Les estimations sur l’avortement : difficultés et limites

La dimension de l’avortement: niveaux et tendances

Quels sont les indicateurs de mesure utilisés?

Les principaux indicateurs employés traditionnellement pour mesurer les niveaux et les tendances de l’avortement sont les suivants:

  • Taux d’avortement: c’est le nombre d’avortements pour 1000 femmes en âge reproductif.
  • Ratio d’avortement: il s’agit du nombre d’avortements par rapport au nombre de naissances vivantes ou au nombre de grossesses. Le nombre d’avortements pour 100 grossesses, fausses couches exclues, peut s’interpréter comme la probabilité pour qu’une femme choisisse d’avorter à l’annonce d’une grossesse, un ratio qui n’évolue pas nécessairement selon le même modèle que le taux d’avortement. Par exemple, le ratio d’avortement peut augmenter tandis que le taux d’avortement reste stable ou diminue si le niveau total de grossesses baisse.
  • Indice d’incidence: c’est la proportion de femmes qui ont eu au moins un avortement.
  • Indice synthétique d’avortement : il correspond au nombre total d’avortements qu’aurait une femme au cours de sa vie féconde.

Les estimations de l’avortement en Amérique Latine et dans les Caraïbes dans le contexte mondial

L’OMS estime le nombre d’avortements dans le monde en l’an 2000 à 46 millions de grossesses interrompues (World Health Organization, 2004). Ces chiffres se fondent sur plusieurs sources d’information, principalement les données des registres hospitaliers qui sont ajustées et corrigées, les résultats provenant d’enquêtes auprès des ménages ou des praticiens, et parfois aussi par la prise en compte de l’opinion des experts de chaque pays. Sur le total des avortements comptabilisés par cet organisme, près de 27 millions ont été effectués légalement et 19 millions hors du système légal et donc probablement dans des situations à haut risque.

La grande majorité de ces avortements à risque ont lieu dans les pays en voie de développement, où les restrictions légales à l’accès à l’avortement dominent. D’ailleurs, l’accès à l’avortement dans des conditions appropriées d’hygiène et de sécurité est plus aisé dans les pays industrialisés, où 86% de la population vit sous une législation plus libérale. A l’inverse, dans les pays en développement, à l’exclusion de la Chine, seulement 39% se trouve dans les mêmes conditions, et 44% vit dans des pays où l’avortement est soit totalement illégal soit autorisé sous certaines conditions en général très restreintes comme par exemple pour sauver la vie de la femme (Deidre, 1999).

Comme on l’observe dans le tableau 1, la différence entre les pays développés et les pays en développement est très grande: le taux d’avortements à risque vers l’an 2000 a été de 2 pour 1000 femmes entre 15 et 44 ans pour les premiers et huit fois supérieur dans les seconds. Pour sa part le ratio d’avortements a été d’un avortement pour 25 naissances vivantes et de un pour 7 respectivement. En Amérique Latine et dans les Caraïbes, le rapport est de un avortement pour trois naissances vivantes. Pour l’Asie et l’Afrique il a été d’un pour 7. Des estimations réalisées au début des années quatre-vingt-dix montrent, comme on le voit dans le même tableau, que le nombre total d’avortements à l’échelle mondiale est resté pratiquement stable. Bien que la différence entre les deux périodes signalées soit de près d’un million, celle-ci ne doit pas être considérée comme une tendance précise étant donné la relative imprécision des données fournies par les différentes sources et estimations. Singh et Ratnam (1998), en plus de l’OMS (WHO, 1993), signalent aussi que, selon des estimations à l’échelle mondiale, on aurait compté un avortement pour 10 grossesses et un avortement pour sept naissances vivantes, au début comme à la fin des années quatre-vingt-dix.

En Amérique Latine et dans les Caraïbes on estime qu’au cours de la dernière décennie près de quatre millions d’avortements à risque et illégaux ont eu lieu chaque année (4,6 millions au début et 3,7 millions à la fin de la décennie). Plus encore, on estime qu’une femme sur 20 et une femme sur 40 ont avorté chaque année pendant cette période (AGI, 1994). C’est dans cette région que l’on observe le taux et le ratio les plus élevés d’avortements à risques, le taux étant de 29 avortements pour 1000 femmes de 15 à 44 ans et le ratio de presque un avortement pour trois naissances vivantes vers l’an 2000. De même, quelles que soient les périodes considérées, aussi bien au début des années quatre-vingt-dix qu’à la fin de la décennie, l’Amérique Latine est aussi la région du monde à plus hauts taux d’avortement à risque (et aussi illégal): entre 41 et 29 avortements pour 1000 femmes, chiffre deux à trois fois supérieur aux moyennes mondiales qui sont d’environ 15 avortements pour 1000 femmes, et de cinq à huit fois supérieur aux taux des pays développés.

