétail commence à être commercialisé et que la vente au détail de produits de cueillette, de charbon ou encore de services magico-religieux, se répand. Il explique cela notamment par l’introduction de la culture irriguée qui contribue à réduire les espaces de pâtures dans les zones inondables et ne permet plus aux éleveurs  de réunir comme autrefois des activités agricoles à des activités pastorales. 

Les trajectoires des réfugiés s’inscrivent donc dans des tendances économiques lourdes de la vallée du fleuve Sénégal. Toutefois les événements de 1989 et l’intervention humanitaire ont aussi contribué à infléchir ces dynamiques d’une nouvelle manière en imposant aux réfugiés un nouveau cadre de l’action, porteur de nouvelles contraintes mais aussi de nouvelles opportunités.

3.2. Un nouveau cadre de l’action :  le statut de réfugié

Ces logiques migratoires qui s’étendent de la Mauritanie jusqu’en Afrique centrale et qui répondent, du point de vue de l’histoire locale, à une recherche de sécurité et d’opportunités économiques en fonction des réseaux d’appartenance,  sont considérées, au regard du droit international et national, comme illégales et clandestines.

Le droit international considère en effet que toute personne qui rentre et travaille dans son pays d’origine ne peut plus se prévaloir du statut de réfugié, celui-ci étant fondé sur la « crainte » légitime d’y risquer la persécution. De même, la législation internationale n’autorise pas les réfugiés à se rendre dans un pays tiers sans obtenir au préalable un « titre de voyage », document officiel délivré au compte goutte par les autorités de leur pays d’asile. Enfin, la jurisprudence considère qu’un individu ayant obtenu des papiers d’identité, et donc la nationalité, de son pays d’accueil ne peut plus se réclamer du statut de réfugié puisqu’il dispose désormais de la protection d’un nouvel Etat. Aussi du point du vue du droit et des catégories identitaires qui lui sont attachées, les « réfugiés-migrants » comme les Mauritaniens sont-ils considérés comme des « clandestins » des lors qu’ils quittent les pays d’accueil pour travailler.

Toutefois, la législation internationale reconnaît malgré tout aux réfugiés le droit de circuler librement et d’exercer une activité professionnelle dans leur pays d’accueil.  Or, celle-ci est rarement appliquée par les gouvernements des pays d’asile, qui considèrent souvent qu’octroyer aux réfugiés la liberté de résidence et de travail résulterait inéluctablement dans leur établissement permanent sur leur territoire.  Au Sénégal, comme ailleurs, un réfugié mauritanien ne peut donc pas travailler librement en tant que réfugié car les administrations locales ne reconnaissent pas leurs cartes comme des pièces d’identité valables et leur font systématiquement obstacle dès lors qu’ils veulent gagner leur vie en toute légalité.

Ce contexte structurel bien particulier lié au statut de réfugié  fait que les réfugiés sont contraints de se « cacher » ou de prendre une autre identité (sénégalais ou mauritanienne non réfugiée) pour pouvoir subvenir à leurs besoins. Ils sont forcés de s’éloigner de leur zone d’accueil (Ndioum) pour chercher du travail dans des localités où personne ne les connaît sous leur identité de réfugiés. Là, ils peuvent obtenir des papiers d’identité par voie frauduleuse qui leur permettront d’ouvrir des commerces, d’obtenir des prêts et d’investir. Autrement dit, l’absence de reconnaissance des « droits » liés à leur statut  fait que les réfugiés n’ont pas d’autres choix que de recourir à des logiques de dissimulation, d’éloignement et de clandestinité pour être autosuffisants. Si leurs activités sont mises à jour, ils se voient immédiatement accuses (par les gouvernements ou le HCR) d’être des « faux réfugies » puisque munis de papiers d’identité sénégalaise et visiblement « bien intégrés » dans leur pays d’accueil. Est donc perdu de vue le contexte structurel qui les a amenés au Sénégal (crainte de persécution politique en Mauritanie) tout comme celui qui les pousse à emprunter les voies de l’informel (l’impossibilité de travailler et circuler librement avec leurs simples récépissés). Seuls les anciens fonctionnaires n’ont pas eu besoin d’avoir recours à une autre identité ni à des logiques d’éloignement et d’invisibilité. Eux ont, au contraire, joué sur l’ « hyper-visibilité » de leur statut de réfugié afin d’obtenir et de légitimer leur rôle d’intermédiaires entre le HCR et les exilés, et être rémunérés dans le cadre de l’exercice de leur fonction de dirigeants des sites, enseignants au sein des écoles de réfugiés et/ou infirmiers au sein des dispensaires. Les indemnités salariales qu’ils recevaient à ce titre, en plus des vivres et des projets générateurs de revenus qu’ils captaient le plus souvent pour leur propre bénéfice, leur permettaient de vivre sans avoir besoin de mener d’autres activités.

