Avortement et contraception

L’avortement suite à l’absence de contraception ou à l’échec d’une méthode

La majorité des grossesses non désirées ont deux causes: la femme utilise un contraceptif et connaît un échec de cette méthode, ou bien elle n’utilise aucun contraceptif (Guillaume, 2004). L’histoire contraceptive des femmes est étroitement liée à leur décision d’avorter.

Pour Bankole, et al. (1998), il est fondamental de connaître la prévalence des grossesses non désirées ou imprévues et leurs causes proches, l’absence ou l’échec de la contraception, pour comprendre le contexte dans lequel la femme avorte. D’après ces auteurs, reporter ou limiter la descendance sont les raisons d’avorter les moins fréquentes en Amérique Latine par rapport à d’autres régions. C’est du en grande partie à la grande prévalence de la stérilisation, qui réduit l’importance de l’avortement comme moyen de limitation de la taille de la famille. Ces auteurs comme beaucoup d’autres, en passant en revue différentes études, concluent que l’amélioration de la pratique contraceptive est très importante pour diminuer l’incidence de l’avortement. Ils avertissent cependant qu’il faudra toujours garantir l’accès à l’avortement, en raison des limites individuelles, institutionnelles ou des circonstances non contrôlées dans la vie des personnes.

Comme Mundigo (1993), Faúndes et Barzelatto (2005) signalent que, dans la majorité des pays de la région, au début et pendant les premières étapes de la transition démographique, beaucoup de femmes ont eu recours à l’avortement pour pallier la difficulté d’obtenir des contraceptifs ou en raison de leur disponibilité progressive mais insuffisante. Un taux très élevé d’avortement a été atteint pendant cette période, qui a commencé à diminuer quand sont apparues des conditions pour un accès plus facile à ces méthodes.

Ces auteurs citent plusieurs facteurs qui contribuent à augmenter le nombre de grossesses non désirées et donc le nombre d’avortements: l’échec contraceptif, en particulier celui des méthodes naturelles, comme l’abstinence et le coitus interruptus, dont le taux d’échec, comme on l’a vu, est élevé, ainsi que l’utilisation incorrecte de la pilule et d’autres méthodes qui nécessitent des actions répétées de la femme. D’autres auteurs ajoutent aussi comme cause d’avortement « le manque de connaissance de la physiologie reproductive, le manque de soutien du partenaire pour l’utilisation de contraceptif, la perception négative des méthodes modernes, la préférence pour des méthodes moins efficaces ou leur utilisation incorrecte, et l’idée qu’une grossesse n’arrivera pas » (Mora Téllez et Villarreal, 1993; Amuchástegui et Rivas Zivy, 2002; Lafaurie et al., 2005). En ce sens, une des conclusions d’une réunion de chercheurs sur l’avortement en Amérique Latine et dans les Caraïbes (Encuentro de Investigadores sobre Aborto Inducido en América Latina y el Caribe, 1994) est « l’utilisation limitée de contraceptifs chez les femmes qui avortent et l’échec de contraception par manque de continuité dans l’utilisation et le passage d’une méthode à une autre ».

D’autre part, l’échec du préservatif est aussi fréquent. De plus, son utilisation dépend de la capacité de négociation dans les relations sexuelles: les méthodes masculines placent les femmes dans une position de dépendance qui est renforcée dans les sociétés où la domination de l’homme est plus forte.

Guillaume signale à ce propos (2004) que les échecs de contraception hormonale obéissent principalement à une utilisation erronée (en particulier la prise irrégulière de pilules). D’après cette auteure, ceci peut s’expliquer par le fait que les femmes manquent d’un conseil adapté, suffisant et conçu en fonction de leurs besoins lorsque ces méthodes leur sont prescrites. Cela peut aussi répondre au degré de responsabilité et de prise de conscience des femmes sur ce sujet. Par exemple, les femmes ne sont pas toujours informées de la possible aménorrhée qui peut se présenter après une méthode injectable. Elles ignorent souvent la large gamme d’options contraceptives qu’elles peuvent utiliser ou la possibilité de changer de méthode en cas d’insatisfaction ou d’effets secondaires désagréables. L’utilisation insuffisante de contraceptifs peut aussi être due au manque d’information sur leur fonctionnement, à leur utilisation ou à l’insatisfaction quant aux méthodes prescrites (Chávez et Britt Coe 2005), ainsi qu’aux difficultés d’accès aux programmes de planning familial.