Comme l’indique ce tableau, en Amérique Latine et dans les Caraïbes, région qui a connu la plus grande baisse des niveaux de fécondité au cours des dernières décennies, le ratio d’avortement vers l’an 2000 varie entre 15 avortements pour 100 naissances vivantes dans les Caraïbes à plus du double en Amérique du Sud (39 avortements pour 100 naissances), cette dernière sous-région étant aussi celle des taux de fécondité les plus bas et de l’usage le plus répandu de contraceptifs. De la même manière, la sous-région a le ratio le plus élevé d’avortements dans le monde. L’Amérique Centrale, pour sa part, occupe une place intermédiaire, avec 20 avortements pour 100 naissances vivantes, et représente la troisième sous-région avec la plus grande proportion d’avortements.

En Amérique Latine et dans les Caraïbes, l’indice synthétique d’avortement est de 0,8 avortements par femme, tandis qu’en Afrique et en Asie il est respectivement de 0,7 et 0,6 (Shah et Ahman, 2004). Le premier de ces trois indices est particulièrement élevé si l’on considère que le taux global de fécondité dans la région est d’environ deux enfants par femme.

La diversité des estimations de l’avortement dans la région

Dans un contexte légal restrictif, d’accès limité à l’avortement et une importante pratique clandestine, comme c’est le cas dans la majorité des pays de la région latinoaméricaine et des Caraïbes, il est difficile voire quasiment impossible d’avoir une vision précise et chiffrée de son incidence dans chacun des pays. Quelques estimations existent, qui varient selon les sources et méthodes de recueil d’information et d’analyse. Mais très peu de pays de la région ont sur ce sujet de l’avortement des données obtenues  avec des méthodes comparables entre elles, et qui soient donc fiables et suffisantes pour analyser l’évolution de sa pratique dans le temps.

La comparaison entre les différentes sources d’information est souvent difficile, puisque la population de référence n’est pas la même dans tous les cas. Les données obtenues dans les registres hospitaliers sont utilisés pour évaluer le nombre d’ « avortements à risques » et dans quelques cas par l’application d’un facteur correctif, pour apprécier le niveau des avortements à l’échelle nationale. Pour leur part, les données d’enquêtes publiées offrent des estimations sur les taux et les ratios d’avortement qui manquent cependant souvent de précision et qui n’expliquent pas clairement les aspects relatifs à l’information présentée (population concernée, date de l’étude, niveau de fiabilité des données, etc.). Ces résultats doivent être pris comme une hypothèse de base de la prévalence du phénomène et donc uniquement comme une approximation (Faúndes, 2005).

Au cours de la revue bibliographique présentée dans ce document, peu de références des pays de la région ont été trouvées qui incluent des estimations sur l’avortement, que ce soit en utilisant des méthodes et des sources directes ou indirectes ou secondaires: il s’agit souvent d’études de contextes sociaux spécifiques qui ne permettent pas de distinguer les tendances géographiques et temporelles de la pratique. Les mêmes sources sont citées dans beaucoup de ces études, ce qui prouve et confirme la rareté des recherches dans le domaine. Comme le montre le tableau 2, on dispose de plusieurs estimations pour certains pays tandis que pour d’autres on ne dispose d’aucune information. Cela souligne l’incertitude des estimations sur l’intensité du phénomène dans la région. Sa variabilité, ainsi que la diversité des chiffres estimés, y compris pour des périodes similaires, répond à des problèmes inhérents aux sources de données consultées et à la méthodologie utilisée pour les estimations.

C’est pourquoi il est important de mettre en garde et de répéter que le panorama obtenu des différentes sources ne nous donne qu’une estimation de la pratique de l’avortement dans les différents pays.
Bien que l’information relative à l’avortement en Amérique Latine ne soit pas suffisamment précise, les faits présentés permettent tout de même de constater un phénomène de grande ampleur dans la région. Ce panorama doit permettre d’alerter et sensibiliser les différents secteurs de la population sur les conséquences de l’avortement et en particulier les responsables de la conception et de la mise en oeuvre de politiques et de programmes visant à l’amélioration des conditions sanitaires et de vie des femmes. Il doit aussi servir pour promouvoir et réaliser des recherches avec une rigueur scientifique et de préférence des méthodologies similaires, qui nous permettent de compter avec des estimations plus fiables sur l’incidence du phénomène dans les pays de la région.

