Les numériques du CEPED - Analyser les représentations sexuées dans les manuels scolaires

Table des matières

L'implicite hiérarchie des identités culturelles dans deux manuels de lecture sénégalais

Sylvan LEMAIRE

Doctorant en Socio-Anthropologie - Université de Paris X-Nanterre

Conclusion

Bibliographie

 

Les enfants subissent tout au long de leur formation des influences contrastées venant tant de leurs parents que de leur environnement (Dubar, 1990 ; Simmel, 1999). Alors que les enseignements transmis par les institutions familiale et villageoise mettent l'accent sur les particularités de l'identité régionale (Erny, 1972), les conceptions véhiculées par l'école édifient une identité nationale qui tend à minimiser les différences régionales et culturelles (Bourdieu, 1980). Dans sa volonté de construire un savoir homogénéisé, l'institution scolaire ne nie cependant pas les singularités culturelles. Au contraire, elle les intègre à son enseignement. Elle présente les identités particulières comme les parties d'un vaste ensemble qui constitue l'entité nationale (Mbuyi, 1988). Le complexe agencement de ces identités apparaît-il dans les manuels scolaires utilisés au Sénégal ?

À cet égard, les livres de lecture s'avèrent être l'un des vecteurs essentiels du savoir scolaire au Sénégal. C'est par leur intermédiaire qu'une grande partie des représentations sont transmises aux enfants (Koné, 1971). C'est pourquoi ils seront analysés ici. La principale raison qui explique leur statut particulier est d'ordre matériel ; elle est la conséquence du contexte socio-économique qui caractérise la région. Par exemple, dans la région du Diakha [1], où nous avons mené un travail de terrain [2], les écoles sont assez mal fournies. Elles ne disposent pas de suffisamment de livres pour en prêter aux élèves, si bien que ces derniers doivent les acquérir par leurs propres moyens. Dès lors, les enseignants n'exigent pas des enfants qu'ils possèdent tous les livres dans toutes les matières (ce qui serait trop onéreux pour les familles). Après concertation avec les parents, il est convenu que chaque élève dispose d'un seul livre, celui de lecture. Les enfants reçoivent dans les autres matières des cours dispensés sous forme de leçons écrites au tableau.

Quelles sont les identités et les appartenances présentées dans les manuels de lecture sénégalais ? Comment sont-elles caractérisées ? Certaines sont-elles privilégiées, ou bien sont-elles toutes traitées de la même manière ? Et finalement, quelles sont les représentations et les conceptions idéologiques qui sous-tendent ces identités ?

L'examen des personnages des manuels permet de comprendre comment ces identités validées par l'institution scolaire contribuent à façonner les représentations sociales des élèves.

 

[1]Le Diakha (ou Niokholo Diakha) est un ensemble de villages situés à proximité de Kédougou, la dernière ville au sud-est du Sénégal avant les frontières guinéenne et malienne. Ses habitants parlent la langue diakhanké (langue voisine du malinké). Leurs traditions socioculturelles sont proches de celles des groupes mandingues (groupes dominants au Mali et en Guinée) et assez éloignées de celles des Wolofs, qui constituent le groupe dominant au Sénégal (Smith, 1965).

[2]Ce travail d'observation, effectué dans plusieurs villages de la région entre 2002 et 2006, constitue le point de départ de la thèse actuellement en cours. Celle-ci porte sur la formation des systèmes de représentations dans le Diakha, et notamment sur la manière dont les identités y sont formées et véhiculées. Dans cette perspective, l'accent est mis sur la socialisation des enfants du Diakha, ainsi que sur la réalité des rapports entretenus entre les membres des différents groupes humains qui se côtoient dans la région. La formation du système de pensée dans le Diakha est effectivement le fruit de ces deux aspects de la réalité sociale, les représentations sociales étant à la fois définies par les conceptions relevant d'une réalité sociopolitique passée et par la réalité des rapports actuels entre les différents groupes.