L’absence de pratique contraceptive peut aussi s’expliquer par le refus des hommes d’avoir recours à ces méthodes (voir le chapitre 9). Dans une étude auprès de femmes pauvres au Mexique, Erviti a noté que, dans certains cas, l’homme décide du corps de la femme et c’est même de lui que dépend une éventuelle grossesse. Cela montre les conditions de subordination dans lesquelles se trouvent les femmes, puisque « dans de nombreux cas, le refus de contraceptifs est imposé (par les hommes) par manque de confiance puisque les femmes qui les utilisent sont plus susceptibles d’avoir des relations sexuelles hors du couple »” (p.174) (2005).

Faúndes et Barzelatto (2005) remarquent que le risque de grossesses non désirées augmente en raison de la fréquence de la sexualité non consentie. Ils signalent aussi que malgré cette prévalence, le viol n’est pas un déterminant très fréquent de grossesses non désirées. Mais ses conséquences ne sont pas suffisamment connues, surtout parce qu’ils sont difficiles à détecter dans les enquêtes.

Les femmes peuvent aussi avoir un sentiment de rejet envers la contraception, à cause de mauvaises expériences ou de craintes sur l’utilisation de ces méthodes, souvent dues à des idées fausses. Elles obtiennent le plus souvent des informations par les réseaux sociaux auxquels elles appartiennent et dont la connaissance du sujet n’est pas toujours fiable. Parfois l’information « est fausse, ce qui induit les femmes en erreur et suscite une crainte envers ces méthodes auxquelles souvent elles ne croient plus » (p.42) (Mora Téllez et al., 1995).

Ces auteures montrent que l’efficacité des méthodes contraceptives dépend de leur utilisation correcte, dans une étude effectuée en 1993 en Colombie, basée sur les témoignages de 60 patientes du service de soins ambulatoires d’avortement incomplet du siège principal de Oriéntame, une ONG du pays. Les réponses de ces femmes, interrogées des semaines après l’avortement, disent, comme dans d’autres études, que la crainte des effets secondaires et de leurs conséquences éventuelles était la principale raison de l’absence de contraceptifs en dépit de ne pas souhaiter de grossesse. Elles soulignent aussi le fait que pour certaines femmes, ces conséquences sont moins importantes que le fait d’abandonner la contraception et donc de vivre une grossesse non désirée et éventuellement un avortement. Elles observent aussi que certaines femmes n’utilisent pas de contraception parce qu’elles ne considèrent pas la possibilité de tomber enceinte. Quant à la pratique contraceptive, la moitié des femmes interrogées, en particulier les adolescentes, avaient utilisé le préservatif ou des méthodes à l’inefficacité prouvée, comme le rythme. Elles ont aussi constaté que plus l’âge augmentait, plus les méthodes modernes étaient employées, surtout le DIU et la pilule. La moitié des femmes interrogées n’utilisaient pas de contraception lorsqu’elles étaient tombées enceintes ou reconnaissaient ne l’avoir pas utilisée correctement. Une minorité des autres femmes interrogées signalaient une grossesse malgré l’utilisation d’une contraception injectable, un DIU ou la ligature des trompes.

La littérature médicale signale qu’en théorie aucune méthode contraceptive ne peut se targuer d’une efficacité à 100%. Comme on l’a vu, toutes comportent certaines possibilités d’échec. Mais tandis que les méthodes modernes ont une efficacité plutôt élevée, celle des méthodes naturelles est faible et de nombreux échecs se traduisent en grossesses non désirées et en avortements. A ceci s’ajoutent les échecs issus d’une utilisation incorrecte de la méthode. Ces derniers dépendent beaucoup de la connaissance qu’ont les femmes sur les processus biologiques à l’origine de la grossesse et en général sur le fonctionnement de leur corps. L’utilisation de contraceptifs dépend du contrôle de la femme sur sa vie sexuelle, ce qui comprend sa capacité à négocier la méthode employée avec son partenaire, surtout s’il s’agit d’une contraception masculine. Ce contrôle dépendra aussi de son accès aux méthodes et aux programmes de planning familial (Faúndes y Barzelatto, 2005).