Lorsqu’on analyse l’information disponible dans ces pays (tableau 2), on observe un premier contraste entre Cuba, où l’avortement à la demande de la femme est légal et où il est pratiqué par des médecins formés dans les hôpitaux, et d’autres pays avec des niveaux distincts de restrictions légales et une pratique en général clandestine. En 1990 à Cuba 54,5 avortements pour 1000 femmes en âge de procréer ont été reportés, soit environ 44 avortements pour 100 grossesses (Bernstein et Rosenfield, 1998). D’après Álvarez Vásquez (1994), les chiffres officiels de 1974 à 1995 indiquent une variation entre 40 et 50 avortements pour 1000 femmes en âge fécond. A partir de cette dernière date, on observe une diminution légère mais continue, puisqu’en 1990 le ratio d’avortement atteint huit cas pour dix naissances vivantes. Le taux d’avortement en 1993 est de 26,6 pour mille femmes. Cependant, les avortements pratiqués par la régulation menstruelle ne sont pas pris en compte dans ces chiffres, alors qu’on estime qu’ils constituent au moins 50% du total. Une autre étude signale que plus de 140 000 interruptions de grossesse ont lieu tous les ans à Cuba, chiffre qui s’élève à 186 658 en 1990, avec un ratio de 8 avortements pour 10 naissances vivantes (comme dans l’étude précédemment citée) et un taux d’avortement de 59,4 pour mille femmes en âge reproductif. Cette estimation inclut les régulations menstruelles (Álvarez et al., 1999). D’autres estimations donnent pour 1996 des chiffres bien supérieurs, avec un taux de 78 pour mille femmes et un ratio qui s’élève à 58,6 avortements pour 100 grossesses, avec une moyenne de 2,3 avortements par femme en âge de procréer. Dans ce pays, le taux d’avortement estimé comprend aussi bien la régulation menstruelle, qui représente pour certains auteurs 60% des interruptions précoces sans test de grossesse, que les interruptions de grossesses déclarées (Henshaw et al., 1999). Selon Álvarez, en 2004 le taux d’avortement était de 20,9 pour 1000 femmes de 12 à 49 ans et de 34,4 avortements pour 100 grossesses: les différences entre ces estimations posent problème puisque par exemple, comme nous l’avons mentionné au-dessus, la régulation menstruelle n’est pas toujours inclue (Álvarez, 2005).

En revanche, Puerto Rico, qui compte aussi avec une législation non restrictive, et avec des systèmes d’information plutôt fiables présente un taux d’avortement beaucoup plus bas: 22,7 pour mille femmes dans la période 1991-1992. Il s’agit dans les deux cas d’États (Puerto Rico et Cuba) qui ont des taux de fécondité bas mais avec des différences importantes dans l’usage des contraceptifs modernes et surtout dans la qualité des services de planning familial. Tandis qu’à Cuba l’éventail de méthodes contraceptives est assez limité, le DIU de mauvaise qualité et la disponibilité de ce genre de produits en général irrégulière, à Puerto Rico l’usage de contraceptifs modernes est élevé et l’accès de la population aux services de santé de qualité, généralisé (Henshaw et al., 1999).

Aux Antilles Françaises où l’avortement est légal, en 1997 le taux pour mille femme entre 15 et 49 ans était de 49‰ en Guadeloupe, 26‰ en Martinique et de 27‰ en Guyane Française; la Guadeloupe se caractérise en plus par la forte fréquence des taux de répétition de ces avortements (43% dans cette île, 25% en Martinique et 37% en Guyane Française) (Le Corre et Thomson, 2000). Entre 1995 et 1999, le nombre d’avortements a augmenté de 4% en Guadeloupe, de 17% en Martinique et de 13% en Guyane Française (Boudan, 2000). En 2003, le taux pour les femmes de 15 à 49 ans a été estimé à 41,5‰ en Guadeloupe, 22,9‰ en Martinique et 37,1‰ en Guyane Française (Vilain, 2005).