1. Comment saisir les représentations du social dans les manuels de lecture ?

Notre analyse se fonde sur l'examen d'un corpus particulier. Il est présenté ici, ainsi que les variables qui permettent d'accéder aux identités culturelles étudiées.

1.1. Description du corpus étudié

Les manuels que nous avons choisis d'étudier font partie d'une série de six ouvrages de lecture, intitulée " Sidi et Rama ". Elle constitue la seule collection de manuels utilisée dans l'enseignement primaire du français au Sénégal. Elle est éditée par l'Institut National d'Étude et d'Action pour le Développement de l'Éducation (INEADE), qui dépend du Ministère de l'Éducation nationale du Sénégal. Ces ouvrages racontent l'évolution de deux jeunes enfants, un petit garçon (Sidi) et une petite fille (Rama), qui accompagnent les élèves de l'école primaire tout au long de leur progression scolaire, du Cours d'Initiation (CI) au Cours Moyen 2ème année (CM2, encadré 1).

L'analyse présentée ici porte sur les manuels utilisés en classe de CE2 et de CM1. Ils contiennent respectivement 144 et 160 pages de textes et d'illustrations. Le manuel de lecture de CE2 (version de 2002) comporte 45 leçons et 5 contes illustrés, le manuel de CM1 (version de 2001) 51 leçons et 16 contes. Chaque leçon occupe deux pages : la première est composée d'une illustration (recouvrant un tiers de la page) en noir, blanc et orange, et d'un texte traitant des aventures des deux jeunes héros. La seconde page est divisée en deux parties : l'une comporte un lexique des mots difficiles employés dans le texte (" Mots et expressions difficiles ") et des questions de compréhension (regroupées sous la rubrique " Je comprends le texte "), l'autre, intitulée " Exercices ", est généralement composée de quatre points élaborés à partir du texte qui sert ici de support à l'apprentissage des notions de grammaire, de conjugaison et d'orthographe.

Les leçons des deux ouvrages sont regroupées en 15 sections, chacune composée de 3 à 4 leçons caractérisées par une unité de lieu. Elles sont séparées les unes des autres par un conte. La succession des sections est liée à la trame du récit. Ainsi le manuel de CE2 décrit parallèlement les occupations de Sidi et Rama dans leur village (sections 1 à 6, puis 8 et 10) et le voyage de Sidi, son père et son petit frère à Dakar (sections 7 et 9, puis 11 à 15). Le manuel de CM1 est organisé de la même manière, à la différence que la trame narrative est plus linéaire et qu'il aborde une troisième unité de lieu, Paris. Les premières sections (1 à 6) traitent de la vie au village, abordant le quotidien des enfants, tandis que les suivantes (7 à 10) racontent le séjour des deux enfants héros à Dakar ; puis viennent les sections relatives au voyage de Sidi et Rama à Paris (11 à 13) et enfin celles qui décrivent leur retour au village (14 et 15).

Les deux manuels ont la même date de première publication (1999). En revanche, les auteurs et les illustrateurs ne sont pas les mêmes. Ils sont plus nombreux à avoir participé à l'élaboration du manuel de CE2 (sept auteurs, deux illustrateurs) qu'à celle du manuel de CM1 (quatre auteurs, un illustrateur). Une seule femme fait partie de l'équipe de conception des deux manuels (Safiétou Diagne Mbodj), et aucune n'a contribué aux illustrations.