Si ces logiques d’invisibilité et ce jeu sur les identités sont liés à un cadre structurel contraignant (l’absence de reconnaissance de droits), elles ont néanmoins, et aussi, constitué pour certains une source de nouvelles opportunités et un moyen de reconstruire un capital économique à l’abri des regards indiscrets. L’éloignement et le passage d’une catégorie identitaire à l’autre constituent aussi une façon d’échapper aux pressions sociales exercées par les membres de sa propre famille, et/ou de multiplier les sources d’enrichissement en différents lieux et sous différents visages. C’est également un moyen de se protéger contre les critiques des autres exilés, notamment les leaders, pour qui il est important que les niveaux de vie au sein des camps restent en apparence « homogènes » et que les réfugiés ne montrent aucun signe d’intégration dans le milieu local afin de défendre leur statut. Ainsi, dans les sites, personne ne doit savoir qui est riche ou qui est pauvre, et chacun se cache du regard de l’autre. Pour certains, la dissimulation apparaît donc aussi comme une stratégie pouvant permettre de maintenir « officiellement » une frontière entre les camps et le milieu autochtone, tout en s’intégrant « officieusement » dans le milieu local. Dans ce jeu sur les frontières et les identités, ce sont d’ailleurs souvent les plus riches et les plus intégrés dans les réseaux économiques locaux ou internationaux qui revendiquent avec le plus de virulence leur statut de réfugié ou de pauvre victime – comme c’est le cas, par exemple, de certains fonctionnaires « flamistes » mais aussi des commerçants devenus aujourd’hui grossistes. Le contexte humanitaire favorise ainsi des décalages croissants entre discours et pratiques.  

3.3. L’élargissement des réseaux relationnels

Pour répondre aux contraintes liées à leur statut de réfugies et reconstruire un capital économique et social, tous les Mauritaniens se sont aussi  appuyés sur leurs réseaux d’appartenance familiale, ethnique mais aussi politique et amicale. C’est en effet suivant ces cercles d’appartenance que les activités professionnelles se dessinent et que des filières économiques et des spécialisations par zone géographique se sont progressivement constituées. Ce phénomène est caractéristique des populations migrantes, qui choisissent de se déplacer dans un autre pays ou le sont de force. 

Santoir (1975) comme Bonte (1999) ont par exemple montré que l'expansion du commerce maure au Sénégal s'est faite à partir de l'utilisation de logiques tribales et familiales, et de la possibilité pour chacun de devenir aide-boutiquier chez un parent de même tribu. De même, en Côte d’ivoire, Bredoulp a montre que les immigrés haalpulaaren et wolofs se sont progressivement implantés suivant un système de remplacement des aînés par les cadets (au sens large). En contact à la fois avec les Maures dans les grandes villes mauritaniennes et les Haalpulaaren de la vallée du fleuve, il est possible de penser que les Peuls mauritaniens, reconvertis au commerce, ont été influencés par ces modèles d’organisation économique, au cœur desquels on retrouve le couple patron/apprenti permettant l’expansion rapide des foyers de migrants.

Le déplacement forcé et l’intervention humanitaire ont néanmoins permis aux réfugiés de multiplier leurs cercles d’appartenance d’une manière telle qu’ils se singularisent par rapport aux migrants « volontaires ». Installés dans une zone frontalière proche de leur pays d’origine et sur le territoire de leurs ancêtres, ils avaient en effet la possibilité de s’insérer ou de compter à la fois sur leurs réseaux d’appartenance côté mauritanien et sénégalais. En Mauritanie, la plupart des réfugiés avaient encore des amis, des parents, des promotionnaires, ou d’autres connaissances qui pouvaient les soutenir financièrement, les aider à obtenir des papiers d’identité ou constituer des fournisseurs pour le commerce transfrontalier. Au Sénégal, des réseaux existaient déjà mais l’exil forcé a contribué à les réactiver et les élargir. Cela s’est fait le plus souvent par la création de liens économiques avec la branche maternelle de la descendance, qui n’implique pas de relations de concurrence entre ses membres – contrairement à la branche paternelle – ou encore par des alliances matrimoniales entre réfugiés et Sénégalais. 

