Cadre juridique de l’avortement

Du droit à la pratique

Le fait que les législations qui régulent l’avortement dans la région ne le reconnaissent pas comme un droit des femmes et l’interdisent totalement ou ne le permettent que dans des cas spécifiques, n’empêche pas et n’a pas empêché que sa pratique soit courante dans la région, comme on le verra dans le chapitre sur l’incidence de l’avortement. Cela a eu des conséquences graves sur la santé physique et mentale des femmes, en provoquant même la mort dans de multiples cas, et en exacerbant l’injustice sociale qui prévaut dans la région, puisque les femmes qui ont les moyens d’avoir accès à un avortement sans risque bien qu’illégal iront dans un pays où il est autorisé ou pourront payer un avortement dans de bonnes conditions, en général très cher. On peut également évoquer les conséquences psychologiques et les difficultés d’élever un enfant dont la naissance est due à l’impossibilité d’avorter. Ainsi, dans les cas où l’avortement est autorisé pour certaines causes, la stigmatisation qui pèse sur sa pratique a contribué au fait qu’aucun ou très peu de textes réglementent concrètement et en détail les normes et procédés qui permettent l’obtention des services d’avortement sans risque. C’est ainsi que de graves questions se posent: où et dans quelles conditions doit être pratiqué l’avortement; quelle formation exiger du personnel de santé qui doit le pratiquer; ceux-ci peuvent-ils refuser ou non le service légal d’avortement en alléguant l’objection de conscience, c’est-à-dire s’ils sont totalement contre l’avortement provoqué en toutes circonstances, en raison de leurs croyances religieuses ou de leurs convictions morales.

Pour illustrer les problèmes rencontrés par une femme qui tente d’obtenir l’autorisation d’avorter en accord avec ce que stipule la loi, plusieurs études de cas existent, comme les trois mineures enceintes suite à un viol et auxquelles les autorités ont refusé les services d’avortement bien qu’elles y avaient droit: Paulina, au Mexique (Poniatowska, 2000; Grupo de Información en Reproducción Elegida, 2000; Gómez, 2000; Farmer, 2000; Taracena, 2002; Lamas, 2000), Rosa, au Nicaragua (Women's Health Journal, 2003; Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004), et le cas en Bolivie de la mineure victime d’un viol que la Cour a autorisé à avorter mais qui n’a pas trouvé de médecin qui accepte de pratiquer l’intervention (Micheel, 2000). De même, au Pérou le cas est emblématique d’une femme dont le foetus, à 14 semaines de grossesse, a été diagnostiqué comme anencéphale et qui a été contrainte de poursuivre sa grossesse et d’accoucher d’un enfant qui est décédé quatre jours après la naissance (Reproductive Health Matters, 2003).

Les trois mineures citées ont reçu le soutien de groupes de femmes organisées pour la défense des droits des femmes, qui ont dénoncé par les voies judiciaire et politique que le fait de refuser le service d’avortement, dans des cas autorisés par la loi, représentait une réelle violation des droits humains des femmes. En particulier, c’est une violation du droit au libre arbitre de chacun sur sa propre reproduction, qui implique que les femmes soient libres de toute forme de violence et de coercition qui affecte leur vie sexuelle et reproductive, et une violation du droit à l’intégrité physique et mentale, qui protège toutes les femmes contre une invasion et une intrusion non désirées dans leur corps et autres actions qui restreignent leur autonomie physique et affective (Centro de Derechos Reproductivos, 2005). De plus, à partir de la dénonciation publique de ces cas et pour éviter que ne se reproduisent des situations comme celles que l’on a signalées pour Paulina et Rosa, un puissant mouvement est né dans une grande partie de l’Amérique Latine pour impulser l’accès aux avortements sans risque dans différents pays de la région (Ipas México, 2002; Faúndes, 2002). Pour obtenir des services d’avortements sûrs et rapides, les médecins jouent un rôle très important, bien qu’on observe au sein de la profession des opinions et des positions très diverses, comme le montre le chapitre sur le débat sur l’avortement.