L’utilisation de la contraception peut sembler injustifiée pour les femmes qui ont des relations sexuelles peu fréquentes, de manière irrégulière ou qui n’ont pas suffisamment d’expérience, en particulier les jeunes. Ceci est également à mettre en relation avec la fréquence des grossesses non désirées chez les femmes suite à des rapports sexuels sous la contrainte, comme dans les cas de viol et d’inceste. Dans une recherche du Population Council effectuée à l’Hôpital Général de Mexico (Lara et al., 2003), plus des deux tiers (66%) des 231 femmes enceintes suite à un viol étaient des adolescentes parmi lesquelles la prévalence contraceptive était très faible (2%) au moment de cette agression sexuelle.

Dans de nombreux cas, les méthodes contraceptives utilisées ne correspondent pas aux besoins des femmes, à leur cycle de vie, ou à leurs attentes en matière de fécondité. Ainsi, pour certaines l’avortement est une manière d’espacer ou de limiter les naissances, tandis que pour d’autres il représente une solution en cas de problèmes de couple, familiaux ou d’autres sortes (Salas Villagomez, 1998). Dans d’autres cas, signale Persaud certains groupes de population ont été d’une façon ou d’une autre exclus des services de planning familial, comme cela peut être le cas pour les indigènes ou les femmes des zones rurales. Cette situation est apparemment courante pour les adolescentes, y compris dans les zones urbaines (Persaud, 1994).

Le contexte économique, socioculturel, institutionnel et politique varie selon les pays, ce qui explique que l’usage des contraceptifs soit aussi différent selon le pays et même la région considérée. Au Brésil et en Colombie, plus de 80% des femmes en couple ont employé au moins une fois une méthode contraceptive moderne, tandis qu’au Guatemala et en Haïti cette proportion d’utilisatrice est inférieure à un tiers (CRR, 2003). De même, les femmes qui ne souhaitent pas encore d’enfant et n’utilisent aucune méthode contraceptive ou recourent aux méthodes naturelles comme l’abstinence périodique ou l’interruption du coït –deux méthodes notoirement inefficaces- représentent 17% de la population féminine de 14 à 44 ans en Colombie et 43% en Bolivie (Alan Guttmacher Institute, 1996).

Ces résultats montrent clairement leurs limites quand on ne considère que la proportion de femmes qui utilisent des méthodes contraceptives, sans en préciser le type, et sans considérer la différence de leur efficacité. Beaucoup de couples s’en remettent par exemple à l’abstinence périodique, dont l’efficacité dépend en grande partie de la connaissance exacte qu’a la femme de son cycle (Mundigo, 1993). D’autres femmes utilisent des méthodes modernes mais ne comprennent pas l’importance de les prendre correctement et de façon continue (CRR, 2003). Comme on l’a vu, même dans les pays où l’usage des techniques contraceptives est très répandu, les échecs de contraception et une utilisation inappropriée entraînent des grossesses non désirées qui se concluent fréquemment par des avortements (Bajos et al., 2002).

Plusieurs études réalisées dans différents pays latino-américains confirment le lien direct (ou proche) entre l’avortement et la non utilisation ou l’utilisation incorrecte des méthodes contraceptives, et soulignent les facteurs peuvent déterminer l’absence de pratique contraceptive.

Dans une étude qualitative sur l’avortement médicamenteux au Mexique, en Colombie, en Équateur et au Pérou, pour laquelle 49 femmes ayant avorté ont été interrogées, Lafaurie et al. (2005), notent que 34 d’entre elles n’utilisaient pas de méthode contraceptive et 12 d’entre elles étaient tombées enceintes suite à un échec de contraception; l’une d’elles avait été trompée par son partenaire qui avait prétendu utiliser une “injection masculine” lorsqu’ils avaient eu des rapports. Les trois dernières avaient été victimes de violence sexuelle.

D’autre part, l’organisation Pathfinder a mené une étude dans six hôpitaux péruviens pour évaluer l’impact de la formation proposée dans les services post-avortement, l’acceptation des méthodes contraceptives et la satisfaction des services par leurs patientes. Les femmes interrogées ont donné comme motifs de refus de la contraception avant la survenue de la grossesse: 35% la crainte des conséquences de l’utilisation de ces méthodes, 35% parce qu’on ne leur a proposé aucune méthode contraceptive et les 15% restants n’avaient aucune information sur l’existence des programmes de planning familial (Ferrando, 1999).