Pour les autres pays d’Amérique Latine, aux législations qui vont de l’interdiction totale à la possibilité d’avorter sous certaines conditions, on estime qu’au cours des années quatre-vingt-dix, d’après les registres hospitaliers et les mesures de l’Institut Alan Guttmacher (IAG) (1994), près de 2,8 millions d’avortements ont eu lieu chaque année dans six pays de la région –Brésil, Colombie, Chili, Mexique, Pérou et République Dominicaine-, (voir tableau 2). Si l’on extrapole ce chiffre à toute la région, en considérant que la population de ces pays représente 70% du total d’Amérique Latine, on parvient à un total de 4 millions d’avortements chaque année dans la région. D’après Henshaw, et al.(1999), au cours de ces années, la proportion d’avortements pour 100 grossesses oscillait entre un minimum de 17% pour le Mexique et un maximum de 30% pour le Brésil et le Pérou et 35% pour le Chili. Une autre étude indique qu’en 2000 le Pérou a connu un ratio supérieur d’avortement, avec 54 cas pour 100 naissances vivantes (Ferrando, 2002).

Les estimations de Henshaw et al. (1999) montrent que près de trois avortements sont enregistrés pour 10 grossesses dans quatre pays: le Brésil, la Colombie, le Pérou et la République Dominicaine. Les estimations sont un peu plus élevées au Chili, 3,5 avortements pour 10 grossesses et bien inférieures au Mexique, où l’on compterait moins de deux avortements pour 10 naissances vivantes. Ce sont les femmes péruviennes qui ont les plus grandes probabilités d’avorter, 56 pour 1000 femmes entre 15 et 49 ans, suivies des femmes chiliennes (50‰) et de République Dominicaine (47‰). Les estimations pour les femmes brésiliennes, colombiennes et mexicaines sont similaires mais plus basses que celles qu’on vient de citer (30‰, 26‰ et 25‰, respectivement). Elles indiquent pourtant aussi un niveau relativement élevé. Pour l’ensemble de ces pays la moyenne est estimée à 1,2 avortement par femme au cours de sa vie féconde.

D’autre part, comme on va le voir, les résultats des registres hospitaliers ou d’autres études empiriques fournissent différentes estimations sur le nombre d’avortements dans certains pays.

D’après les données des registres hospitaliers et avec l’hypothèse qu’un avortement sur sept est traité dans ces structures sanitaires –l’IAG utilise le même critère-, une étude réalisée au Pérou indique qu’en 1994, 271 150 avortements ont eu lieu dans le pays et 351 813 en 2001. Le ratio d’avortement pour 100 naissances vivantes est évalué pour ces deux années à 43 et 54 respectivement (Ferrando, 2002). Au Mexique, le Conseil National de la Population (CONAPO) a évalué à 220 000 le nombre d’avortements annuels au cours de la période 1990-1992 (Lerner et Salas, 2003), et à 196 000 entre 1995 et 1997. Cet organisme indique aussi que l’indice synthétique d’avortement a diminué de 1,2 en 1976 à 0,1 en 1997. Cette chute s’explique par une croissance rapide de l’usage des contraceptifs.

Cependant, ajoute CONAPO, « la proportion de femmes qui ont eu au moins une grossesse et qui ont avorté au moins une fois dans leur vie est restée constante entre 1992 et 1997 à l’échelle nationale (19.6% et 19% respectivement) (CONAPO, 2000). Le faible taux d’avortement estimé par rapport aux autres pays de la région à niveau similaire de développement s’explique en grande partie par l’impact favorable de la politique de planning familial au Mexique. Cependant on reconnaît aussi une possible sous-estimation des niveaux d’avortement dans le pays (Ojeda et al., 2003). Les données officielles mexicaines contrastent avec celle de l’IAG selon lequel ce pays a connu 533 100 avortements au cours des années 1990 (The Alan Guttmacher Institute, 1994).

Bien que la République Dominicaine et la Colombie soient dans situation intermédiaire par rapport aux autres pays latinoaméricains, la pratique de l’avortement y est considérable. En République Dominicaine, le nombre d’avortements annuels était estimé à 65 000 en 1980, ce qui représente presque une interruption de grossesse pour trois naissances. Au début des années 1990 le nombre d’avortements annuels aurait augmenté à 82 500 (Paiewonsky, 1999; Alan Guttmacher Institute, 1994). On estime qu’en 1992, 16 500 femmes ont été hospitalisées pour des complications suite à un avortement dans le pays (Ferdinand, 2000). D’autres auteurs affirment qu’en Colombie, l’avortement hospitalier semble stable ces dernières années, tandis que l’avortement extrahospitalier augmente (Prada, 1994, cité dans Zamudio et Rubiano, 1994).