Encadré 1 – Les fiches d’identité des deux manuels étudiés

1 – Le manuel de lecture de CE2 de la collection « Sidi et Rama »

Éditeur

Institut National d’Étude et d’Action pour le Développement de l’Éducation (INEADE)

Année de la première édition

1999

Année de l’édition étudiée

2002 (nouvelle édition augmentée de nouvelles illustrations)

Pays d’édition et destinataire

Sénégal

Auteurs

Seydou Bocom, Boubacar Diao, Samba Fall, Safiétou Diagne Mbodj, Moustapha Ndoye, Baba Ali Woné

Illustrateurs du manuel

Mamadou L. Thiam, Fassana Dramé

Nombre de pages

144

Nombre de leçons

45

Nombre de contes

7

2 – Le manuel de lecture de CM1 de la collection « Sidi et Rama »

Éditeur

Institut National d’Étude et d’Action pour le Développement de l’Éducation (INEADE)

Année de la première édition

1999

Année de l’édition étudiée

2001 (nouvelle édition augmentée de nouvelles illustrations)

Pays d’édition et destinataire

Sénégal

Auteurs

Sala Mbaye, Safiétou Mbodj, Moustapha Ndoye, Baba Ali Woné

Illustrateurs du manuel

Amadou Seck

Nombre de pages

160

Nombre de leçons

51

Nombre de contes

16

1.2. Précisions de méthode

Les contes ne sont pas inclus dans notre analyse car, bien qu'ils soient révélateurs de conceptions et représentations, leur caractère particulier (ils n'ont pas été inventés pour un usage scolaire) réduit la portée de la méthodologie dont la validité repose précisément sur la dimension exclusivement scolaire des matériaux étudiés [3]. Seuls les textes et les images des deux manuels font l'objet de cette étude.

Mais pourquoi avoir choisi de limiter le corpus étudié aux seuls manuels de CE2 et de CM1 ? Plusieurs raisons expliquent cette sélection. D'une part, lors de notre enquête de terrain dans les villages du Diakha, ils ont été désignés comme des ouvrages de référence par les élèves : ils sont connus de tous les enfants [4] du fait des thèmes appréciés qu'ils abordent (la ville, la France). D'autre part, ces ouvrages sont utilisés dans des classes " charnières ", dans la mesure où nombre d'enfants de la région arrêtent leur scolarité après le CM1. Le CM2 fait fonction de classe préparatoire au collège : seuls les enfants destinés à poursuivre leur scolarité au-delà de la primaire le fréquentent.

 

[3]Ce choix partisan se justifie par la thématique de cet article. Les contes, les poèmes, les cours d'histoire, etc., et leurs articulations, seront traités séparément dans la thèse d'Anthropologie actuellement en préparation.

[4]Cela est vrai pour tous les enfants âgés de plus de six ans, même ceux qui n'ont pas atteint ces classes ou qui ne sont pas scolarisés.

1.3. Définition des hypothèses et des variables retenues

En combinant approche quantitative [5] et qualitative, notre analyse procède à l'examen des identités culturelles qui émergent d'unités de lieux clairement définies. Dans les manuels étudiés, les récits sont effectivement organisés autour de deux ou trois espaces géographiques distincts : le monde rural et villageois, le monde urbain de Dakar et le monde parisien. Ces lieux servent de support à l'étude de thématiques différenciées. Ils constituent donc autre chose qu'un décor sur lequel évoluent les personnages, dans la mesure où ils influencent directement la trame narrative. Nous faisons l'hypothèse qu'ils sont conçus comme des milieux culturels induisant des identités caractérisées par des manières particulières d'être et de penser.

Dans le manuel de CM1, l'introduction d'un espace géographique situé en dehors des frontières nationales pose un certain nombre de questions. Quelles significations recouvre sa présence dans cet ouvrage ? Il constitue assurément une sorte d'ailleurs idéalisé, puisqu'il renvoie à un lieu éloigné dont on ne connaît guère les codes et les coutumes. Cela dit, le fait qu'il soit explicitement identifié à la capitale française n'est pas neutre. Au Sénégal, Paris est une référence historique à laquelle l'imaginaire populaire attribue d'innombrables vertus. Ancienne capitale de l'empire colonial, cette ville conserve aujourd'hui encore l'image d'un lieu de culture et de progrès. Elle demeure d'ailleurs la principale destination des émigrés sénégalais en Europe, ce qui peut expliquer la présence de Paris dans ce manuel [6].