En Colombie une enquête a été menée auprès de 602 femmes de zones urbaines, dont les âges variaient entre 16 et 48 ans, qui avaient un niveau d’étude supérieur, qui travaillaient et qui avaient été traitées pour un avortement incomplet au cours de l’année 1991. Seulement 57% de ces femmes utilisaient au moins une méthode lorsqu’elles étaient tombées enceintes, et parmi elles, uniquement 12% des méthodes modernes  et 36% ne l’utilisaient pas correctement. Parmi les femmes restantes, 43% n’utilisaient aucune méthode (Villarreal Mejía et Mora Téllez, 1993).

D’autres recherches effectuées en Colombie confirment ces tendances et des schémas similaires. Dans une étude réalisée par la Fédération Colombienne d'Obstétrique et de Gynécologie dans 15 hôpitaux du pays pour analyser la morbidité et la mortalité liées à l’avortement, 42% des femmes admises pour avortement ont affirmé ne pas vouloir d’autre enfant, 63% n’utilisaient aucune méthode contraceptive et seulement 37% avaient profité des services de planning familial dans les hôpitaux (Villarreal, 1992). De même, les résultats d’une étude menée en 2003 dans trois villes colombiennes (Usme, Cuidad Bolívar et Santa Fe), sur les facteurs associés à l’avortement et à la grossesse non désirée, montrent que 71% des femmes interrogées n’utilisaient aucune méthode de planning familial (Lafaurie et al., 2005). Dans une autre recherche auprès de 301 femmes qui avaient avorté, à Bogota, les auteures signalent que 33% des femmes ont dit n’utiliser aucun contraceptif lorsqu’elles étaient tombées enceintes et 67% avoir eu recours à une méthode traditionnelle ou de barrière. Elles indiquent aussi que les facteurs qui freinent le plus la pratique contraceptive des couples, d’après les femmes, sont: les effets nocifs des méthodes hormonales et du DIU sur la santé, la pratique de la contraception comme forme de domination masculine sur la femme et le manque de communication dans le couple sur le choix et l’utilisation des méthodes. (Mora Téllez, et al., 1999).

Dans un autre travail, réalisé en 1995 dans un service urbain d’avortement clandestin dans un pays d’Amérique du Sud, trois cinquièmes des femmes n’utilisaient aucune méthode contraceptive au moment de la conception. Presque la moitié d’entre elles étaient adolescentes et 60% de ces jeunes utilisaient des méthodes traditionnelles (Strickler et al., 2001).

Dans une étude réalisée en 1991 par l’organisation Pro Mujeres auprès de femmes ayant avorté à Puerto Rico, 59% des femmes utilisaient une méthode contraceptive au moment où elles sont tombées enceintes. La moitié employait l’abstinence ou le retrait et 32% d’autres méthodes qu’elles avaient cessé d’utiliser suite à des effets secondaires (Reproductive Health Matters, 1993; Azize Vargas et al., 1993).

Au Chili, la prévalence de l’avortement est très élevée, bien qu’il soit totalement interdit. En même temps, la pratique contraceptive est très répandue et les méthodes modernes sont disponibles pour la population (Den Draak, 1998, cité p. 194 par Bay et al, 2004). Cependant, comme le suggère un autre auteur, l’augmentation de taux élevés d’avortement peut s’expliquer par le fait qu’il n’est pas si facile d’avoir accès à des méthodes contraceptives définitives, qui sont les plus sûres. Bien que les centres de santé publics proposent le DIU, les contraceptifs oraux, le diaphragme et les préservatifs gratuitement, la ligature des trompes est très règlementée, même lorsqu’elles est prescrite sur avis médical, et de nombreux docteurs refusent de faire des vasectomies (Alexander, 1995).