Le Chili, où l’avortement est illégal en toute circonstances, fait partie des pays aux niveaux d’avortement les plus élevés de la région, avec un taux compris entre 45 et 50 pour mille femmes et un peu plus de trois avortements pour dix grossesses. Cette condition s’est maintenue au cours des trente dernières années (Henshaw et al., 1999).

Dans une synthèse sur la pratique de l’avortement à risque en Amérique Latine, Paxman et al. (1993) soulignent l’ancienneté de la pratique de l’avortement et son incidence élevée malgré son illégalité. Entre 1940 et la fin des années 1980, le taux d’avortement au Chili a oscillé entre 32 et 77 cas pour 1000 femmes en âge de procréer. Après avoir atteint les niveaux les plus hauts dans les années 1960 (77‰), ce taux a diminué suite aux changements sociaux et à un meilleur accès au planning familial. Comme le signale une autre étude: “la situation chilienne sur le plan de la fécondité est paradoxale: l’avortement y est interdit, l’usage des contraceptifs élevé et les méthodes modernes disponibles et accessibles. Cependant, on constate un nombre élevé d’avortements, qui correspond au nombre de grossesses imprévues ou non désirées » (p. 194) (Den Draak, 1998, cité par Bay et al., 2004).

Pour d’autres auteurs (Women’s Health Journal, 1999; et 2003), le taux élevé d’avortement au Chili est le signe d’une législation actuelle sur l’avortement à contre-courant de l’opinion publique du pays, où un pourcentage élevé d’hommes et de femmes soutiennent le droit de la population féminine à décider de sa reproduction. Ce fait suggère aussi que les lois du pays sur ce sujet ne correspondent pas aux besoins et aux demandes de santé des femmes. Comme le répète la littérature sur le thème, l’interdiction légale de l’avortement et les sanctions morales qu’imposent l’ÉGLISE Catholique et d’autres religions ne sont pas des restrictions qui empêchent cette pratique.

En Équateur, où il existe peu d’information sur l’avortement, Fassin et Delafosse (1992) ont fait une étude à partir des statistiques sanitaires. D’après cette recherche, en 1990 les ratios d’avortement étaient de 11 à 12 pour 100 grossesses dans les différentes régions, mas ces données ne distinguent pas les fausses couches des avortements provoqués. Un autre article affirme qu’on ne connaît pas le nombre d’avortements. On estime cependant que s’il y avait un avortement pour deux naissances vivantes, le nombre d’avortements serait d’environ 135 000 (Voluntad, 1993). D’après l’Enquête Démographique et Sanitaire de 1004, citée par Remez (1996), 8% des femmes ont connu une interruption de grossesse, soit par fausse couche soit par avortement provoqué, sachant que ce sont celles des niveaux socio-économiques les plus élevés qui ont déclaré un nombre plus élevé d’avortements que de fausses couches (17% contre 8%).

Dewart estime qu’à la fin des années 1980 au Guatemala le ratio était de 4 à 18 avortements pour 100 grossesses (Dewart, 1992). D’après Singh (2005), en 2003, 55 000 avortements ont eu lieu dans le pays, ce qui représenterait un taux de 20 avortements pour 1000 femmes et un ratio de 12 avortements pour 100 grossesses. En Haïti, où l’information disponible est rare et peu fiable, plusieurs auteurs considèrent que l’avortement est amplement pratiqué ; cependant les données de “l’EDS (Enquête Démographique et de Santé) de 1994-95 ne corroborent pas cette affirmation puisque seulement 6% des femmes de Port au Prince et 3,5% des femmes d’autres zones urbaines avaient avorté au cours de leur vie sexuelle » (p. 194) (Bay et al., 2004).

Au Nicaragua, sur une population de plus de 2 millions de femmes, dont presque un quart est en âge de procréer, plus de 14 700 femmes étaient hospitalisées chaque année pour le traitement d’avortements incomplets entre 1992 et 1996 (Blandón et al., 1998). D’après le Fonds des Nations Unies pour la Population, en 1998, 6 000 femmes ont subi un avortement à risque et la moitié d’entre elles étaient adolescentes (McNaughton, 2002). Rayas et Cattoti (2004) estiment qu’au cours de la période 1995-2000 le pays a connu 191 466 avortements.