Le Nicaragua représente un exemple frappant du rôle du secteur médical dans la détermination de la légalité des avortements, puisque comme on l’a vu dans le cas de Rosa, l’absence de définition de l’”avortement thérapeutique”, le seul autorisé dans le pays, laisse un vide juridique énorme pour la pratique. Ainsi, cette exception à l’interdiction d’avorter est pratiquement impossible à prendre en compte. Récemment, la Société Nicaraguayenne de Gynécologie et d’Obstétrique (Sociedad Nicaragüense de Ginecología y Obstetricia -SONIGOB-) a défini l’avortement thérapeutique pour inclure les cas où la poursuite de la grossesse mettrait en danger la vie ou la santé de la femme, où le foetus présenterait des problèmes graves à la naissance avec de sérieuses malformations physiques ou un retard mental, et lorsque la grossesse est issue d’un viol ou d’un inceste (McNaughton, et al., 2003).

En Argentine, la méconnaissance du code pénal et la crainte du secteur médical de sanctions s’ils pratiquent des avortements a entraîné une barrière supplémentaire dans l’accès à l’avortement légal (dans les cas de grave risque pour la vie et la santé de la femme et de viol sur une handicapée mentale), puisque les médecins demandent en général une autorisation judiciaire même lorsque le code pénal ne la stipule pas (HRW, 2005). Un exemple similaire existe en Jamaïque, où les médecins sont réticents à pratiquer des avortements autorisés par la loi, parce que celle-ci est trop vague et ne les protège pas. Cependant, ceci ne répond apparemment pas d’une réaction conservatrice du personnel de santé jamaïcain, puisqu’une enquête en 1973 a montré que 84% des médecins et 88% des infirmières et des sages-femmes étaient favorables à une législation plus libérale (United Nations, 2001).

Dans le cas des avortements autorisés lorsque la grossesse est issue d’un viol, la dispersion géographique (au niveau municipal ou local) des services constitue un autre type de problèmes. C’est le cas au Brésil, où malgré l’augmentation du nombre de centres qui pratiquent l’avortement légalement autorisé, leur institutionnalisation a du mal à s’imposer dans tout le pays. Le système décentralisé des communes –elles sont 5 561- entre parfois en conflit avec la mise en oeuvre de normes techniques fédérales (Rayas et Catotti, 2004; Rayas et al., 2004).

La problématique du secret professionnel et de son respect (ou non) en cas d’avortement pose également question, puisque certaines législations de la région (par exemple au Salvador et au Chili) prévoient la délation par le personnel de santé qui traiterait des patientes ayant effectué des tentatives d’avortement. Le secret professionnel est une obligation des personnels de santé, et il consiste à préserver le droit à l’intimité du ou de la patiente; il est rompu lorsque ce personnel partage une information sur la situation de la personne qu’il soigne. Dans le cas de l’avortement, la violation de ce droit a des implications encore plus sérieuses puisqu’elle met en danger l’intégrité physique de la femme, qui risque d’éviter les services d’urgence en cas d’avortement incomplet par crainte d’être dénoncée. La situation d’injustice sociale déjà provoquée par la restriction du droit à l’avortement est ainsi redoublée, puisque ce sont les femmes les plus démunies qui se rendront dans les services de santé publique pour des complications d’avortement, ce qui enfreint le droit de la femme à ne pas être discriminée à cause de sa situation économique (Centro para los Derechos Reproductivos, 1999; McNaughton et al. 2004).

Un obstacle supplémentaire à l’accès aux services d’avortement autorisés par la loi est parfois tout simplement la méconnaissance des textes officiels de la part de la population. Soulignons ainsi l’information fournie par le Groupe d’Information sur la Reproduction Choisie (Grupo de Información en Reproducción Elegida -GIRE-), du Mexique, qui signale que 74% de la population du District Fédéral qui appartient aux couches socio-économiques moyenne et basse ne sait pas que l’avortement peut être pratiqué légalement dans certaines circonstances (Reyes, 2005).

Enfin, que ce soit dans les pays aux législations restrictives ou dans ceux où l’avortement est autorisé sous certaines conditions, la sanction est très éloignée de sa pratique (illégale), et comme le signale Sanseviero (2003) à partir des données empiriques, il s’agit d’une « loi en désuétude… « L’avortement est toléré et refusé dans un processus social complexe dont le système policier et judiciaire sont les acteurs obligés; ce sont les institutions d’un État situées entre la norme (légale) et la pratique (sociale) de l’avortement. La façon dont ils abordent la question de l’avortement (condamné dans le discours comme un délit mais à la pratique tolérée) semble résumer la manière dont la société articule les contradictions et les conflits que l’avortement génère » (pp. 173 et 181).

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