Padilla et McNaughton (2003) ont réalisé une étude au Nicaragua, à partir des registres du Departamento de Atención Integral a la Mujer (Département de Soins Intégraux à la Femme) et de l’information du Sistema de Vigilancia de Mortalidad Materna (Système de Vigilance de la Mortalité Maternelle) du ministère de la santé, pendant la période 2000-2002. Leurs résultats indiquent que 65% des femmes décédées pendant cette période n’employaient aucune méthode contraceptive, et que 96 d’entre elles (sur un total de 445 femmes décédées pour des causes liées à la grossesse, l’accouchement et les suites de couches) ont contracté une grossesse malgré l’utilisation d’une méthode. Les auteurs considèrent que ces décès maternels pourraient être liés, au moins en partie, à des grossesses non désirées.

D’autres études complètent la différenciation que l’on peut observer entre la pratique de l’avortement et l’utilisation de contraceptifs en fonction de plusieurs caractéristiques des femmes interrogées.

Zamudio et al. (1999) indiquent, dans une étude menée en 1992 dans des zones urbaines colombiennes, que 77% des femmes qui avaient avorté n’utilisaient aucune méthode au moment de la conception, cette proportion s’élevant à 71% à Bogota. Les différences dans l’utilisation de la contraception selon les classes sociales ne sont pas frappantes: bien que la pratique contraceptive soit meilleure chez les femmes des classes moyennes et hautes (22,6%), elle n’est que de 5% supérieure à celles des classes plus défavorisées. En revanche, la pratique contraceptive est très différente selon l’activité des femmes: un peu moins d’un tiers de celles qui travaillaient lorsqu’elles ont avorté utilisaient une méthode contraceptive (29,1%), tandis que chez les autres la proportion n’était que d’un cinquième (19%). La population la moins protégée en termes de contraception est celle qui faisait des études au moment de l’avortement, puisque 84,5% n’employaient aucune méthode. Ces chiffres montrent bien que ce secteur de la population court un plus grand risque de grossesses non désirées qui, se terminent souvent en avortements. D’autre part un cinquième des avortements (21,6%) a eu lieu malgré l’emploi de contraceptifs, soit en raison d’une utilisation incorrecte soit d’un échec de la méthode. A partir des témoignages des femmes enceintes sans le souhaiter, les auteurs soulignent la présence d’une conduite erratique dans leur histoire contraceptive.

Plus encore, ils observent que l’expérience de l’avortement a une influence variable sur la conduite de prévention des femmes, en fonction de différentes caractéristiques. Mais dans l’ensemble, le recours à la contraception varie moins de ce que l’on pourrait supposer en fonction du rang de l’avortement: 21% des femmes qui avortaient pour la première fois utilisaient une méthode, contre 28% pour la deuxième et la troisième fois, et 17,8% pour les fois suivantes. Cependant, on observe une différentiation importante entre les générations : parmi les femmes du dernier groupe d’un âge plus avancé, la contraception a été moins présente dans leur histoire reproductive en raison d’une plus grande crainte de leurs effets nocifs. En revanche, pour les étudiantes, les plus jeunes femmes l’évolution de la pratique contraceptive a été très différente: 12% seulement utilisaient une méthode au moment de la première grossesse terminée par un avortement, contre 29,5% pour le second soit le double, et 61% soit le quintuple pour le troisième.

Dans cette perspective, Paiewonsky (1999) a exploré en 1992, entre autres thèmes, le lien entre l’utilisation de la contraception et l’emploi des femmes, à partir d’entretiens auprès de femmes admises dans deux hôpitaux de République Dominicaine pour des complications suite à un avortement. Les résultats ont indiqué une très faible variation de cette pratique entre les quatre groupes d’activité identifiés: celles qui travaillaient sont celles qui utilisaient le plus de contraception, que ce soit dans le secteur formel ou informel de l’économie (81 et 80% respectivement), tandis que la pratique était plus basse chez les femmes qui ne travaillaient pas au moment de l’enquête et chez celles qui n’avaient jamais travaillé (71% et 75% respectivement).

En Argentine, un groupe de femmes de classe sociale défavorisée a été interrogé entre novembre 1992 et janvier 1993, résidantes dans des zones où les services publics de planning familial sont inadaptés, où elles avaient beaucoup de mal à obtenir des soins médicaux de qualité, et souffraient des conséquences d’avortements à risque et pratiqués de façon illégale. Les données de l’enquête révèlent que 40% des 404 femmes qui ne voulaient pas être enceintes utilisaient la pilule, le préservatif, des injections, le DIU et le rythme en ordre décroissant. Cela montre que la connaissance de l’utilisation et l’efficacité des méthodes a été très faible dans ces cas (López, 1994).