On estime qu’en l’an 2000 près de 33 000 avortements clandestins se sont produits tous les ans en Uruguay, ce qui représente un taux d’avortement dans ces conditions de 38,5 pour 100 grossesses, c'est-à-dire que 4 conceptions sur dix se terminaient par un avortement (Sanseviero, 2003). Cependant, pour Sanseviero ce chiffre n’est pas sous-estimé bien qu’il soit bien en dessous de certaines estimations réalisées auparavant qui oscillent entre 50 000 à 300 000 avortements: « ces derniers chiffres semblent excessifs pour une population nationale de plus de trois millions d’habitants ».

En Argentine, plusieurs auteurs signalent que l’avortement est un phénomène extrêmement répandu et considèrent qu’il n’y a pas vraiment de données fiables sur le sujet, mais certains experts estiment qu’entre 335 000 et 500 000 avortements y sont réalisés chaque année (Checa, 1996; Gogna et al., 2002).

En Guyane, en utilisant les registres médicaux de sept cliniques de planning familial de Georgetown de 1992, on trouve que près de la moitié des femmes déclarent avoir eu au moins un avortement, et un quart plus d’un. Le ratio d’avortement a été de 41 pour 100 naissances vivantes, mais les médecins estiment que ce chiffre pourrait être presque du double ou d’un rapport 1 à 1 (Nunes et Delph, 1995).

La variabilité et l’intensité des estimations de l’avortement à l’intérieur des pays

Des recherches basées sur des enquêtes et des registres médicaux, nationales ou réalisées dans des contextes locaux ou au sein de groupes de population déterminés, offrent des données intéressantes sur l’intensité et la variation des profils d’avortement à l’intérieur de certains pays. Cela reflète sans aucun doute l’hétérogénéité des conditions qui dominent dans les différentes zones géographiques et groupes sociaux.

En Colombie, Zamudio et al., (1999) ont mené une enquête dans les zones urbaines de plus de 100 000 habitants, où se concentre 73% de la population nationale. Les résultats montrent que presque un quart du total des femmes interrogées entre 15 et 55 ans avaient avorté au moins une fois et que pour les femmes qui avaient eu au moins une grossesse, le ratio d’avortement était de 12,4%. En 1992, le taux d’avortement pour toutes les femmes de ces contextes a été de 25 pour mille. Les différences de niveaux d’avortement variaient entre les régions d’étude entre 18% à 30% de femmes qui ont eu au moins un avortement; de 19% à presque le double (37%) pour celles qui étaient tombées enceintes au moins une fois avec un ratio de 7 à 15 avortements pour 100 grossesses. Selon les auteurs, de telles différences sont dues aux âges d’initiation sexuelle, à la plus ou moins grande influence de l’Église Catholique dans chaque zone urbaine et bien sûr à la disposition des femmes à déclarer ce type d’événements de leur vie. Les résultats des taux spécifiques d’avortement par âge ou par génération montrent que la proportion annuelle moyenne de femmes ayant avorté s’est multipliée par sept entre les périodes 1952-1956 et 1988-1991. Une telle hausse pourrait être due au fait que les avortements récents sont plus déclarés que les plus anciens.

Dans une étude réalisée au Mexique (Núñez et Fernández, 2002), l‘auteur propose les résultats de deux enquêtes conçues avec des méthodologies distinctes pour estimer le nombre d’avortements et capter les attitudes de la population sur le sujet. Dans la première enquête, menée en 1989 dans quatre quartiers défavorisés de Mexico, les femmes en âge de procréer ont déclaré que 17% des premières grossesses improductives se sont terminées par un avortement provoqué ; chiffre qui s’élève à 46% selon les déclarations des hommes. Dans le cas de la seconde enquête, effectuée en 1991 dans trois des quatre quartiers de l’enquête précédente, et en utilisant la méthode traditionnelle des questions directes à la femme sur le nombre éventuel d’avortements, une femme sur trois a déclaré avoir avorté. En revanche, avec une autre méthode de recueil d’information, où la femme notait elle-même la réponse et l’introduisait dans une urne scellée ou donnait une réponse confidentielle, le nombre d’avortements déclarés a augmenté à 50%.