Afin d'appréhender les représentations de ces identités culturelles et leurs multiples articulations, les personnages des textes et des illustrations des manuels étudiés sont recensés et analysés en fonction d'un certain nombre de variables (Reuter, 1997).

Les personnages seront examinés en fonction de leur appartenance géographique : milieux rural, urbain ou parisien.

Le sexe et l'âge des personnages permettront de définir des ensembles de personnages, dont la répartition dans les trois milieux étudiés favorisera une vision globale de la structure des identités culturelles.

Les personnages seront analysés en fonction de leur statut social dans le texte, capté par leurs désignations. La distinction des personnages selon leur appellation (relevant du domaine familial ou professionnel, traditionnel, domestique, etc.) est susceptible de fournir des indications sur les particularités des identités représentées.

Dans les textes et les images, les personnages se présentent sous deux formes: ils sont soit individualisés (leurs caractéristiques individuelles sont repérables), soit collectifs (ils apparaissent en tant que groupe possédant des qualités communes). Notre analyse tient compte de cette distinction à chaque fois qu'elle permet d'affiner les caractéristiques des identités étudiées, comme dans l'examen des désignations des personnages par exemple. Dans les autres cas, personnages collectifs et individuels sont traités indistinctement.

Les différents types de dialogues (autoritaires, explicatifs, amicaux, etc.) engagés par les personnages peuvent également apporter des précisions sur les relations sociales caractérisant chacune des identités.

Les divers rôles des personnages (fidélisateurs [7], principaux [8] ou secondaires [9]) dans la diffusion des représentations scolaires ne sont généralement pas retenus. Seule la variable relative aux types de dialogues les prend en considération, dans la mesure où ils précisent certains aspects des identités représentées. Les personnages fidélisateurs sont exclus du reste de l'analyse, du fait de leur place particulière dans le récit (ils sont présents dans les trois lieux évoqués dans les manuels). Les intégrer au recensement des personnages risque de voiler les résultats statistiques de l'étude et de réduire notre compréhension des propriétés de chacun des espaces. Néanmoins, les personnages fidélisateurs demeurent essentiels pour comprendre la succession des espaces géographiques et la place de chacun d'entre eux dans les manuels (Brugeilles et Cromer, 2005). Nous en proposons donc une rapide présentation.

 

[5]La méthodologie établie par Carole Brugeilles et Sylvie Cromer, exposée dans l'ouvrage Analyser les représentations du masculin et du féminin dans les manuels scolaires (2005), a été retenue pour l'analyse des manuels de lecture sénégalais et adaptée aux spécificités des livres de lecture.

[6]La moitié des 108 000 Sénégalais vivant légalement en Europe vivaient en France en 1999, dont plus des deux tiers en région parisienne (données de l'Insee, 1999).

[7]Il s'agit ici des personnages clés du récit, que les élèves suivent tout au long de leur cursus de lecture scolaire, et dont la fonction sociale consiste à favoriser l'identification et la fidélisation des lecteurs. Dans les manuels de lecture, comme dans ceux de mathématiques et de sénégalais, les deux jeunes enfants Sidi et Rama sont les personnages fidélisateurs (ou conducteurs) : leur omniprésence dans l'ensemble des récits favorise l'instauration d'un climat de confiance propice à la transmission d'un certain nombre de valeurs et conceptions du monde.

[8]Il s'agit des personnages entretenant des relations personnelles avec les personnages fidélisateurs, des personnages les insérant dans une certaine réalité sociale, familiale, amicale, etc.

[9]Il s'agit des personnages qui n'agissent pas sur le récit. Leur seule fonction consiste à illustrer un thème particulier traité dans une leçon.