D’autre part, comme on l’a vu dans le Chapitre 4 – Profil sociodémographique des femmes et motifs de recours à l’avortement-, le lien entre l’avortement et la contraception est aussi mis en évidence par le fait que certaines femmes, en particulier les jeunes, n’utilisent aucune méthode tout simplement parce qu’elles ne se considèrent pas exposées au risque d’une grossesse ou ne prévoyaient pas d’avoir des relations sexuelles. C’est aussi le cas des viols et lorsque les femmes ont des rapports sexuels de manière épisodique (Guillaume, 2004). Cela conduit, logiquement, à la survenue fréquente de grossesses non désirées ou non prévues.

La mauvaise qualité de la méthode contraceptive ou son utilisation erronée est un aspect présenté dans certaines études comme motif pour accepter ou non la pratique de l’avortement chez les femmes. Dans une recherche faite au Brésil de Misago et Fonseca (1999) seulement 2% des femmes interrogées a considéré que l’avortement devait être pratiqué en cas d’échec de contraception. Une autre étude réalisée au Mexique sur les opinions des femme, dont on estimait que 48% d’entre elles avaient probablement avorté et 40% avaient peut-être interrompu leur grossesse de façon volontaire, a donné des chiffres un peu supérieurs: une femme sur sept ou sur dix a considéré qu’on devait avorter en cas d’échec contraceptif (Núñez, 2001; García y Becker, 2001). Cela suggérerait qu’en cas d’échec contraceptif, les femmes pourraient se sentir obligées d’avorter, alors qu’elles utilisaient une contraception pour l’éviter ce qui d’une certaine manière peut affecter leur liberté de décider, et donc de leurs droits sexuels et reproductifs.

Une autre recherche réalisée à Sao Paulo au Brésil en 1999 (Vieira, 1999) fournit d’autres données sur ce sujet. Parmi les femmes de 15 à 49 ans interrogées, 40 à 41% avaient employé la stérilisation ou la pilule, 4% des méthodes naturelles, comme le coitus interruptus et le retrait, 4% le préservatif et 3,6% la vasectomie, les méthodes injectables ou le DIU. L’auteur souligne l’attitude négative de ces femmes quant à l’avortement, en particulier celles qui prenaient la pilule (48% du total) et la stérilisation (38%), par rapport à celles qui utilisent d’autres méthodes de contraception (14%). De même, celles qui avaient opté pour la stérilisation justifiaient l’emploi de cette méthode par son efficacité. Il est intéressant de noter que 22% des femmes stérilisées avaient moins de 25 ans.

On observe une perception similaire chez les professionnels de la santé. Peu de médecins ont manifesté leur accord pour la légalisation de l’avortement en cas d’échec contraceptif. D’après une étude (Ramos et al., 2005), ils ne seraient que 4% au Brésil, 14% en Argentine et 15% au Mexique, ce qui montre la nécessité de sensibiliser les médecins sur ce thème.

Barrières sociales, culturelles et institutionnelles à l’utilisation de méthodes contraceptives

D’après Zamudio et al. (1999), le lien entre la contraception et l’avortement fait partie de ce qu’on appelle la “culture de la prévention”. Celle-ci prend forme dans un espace bien plus complexe que les conditions sociodémographiques et comprend des aspects d’ordre technique et institutionnel (la disponibilité des contraceptifs, les possibilités d’accès, l’information, les coûts et l’autonomie), médical (les effets des contraceptifs sur l’organisme) et un vaste éventail de dimensions socio-culturelles, qui –en tant que constructions sociales- définissent une conduite préventive. Ils considèrent aussi que les conditions et les possibilités structurelles de consolidation d’une culture de la prévention sont précaires dans les pays en développement, comme le montrent “l’absence de conditions claires et stables d’emploi, de structures organisées fortes, de règles du jeu prévisibles, de structures vastes et solides de sécurité sociale, de mécanismes équitables d’accès et de participation sociale”. Ils ajoutent que dans ces circonstances, “la population peut difficilement développer une culture de la planification, où la prévention serait une forme d’action quotidienne”. Ainsi, face au chômage, au travail mal payé, à l’inégalité structurelle et quotidienne, “la population développe un sens de l’opportunité, le sens du moment, le goût pour le hasard et cette aptitude leur permet de vivre l’imprévu du quotidien et d’affronter ses risques”. Les auteurs ajoutent que d’autres facteurs expliquent en grande mesure l’absence d’une culture et d’une conduite préventive, parmi lesquels: a) les conditions d’inégalité et les relations de pouvoirs entre les sexes, le contrôle ou la domination masculine sur la femme, les limites de la communication entre les sexes, la faible perception masculine du lien entre la sexualité et la reproduction, la perception de la femme et de l’homme quant à leur relation de couple et les mécanismes de réactions face à cette perception; b) les représentations sociales sur les conséquences de l’usage des contraceptifs modernes sur la santé; et, c) le rapport des femmes à leur propre corps et leur estime de soi, situation qui les conduit à avorter face aux craintes et aux effets secondaires qu’elles attribuent à l’utilisation de contraceptifs sûrs.