Ojeda et al. (2003) donnent des informations sur les femmes mexicaines ou d’origine mexicaine qui vivent dans la région transfrontalière de Tijuana au Mexique et de San Diego aux États Unis à partir de deux sources. L’“Enquête sur la condition sociale de la femme et la santé reproductive à Tijuana BC” comprend les réponses de 2 706 femmes ayant-droits de l’Institut Mexicain de Sécurité Sociale, hospitalisées pour différentes raisons liées à la grossesse au cours du printemps-été 1993. D’autre part les registres d’une clinique de San Diego ont été consultés. Dans la première enquête, 7,4% des femmes ont été traitées pour des raisons d’interruption de grossesse et 23% ont déclaré avoir été au moins une fois enceintes. La majorité d’entre elles (78%) ont subi une seule interruption de grossesse et le reste plus d’une, sans distinction entre les fausses couches et les avortements provoqués. En revanche, d’après les registres hospitaliers de San Diego et au cours de la même période que l’enquête précédente, 69% des femmes mexicaines qui ont été traitées pour une raison liée à une grossesse sont venues pour avorter. Dans la ville américaine, l’interruption de grossesse est un droit constitutionnel et les lois appliquées sont en conséquence. Ceci garantit un avortement dans des conditions médicales sans risque. Cela contraste avec la situation mexicaine où, bien que la loi autorise l’avortement sous certaines conditions, dans la pratique son accès est très restreint pour des raisons de type social, culturel, moral et même politique. Tout cela favorise la clandestinité de l’avortement et donc sa pratique dans des conditions sanitaires à haut risque.
D’après Álvarez et al. (1999), c’est dans la province cubaine de La Havane que le ratio d’avortement est le plus élevé du pays -53,3 pour cent naissances vivantes-, tandis qu’il ne dépasse pas 49,5% dans les autres provinces. Les conclusions de ces auteurs à l’issue d’une enquête menée en 1990 dans une municipalité de La Havane montrent que sur la totalité des femmes interrogées entre 13 et 34 ans, 9,7% avait avorté l’année précédent l’enquête et 54% avaient mis fin à une grossesse au cours de leur vie. Plus d’un tiers des avortements avaient été provoqués par régulation menstruelle.

A partir des données issues d’une enquête réalisée dans trois communautés très défavorisées du nord de Santiago, Molina, et al. (1999), affirment que, sur le total des femmes interrogées dans la capitale chilienne, 30% avaient affirmé avoir vécu une interruption de grossesse au moins une fois dans leur vie; 72% d’entre elles l’ont déclaré comme une fausse couche, soit le double du chiffre habituellement estimé dans la littérature pour les femmes en âges de procréer. Le taux d’avortement pour mille femmes dans les trois communautés avait été de 53,8 lors d’une étude réalisée auparavant en 1987-1988 et de 28,1 lors d’une étude postérieure en 1989-1990. Le ratio d’avortement a été de 154,8 pour cent grossesses, avec un chiffre similaire après l’intervention qui est aussi signalée dans un article de Paxman et al. (1993).

Dans une enquête menée dans quatre départements boliviens (Cochabamba, Chuquisaca, La Paz y Santa Cruz,), auprès de 7 500 femmes enceintes, la prévalence des avortements est faible, 5,7% uniquement, avec un chiffre plus élevé en zone urbaine (7,2%) qu’en zone rurale (1,3%). Le taux a oscillé d’1% à 2% à Cochabamba et Chuquisaca, 5% à La Paz, et 10% à Santa Cruz (Tinajeros, 2005).
On estime à partir de différentes sources que sur le total de 33 000 avortements annuels survenus en l’an 2000 en Uruguay, un peu moins des deux tiers correspondaient à des femmes résidantes à l’intérieur du pays et le reste à des habitantes de la capitale, Montevideo. Dans les cliniques clandestines de la ville 16 000 avortements sont effectués tous les ans, et 11 000 dans celles de province. A partir des registres de sortie d’hôpitaux publics, on estime en plus de ces chiffres que 6 000 avortements supplémentaires se sont produits (Sanseviero, 2003).