1.4. Les personnages fidélisateurs : une vision conservatrice des rapports entre les sexes

Le jeune Sidi et sa sœur, Rama, sont originaires d'un gros village sénégalais, Darou, qui comporte un centre de santé et une école où ils suivent leur scolarité. Comme la majorité des habitants du village, ils appartiennent à " l'ethnie [10] " wolof. Leurs parents, Mère Nafi et Père Modou, sont de petits agriculteurs qui possèdent quelques champs, grâce auxquels ils assurent le quotidien de leurs quatre enfants : Aminata, Sidi, Rama et Salif.

Dans la famille de Sidi et Rama, les tâches et les rôles sont répartis de manière conventionnelle entre les hommes et les femmes. Père Modou travaille aux champs avec ses fils, tandis que Mère Nafi et les filles gèrent les activités domestiques du quotidien (lessive, préparation des repas, etc.). Père Modou est présenté comme un homme d'expérience et de décision, comme en témoigne son implication dans les conseils villageois. Il peut se montrer autoritaire et sévère : plusieurs leçons le décrivent donnant des ordres à ses fils, les sermonnant ou les punissant physiquement. Sa femme apparaît comme une mère stricte (elle peut faire des remontrances), mais tendre et attentionnée (elle soigne son fils malade, elle prépare la rentrée des classes avec ses filles, etc.). Mère Nafi est également une mère inquiète : elle attend nerveusement les lettres de ses fils séjournant à Dakar.

Les occupations auxquelles s'adonnent les enfants s'inscrivent aussi dans cette stricte répartition sexuelle des rôles sociaux (Maruani, 2005). Essentiellement décrits à l'extérieur du domicile familial, Sidi et son petit frère Salif sont ainsi présentés comme vigoureux, ayant un attrait pour les compétitions et les défis physiques. Les filles, Rama et sa grande sœur Aminata, sont au contraire tournées vers l'intérieur du domicile : elles sont souvent montrées participant aux tâches domestiques et, lorsqu'elles s'amusent, elles pratiquent des jeux calmes d'intérieur (notamment l'awalé, sorte de jeu de dames) ou jouent à ressembler aux femmes. Comme leur mère, les fillettes organisent des dégustations de plats typiques qu'elles préparent en y ajoutant de petites touches personnelles, qui sont le secret, disent leurs tutrices, de la réussite d'un bon mariage. Ou bien elles rivalisent de beauté lors d'invitations où elles confrontent leurs opinions à propos de parures, de modèles et de coiffures empruntés aux femmes du village. Les occupations des petites filles constituent en fait le lieu privilégié d'un apprentissage essentiellement dominé par la question matrimoniale. Il s'agit d'acquérir les multiples connaissances pratiques de la séduction, d'intégrer les manières d'être qui attirent les garçons, conçus comme des conjoints potentiels. L'homme est donc au cœur des préoccupations, l'ensemble des activités et conversations ayant le mariage pour finalité, sorte d'idéal supérieur habitant les rêves de la jeunesse féminine.

D'autres membres de la famille sont également décrits dans certaines sections des manuels. Ainsi le frère de Père Modou, Tonton Simon, et sa femme Tata Rose, apparaissent dans les deux livres. Ils possèdent une jolie villa équipée à Dakar (ce qui tranche avec l'univers rudimentaire qui caractérise la famille au village). Tonton Simon occupe un poste important dans une imprimerie, tandis que sa femme supervise les tâches d'intérieur réalisées par des domestiques. Dans le manuel de CM1, l'oncle Rassol et sa famille sont aussi présentés : ils habitent un appartement dans le quartier de Barbès à Paris. Ils reçoivent Sidi, Rama et leurs correspondants français Yves et Richard lors de leur visite à Paris.