L’accès au planning familial, au conseil et à un vaste choix de méthodes contraceptives est difficile à obtenir voire franchement impossible, en raison de barrières diverses et variées. Parmi celles-ci, citons les difficultés pour des raisons géographiques et sociales qui interdisent l’accès à des groupes spécifiques de population, comme c’est le cas des adolescentes; les difficultés économiques (coût des méthodes contraceptives), les barrières socio culturelles (désapprobation pour des motifs religieux ou culturels, opposition ou difficulté de négociation avec le partenaire), ainsi que des préjugés très divers (crainte des effets secondaires et de l'infidélité conjugale) (CRR, 2003).

Les conclusions d’une réunion de chercheurs sur l’avortement en Amérique Latine et dans les Caraïbes (Encuentro de Investigadores sobre Aborto Inducido en América Latina y el Caribe,1994) soulignent que dans la région « l’offre de conseil en contraception est rare et incomplète, avec peu de diversification des méthodes disponibles et une grande ignorance des barrières culturelles ».

Dans les pays où la contraception est autorisée et fait partie des programmes gouvernementaux de santé de la reproduction ou de planning familial, l’incidence de la pratique de l’avortement est très liée, entre autres, aux carences du programme. Celles-ci sont dues à la faible importance qu’attribuent les états, les départements, les communes (ou autres entités administratives) aux programmes de planning familial et de santé de la reproduction; à l’infrastructure de santé et aux services de planning familial existants; à l’éventail des méthodes proposées ainsi qu’à leur efficacité et sécurité; à l’information donnée aux femmes et à l’acceptation volontaire de différents recours pour éviter les grossesses (p. 110) (Cochrane, 1993).

L’incapacité de l’État à offrir des services de planning familial, ou de les étendre à toute la population, constitue un autre obstacle. A cela s’ajoute le rejet par certains groupes de population de l’utilisation de méthodes contraceptives, que ce soit pour des motifs religieux ou d’autres raisons; le refus de ce service de la part des autorités aux femmes qui n’ont pas atteint la majorité légale; l’opposition des parents à ce que leurs enfants (filles ou garçons) soient informés ou à ce qu’on leur propose des services de contraception, et la réticence des époux ou partenaires sexuels à ce que leur femme utilise des contraceptifs (Bankole et al., 1998).

Dans le cas du Pérou par exemple, un obstacle très important dans l’accès à la stérilisation est que la législation locale compare le procédé avec l’avortement provoqué, bien qu’il s’agisse de deux choses complètement différentes (Huaman, 1994). Une autre étude dans le même pays signale que les programmes de santé de la reproduction donnent la priorité aux aspects curatifs au détriment de la prévention, et que l’éducation sexuelle n’est pas une priorité. Ces situations obéissent en pratique à ce que l’Eglise Catholique freine le développement des programmes liés à ces aspects. D’un autre côté, la grande majorité des hommes ne participent ni aux programmes de planning familial, ni à la prise en charge des enfants ni aux tâches domestiques (Aramburú, 1991). “Le manque d’accessibilité géographique aux services de santé, les attitudes personnelles, les schémas culturels et la désinformation sur l’utilisation correcte des méthodes et leurs effets secondaires expliquent que 56% des péruviennes en âge de procréer et que 31% des femmes en couple n’utilisent aucune méthode de planning familial ou ne l’emploient pas correctement” (Lafaurie et al., 2005).