En plus de ces réseaux économiques et de parenté, à cheval entre les deux rives du fleuve, l’intervention humanitaire et le déplacement force ont également permis à certains réfugiés d’avoir un accès direct aux organisations internationales, non gouvernementales et aux gouvernements des pays occidentaux, ce qui n’est pas non plus le cas des migrants « volontaires ». En créant des organisations représentant les droits des réfugiés ainsi que de nouvelles cellules politiques, les exilés ont souvent triplé leurs appartenances associatives. Ils sont en effet le plus souvent membres à la fois à d’associations sénégalaises, d’associations mauritaniennes, et d’associations représentant les droits des réfugiés. De même ils appartiennent bien souvent à deux partis politiques en même temps, aux FLAM d’une part, et à un parti politique sénégalais – généralement celui de leurs parents ou bienfaiteurs - de l’autre, dont ils sont devenus les clients. L’appartenance à ces multiples réseaux sociaux est aussi révélateur d’un phénomène de cumul de repères identitaires particulièrement intéressant dans le sens où il n’est forcément pas neutre sur la construction du rapport à soi et aux autres. Loin d’être dépossédés de « soi », les parcours d’exil des réfugiés mauritaniens se caractérisent ici plutôt par une démultiplication de soi, qui peut aussi bien être source d’enrichissement que de malaise identitaire et de difficultés à se « re-trouver ». Que signifie en effet pour un jeune d’être « réfugié » sur le territoire de ses grands-parents, « clandestin » dans son propre pays en Mauritanie ou simple « migrant sénégalais » dans un pays d’Afrique centrale ?

4. Conclusion   

L’étude des trajectoires des réfugiés mauritaniens a souligné comment un déplacement forcé peut engendrer de nouvelles formes de migrations, qui sont à la fois « recherchées » et « contraintes »  par un nouveau cadre de l’action imposé par le statut de réfugié.

Trois éléments clés retiendront finalement notre attention. Tout d’abord, ces nouvelles filières migratoires, qui se structurent sur des réseaux relationnels préexistants, sont génératrices de fortes inégalités entre les réfugiés, suivant la destination choisie par le migrant, son statut social au sein de la famille et la voie migratoire empruntée – formelle ou informelle.  

Ensuite, fondées sur un jeu entre visibilité et invisibilité, et sur le passage fréquent d’une catégorie identitaire à une autre, ces mobilités recherchées ne contestent pas les contraintes spécifiques liées au statut juridique des réfugiés et au non-respect des droits qui lui sont attachés. Elles n’ont pas de portée réformatrice ou contestataire pouvant permettre de questionner des normes nationales et internationales inadaptées ou bien non appliquées, qui créent une situation où les réfugiés – à l’exception des fonctionnaires – sont obligés de rentrer dans l’illégalité ou l’informel pour assurer leur sécurité économique.   

Enfin,  ces filières migratoires qui se construisent sur plusieurs identités et statuts à la fois – réfugiés, migrants économiques, clandestins mais aussi Sénégalais, Mauritaniens, réfugiés ou haalpulaar – ne sont pas sans influencer la construction du rapport à soi et aux autres, et bien plus que de « perte de soi », l’exil semble ici donner lieu à des « feuilletés d’être successifs » dont les identités et les statuts rentrent sans cesse en contradiction les avec les autres.

Bibliographie

Ba, C.O. (1995). « Un exemple d’essoufflement de l’immigration sénégalaise: les Sénégalais au Cameroun ». Mondes en développement, vol 23 (n°91) : 31-43.
Becker, H.S. (1986). Les ficelles du métier. Paris, La Découverte.
Bonte, P. (2000). "Faire fortune au Sahara (Mauritanie) : permanences et ruptures." Autrepart Nouvelle série(n°16): 49-66.
Bredeloup, S. (1995). "Sénégalais en Côte d'Ivoire, Sénégalais de Côte d'Ivoire." Mondes en développement vol 23(n°91).
Fresia, M. (2004) « Frauder lorsqu’on est réfugié », Globalisation et Illicite, Politique Africqine n°93.
Horst, Cindy, (2002) « Xawilaad : the importance of oversea connections in the livelihoods of Somali refugees in the Dadaab refugee camps in Kenya” Amsterdam Research Institute on Global issues and development studies, WPTC 02-14.
Santoir, C. (1975). "L'émigration maure : une vocation commerciale affirmée." Cahiers de l'ORSTOM, série sciences humaines XII(n°2): 137-159.
Turner, S. (2002). The barriers of innocence: humanitarian intervention and political imagination in a refugee camp for Burundians in Tanzania. PhD dissertation. Rokilde University.

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