Les deux manuels accordent davantage de place au personnage fidélisateur masculin. Ainsi Sidi apparaît plus souvent que sa sœur dans le livre de CM1 (il est décrit dans 46 leçons), alors que Rama est seulement présente dans 37 leçons. Dans le manuel de CE2, la disproportion est encore plus importante, puisque le jeune garçon apparaît dans 17 leçons et la fillette uniquement dans 2 leçons. Cela s'explique par la trame narrative, qui traite en partie d'un voyage à Dakar auquel Sidi participe sans Rama [11]. De plus, si Sidi n'est pas nommé dans 28 autres leçons du livret de CE2, sa présence est insinuée au sein de personnages collectifs (tels que " les jeunes garçons de Darou ", " la bande d'amis ", etc.) dans une dizaine de leçons.

Par ailleurs, lorsque les enfants sont conjointement présents dans une leçon, Sidi est presque systématiquement mis en avant : les événements le portent souvent au devant de la scène (voir l'encadré 2, où Sidi reçoit un avis qui concerne aussi sa sœur), il entretient les conversations, il occupe une place centrale dans les jeux enfantins, il est interrogé par son instituteur, etc.

Encadré 2 - Conversation entre les membres de la famille, " L'avis de la Poste "

" D'un geste lent, le facteur tendit un bout de papier à Mère Nafi. Celle-ci appela aussitôt Aminata [sa fille aînée]. Sidi et Ansou [ami de Sidi] qui n'étaient pas loin des lieux accoururent à leur tour, de même que Rama.

Mère Nafi remit la feuille à Aminata, qui commença à lire le nom du destinataire. C'était un avis adressé à Sidi. […] C'était une convocation pour retirer un colis à la poste.

- Qui a bien pu t'envoyer ce colis ? demanda Mère Nafi à Sidi qui ne pouvait plus se retenir. […]

Sidi lut à son tour l'avis. D'un air songeur, il se gratta la tête et cherchait vainement qui pouvait en être l'expéditeur. Silencieuses, les filles aussi s'interrogeaient. Qui donc avait envoyé un colis à Sidi ? " (il s'agit des invitations pour venir en France).

Source : Manuel de lecture de CM1 " Sidi et Rama ", 2001, leçon 18.

Quant à Rama, elle apparaît toujours comme plus réservée : elle accompagne son frère dans ses jeux et ses promenades, elle obéit aux adultes, elle acquiesce, etc. Et lorsqu'elle occupe une position plus centrale (c'est le cas dans deux leçons du manuel de CM1), elle brille par son intérêt pour la cuisine ou par ses questions naïves (souvent mises en relief par la loquacité de son frère, par exemple encadré 3).

Encadré 3 - Conversation entre Sidi et Rama, " Le vendeur de journaux "

" Les enfants voient Omar se diriger vers le kiosque en courant.

- Tiens, dit Rama à son frère, c'est notre vendeur de tout à l'heure. Que vient-il faire ici ?

- ça se voit, non ! répondit Sidi l'air moqueur. Il a écoulé tous les journaux qu'il avait. Il vient s'approvisionner à nouveau.

En effet, Omar était venu demander à son fournisseur un lot de journaux supplémentaires, car les clients en réclament sans cesse. "

Source : Manuel de lecture de CM1 " Sidi et Rama ", 2001, leçon 29.

À travers le traitement réservé à Sidi et Rama, les manuels véhiculent une conception conservatrice des attributs masculins et féminins, dans un contexte socioculturel déjà très marqué par la domination masculine. Ce faisant, ils interdisent une quelconque réflexion sur la hiérarchie des sexes et participent au renforcement des représentations dominantes (Laufer, Marry et Maruani, 2001).

 

[10]Les manuels de lecture de la série " Sidi et Rama " manipulent des concepts tels que ceux d'" ethnie " et de " race ". Ils sont donc repris ici, car les ouvrages participent à les édifier en tant que catégories pertinentes de représentations. Mais nous précisons que nous ne reconnaissons ni leur validité ni leur caractère classificatoire. Simplement, cet article n'est pas le lieu pour en discuter.

[11]Dans le manuel de CM1, Rama participe avec son frère au voyage à Dakar et Paris, ce qui explique le plus grand nombre de ses apparitions dans ce manuel.