A La Paz, en Bolivie, une étude qualitative sur la fécondité non désirée et sur les obstacles à l’utilisation des services de planning familial a montré que, contrairement aux idées reçues, certaines normes culturelles des indiennes aymaras résidant dans des centres urbains sont compatibles avec la régulation de la fécondité. Cependant, d’autres barrières se dressent dans l’accès à cette régulation. Les membres de cette communauté découragent souvent la discussion sur des questions sexuelles et contraceptives entre membres d’une famille, ou avec des amis ou des prestataires de santé; des rumeurs et des histoires circulent sur les soi-disant effets nocifs des méthodes modernes de planning familial; le soupçon, la méfiance et la crainte envers la médecine moderne et les professionnels médicaux, tout comme les tabous sur les avortements médicalisés, sont profondément enracinés (Population Council, 1994).

L’usage de la contraception d’urgence, une méthode qui, comme on l’a expliqué dans d’autres chapitres, est particulièrement adaptée aux cas de viol ou de rapports sexuels non protégés, peut également être freiné par ces obstacles. C’est pourquoi, comme le signale Langer (2003), il faut améliorer la diffusion de cette méthode encore peu disponible et que de nombreux pays n’ont toujours pas adoptée, en grande partie parce qu’elle est mal interprétée et considérée comme une méthode abortive. D’autres auteurs avertissent du manque d’information des prestataires de santé ou des responsables des politiques publiques concernés sur l’absence de risque et sur les bénéfices de cette méthode. Plusieurs enquêtes montrent l’ignorance des prestataires quant à son fonctionnement, lesquels en viennent même parfois à lui attribuer un effet abortif. Cependant, une fois formés et informés, certains reconnaissent l’importance de la méthode pour réduire le nombre de grossesses non désirées et d’avortements (Larrea et al. 2003; Galvão et al., 1999; Gould et al., 2002;Hardy et al., 2001).

Le fait que certaines femmes préfèrent avorter plutôt que d’employer des contraceptifs montre la nécessité d’analyser les éventuels avantages de l’avortement sur le planning familial, et les désavantages de ce dernier sur l’avortement. A ce sujet David et Pick de Weiss (1992) signalent que la prévention de la grossesse implique, pour être effective, de vraiment partager la responsabilité du comportement sexuel, d’être informé et même éduqué sur la contraception, et de prendre vraiment conscience des mesures nécessaires avant le rapport sexuel. En revanche, les auteurs affirment qu’une insuffisante éducation en matière de santé sexuelle et de reproductive entraînera plus vers l’avortement. Un retard de règles et l’angoisse à l’idée d’une possible grossesse non désirée sont des raisons en général suffisantes pour qu’une femme cherche à avorter. Contrairement à la majorité des méthodes contraceptives, l’avortement est à 100% efficace –s’il est correctement pratiqué-, se réalise en une seule fois indépendamment du moment du coït et offre la certitude, et non de simples probabilités, d’éviter une grossesse. L’avortement n’intervient pas dans l’activité sexuelle –sauf en cas de complications-, et ne comporte pas les dangers pour la santé que certaines femmes attribuent aux méthodes contraceptives modernes. De plus, signalent les auteurs, si un certain remord est parfois associé à l’avortement, des sentiments de culpabilité similaires peuvent se présenter lors d’un usage répété de contraceptifs. En revanche, l’avortement ne conduit qu’à une seule violation du système de valeurs de la femme.

Sur ce dernier point, Guillaume (2004) évoque certaines femmes africaines qui préfèrent avorter plutôt que d’utiliser un contraceptif médical. Cette préférence, dit-elle, s’explique par la crainte des effets secondaires attribués à cette méthode, comme le risque de cancer ou d’infertilité, surtout lors d’une utilisation prolongée de certains contraceptifs. Il est étonnant que ceux qui expriment ces craintes passent sous silence le fait qu’un avortement, s’il n’est pas pratiqué correctement, a plus de chances de rendre la femme stérile. D’autre part, elle signale qu’un éventuel avantage de l’avortement sur la contraception pour les jeunes femmes tient dans la possibilité de prouver leur fécondité, tandis qu’au contraire elles peuvent avoir l’impression que les contraceptifs laissent la question en suspens ou la mettent en danger.

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