Dans une étude menée au Brésil, en Colombie et au Mexique, plusieurs estimations sont présentées sur la tendance de l’avortement dans les différentes régions de chaque pays, sur trois périodes distinctes entre 1976 et 1991 (tableau 3). Les données proviennent d’estimations indirectes fondées sur des registres hospitaliers et dans lesquels le niveau de sous-enregistrement considéré en 1990 pour chaque pays –dans l’ordre cité précédemment- a été de 15%, 17% et 20% respectivement, bien qu’il ait été bien supérieur pour les années précédentes (Singh et Sedgh, 1997). A l’échelle nationale, le taux d’avortement estimé pour la première période 1976-1980 a été de 22 pour mille femmes en âge de procréer au Brésil et au Mexique et de 31 en Colombie. Les auteurs considèrent que ces taux sont modérés, comparés à ceux des autres pays du monde. Mais on doit garder à l’esprit qu’il s’agit de cas d’avortement illégal et donc peut-être avec des niveaux de sous-déclaration supérieurs pour la première période. Au milieu des années 1980, les taux avaient peu augmenté dans ces trois pays. Puis jusqu’au début des années 1990, le taux d’avortement a augmenté uniquement au Brésil (39 pour mille). En Colombie et au Mexique les auteurs ont supposé une tendance à la stabilisation des taux au cours des trois périodes considérées.

A l’intérieur de chaque pays les schémas relatifs à l’avortement sont variables. Au Brésil par exemple, dans les régions du nord et du nord-est, caractérisées par leurs niveaux de pauvreté plus élevés, le taux d’avortement a augmenté plus que la moyenne nationale. Bien que le taux ait aussi augmenté à Rio de Janeiro, il n’a pas changé de manière significative à Sao Paulo. Dans le sud, la région la plus développée et avec le plus grand pourcentage de population d’origine européenne, on observe une baisse légère mais stable après 1980. Le taux en 1991 était descendu au dessous de la moyenne nationale. Dans la région atlantique de la Colombie les taux d’avortement se sont stabilisés et ont connu de très faibles variations. Mais dans la région centrale et à l’est le taux a considérablement augmenté à partir du milieu des années 1980. Les zones du Pacifique et de Bogota, pour leur part, enregistrent une diminution progressive à partir du milieu des années soixante-dix. Dans le cas mexicain, l’augmentation du taux d’avortement entre 1977 et 1987 est presque exclusivement du au changement de tendances des régions du sud-est et de la capitale (District Fédéral et Zone Métropolitaine comprise), qui sont les seules à avoir enregistré une augmentation marquée de ce taux dans l’intervalle. Dans les autres régions du pays, à l’exception du nord-est, les taux d’avortement sont restés relativement stables, avec un niveau bas-modéré pendant les années 1980.

Depuis le milieu des années 1980 et jusqu’au début des années 1990, le sud-est et la capitale ont été les seules régions où le taux d’avortement a fortement diminué ; en revanche les autres régions ont connu de légères hausses. Pour Singh et Sedgh (1997), ce comportement indique certaines caractéristiques de ces agglomérations qui peuvent avoir une influence sur l’avortement, comme une plus grande éducation de la femme et une meilleure qualité des services de planning familial, ce qui contribue à une plus grande utilisation des contraceptifs. La tendance n’est cependant pas si nette dans le cas du Brésil. Comme le formulent Ahman et Shah (2002), cela pourrait être lié à la pratique fréquente de stérilisation du pays. Ce fait, suggéré dans l’étude, aurait comme conséquence qu’un plus grand nombre de femmes avortent pour espacer leur descendance avant de limiter leurs grossesses par la stérilisation.

En revanche, comme le montre le tableau 3, les ratios d’avortement ont fortement augmenté pendant la période de l’étude dans les trois pays concernés. C’est au Brésil que l’augmentation a été la plus forte pendant la dernière période. Cette tendance à la hausse est certainement liée à une diminution du nombre de naissances vivantes, combiné à une augmentation ou une stabilité des taux d’avortement dans beaucoup de régions de ces pays. Tandis que depuis la fin des années 1970 le ratio d’avortement dans chacun des pays a été de 10 à 18 cas pour 100 grossesses, au début des années 1990 il a augmenté de 18 à 31 avortements pour 100 grossesses.

Lorsqu’on analyse les résultats à l’intérieur des pays, les ratios d’avortement ont augmenté dans cinq des six régions considérées au Brésil; dans trois des cinq régions colombiennes et dans quatre des cinq régions mexicaines. Dans certaines régions, où les taux d’avortement ont commencé à baisser ou à se stabiliser (le sud du Brésil ; Bogota et la zone Pacifique en Colombie ; le sud-ouest et la capitale au Mexique), les ratios d’avortement se sont aussi stabilisés ou ont baissé depuis les années 1980. Cependant, au début des années 1990, une proportion importante de grossesses dans les trois pays –presque un tiers au Brésil, un quart en Colombie et près d’un cinquième au Mexique- se sont terminées par un avortement.

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