2. Les manuels de lecture de CE2 et de CM1 de la collection " Sidi et Rama " l'implicite reconnaissance d'une hiérarchie des univers rural, urbain et parisien ?

Les représentations qui se dégagent des trois mondes soulèvent des interrogations, notamment sur les relations qu'entretiennent les univers entre eux. Quelles images émergent du traitement successif des trois milieux ? Sont-ils donnés à voir comme des entités indépendantes, ou bien comme des espaces tissés de rapports hiérarchiques ?

2.1. Des manuels de lecture scolaires dominés par le rural, le masculin et les hommes adultes

Comment les personnages sont-ils répartis entre les trois mondes ? Constate-t-on des différences entre les deux manuels ?

Le tableau 1 prend l'ensemble des personnages individuels et collectifs des textes en considération, à l'exception des personnages fidélisateurs.

La distribution des personnages selon les mondes présente un déséquilibre numérique évident, qui diffère selon le manuel étudié. Plus des deux tiers des personnages évoqués dans le manuel de CE2 appartiennent au monde rural, tandis que moins d'un tiers seulement renvoie au monde urbain de Dakar.

Ce déséquilibre apparaît moins nettement dans le manuel de CM1, puisque dans ce cas, seulement un peu plus de la moitié des personnages sont présentés dans le monde rural. La diminution des effectifs ruraux se fait ici au profit des personnages parisiens (un personnage sur cinq), inexistants dans le manuel de CE2, le nombre de personnages urbains restant relativement stable d'un manuel à l'autre (un peu plus d'un quart des effectifs).

Au-delà de l'interprétation de ces divers déséquilibres [12], la supériorité numérique des personnages relevant du monde rural constitue la principale caractéristique des deux manuels. Elle interroge la manière dont les auteurs cherchent à représenter l'entité nationale, marquée par la prédominance de la campagne sur une urbanisation qui apparaît comme secondaire [13].

Comment les personnages masculins et féminins sont-ils répartis entre le monde rural, le monde urbain et le monde parisien ?

Le tableau 2 comprend l'ensemble des personnages individuels des textes, à l'exception des personnages fidélisateurs.

Une plus grande représentation masculine peut être observée dans les deux manuels, car dans les deux cas, les trois quarts des personnages environ sont masculins.

Concernant la répartition des personnages sexués selon les milieux, la prédominance masculine est également constante, bien que sa proportion varie d'un univers à l'autre.

Elle est ainsi légèrement moins forte parmi les mondes ruraux des deux manuels que dans les mondes urbains. Ces derniers affichent effectivement des taux de masculinité encore plus importants puisque, dans les deux manuels, quatre personnages urbains sur cinq sont de sexe masculin. La même constatation peut être faite concernant le monde parisien, qui sur ce point s'aligne sur les milieux urbains sénégalais.

La domination numérique du masculin sur le féminin constitue alors une caractéristique des trois milieux étudiés, comme d'ailleurs des textes des deux manuels analysés ici. Le constat général de la " masculinité " des manuels scolaires, mis en évidence par de nombreuses équipes de chercheurs, s'applique donc également aux manuels de CE2 et de CM1 de la série " Sidi et Rama ".

La répartition des personnages sexués selon la variable de l'âge permet également d'établir certaines différences entre les trois mondes.

Le tableau 3 comprend l'ensemble des personnages individuels des textes, à l'exception des personnages fidélisateurs. Dix pour cent des personnages individuels du manuel de CE2 sont exclus des données présentées, dans la mesure où leur âge n'a pu être clairement déterminé.

La proportion d'hommes, très importante dans les trois milieux, est plus forte en milieu urbain (plus des deux tiers des personnages urbains sont des hommes dans les deux manuels) qu'en milieu rural (la moitié des personnages dans les deux manuels).

Le monde rural se caractérise par un nombre important de garçons (entre 20,4 % au CM1 et 31,7 % au CE2), qui diminue sensiblement dès que l'on passe dans le milieu urbain (12 % au CM1 et 7,7 % au CE2). Le monde parisien se rapproche sur ce point du monde rural, puisque le poids relatif des garçonnets parisiens est relativement similaire à celui des garçons de milieu rural. Cependant, la forte présence des enfants dans l'espace parisien s'explique par la place particulière de ce milieu dans la trame narrative : Sidi et Rama étant invités à séjourner à Paris pendant les vacances scolaires, chez leurs correspondants français Yves et Richard, il est logique que cette partie du récit fasse une large place aux enfants.

Concernant les femmes, leur nombre est faible dans tous les milieux, et cela dans les deux manuels. Néanmoins, une sorte de rupture entre les données de CE2 et de CM1 peut être observée, puisque dans le premier cas, les femmes rurales ne représentent que 11 % des personnages, alors qu'elles en représentent 22,8 % dans le second manuel ; et inversement dans les milieux urbains, où les femmes du manuel de CE2 constituent 20,5 % des personnages, tandis qu'elles n'en représentent que 14 % dans le livre de CM1.

Les fillettes constituent le groupe de personnages le moins représenté, quel que soit le manuel scolaire étudié. Elles sont présentes dans le milieu rural, bien qu'en nombre assez faible, et pratiquement invisibles dans les autres univers, que ce soit dans le manuel du CE2 ou celui du CM1. Elles sont d'ailleurs totalement absentes du milieu urbain du livre de CE2 [14]. Le milieu urbain se donne donc à voir comme un espace presque exclusivement adulte et surtout masculin

L'examen des 96 illustrations des manuels permet de comparer la répartition des personnages selon leur sexe et leur âge dans les images avec les résultats obtenus pour les textes.

Comme dans les textes, les personnages masculins des illustrations sont plus nombreux que les personnages féminins, et cela dans des proportions importantes (tableau 4). Le manuel de CE2 affiche ainsi des taux de masculinité très élevés (plus des trois quarts des personnages sont masculins), tandis que dans celui de CM1, on en compte deux tiers.

En revanche, les garçons constituent ici le groupe le plus important, en étant plus souvent représentés que les filles dans les images, mais aussi que les hommes dans les deux manuels (cette supériorité numérique est plus visible dans le manuel de CM1). Quant aux filles, elles forment l'un des groupes de personnages les moins représentés.

Cette forte présence des garçons dans les illustrations permet de souligner la dissymétrie entre les textes et les images, un plus grand nombre d'adultes et une moindre proportion de garçons dans les textes, un plus petit nombre d'adultes et un plus grand nombre de garçons dans les illustrations. Celles-ci sont donc bien pensées comme le domaine privilégié des enfants.

Dans les illustrations, les trois milieux des deux manuels présentent également des différences significatives. Plus d'enfants en milieu rural qu'en milieu urbain, la campagne est donc un espace social donnant une importance particulière à l'enfance et à ses activités (école, jeux, obligations et droits). Parmi les enfants de la campagne, les garçons occupent une position dominante (huit enfants ruraux sur dix sont des garçons dans les deux manuels).

Cela dit, l'inégalité de présence numérique entre les garçons et les filles est plus manifeste encore dans le milieu urbain du CE2 [15] où la totalité des enfants des villes sont des garçons (on observe ici une parfaite symétrie avec ce qui a été constaté chez les personnages enfants des textes du même livre, au sein duquel les fillettes sont aussi totalement absentes).

La surreprésentation masculine est également perceptible chez les personnages adultes, et notamment dans les milieux urbains. Les illustrations de la capitale sénégalaise montrent un espace dominé par les hommes : dans les deux manuels, environ huit adultes sur dix sont des hommes. Les femmes sont donc peu visibles dans les mondes urbains, alors qu'elles conservent une position significative dans les illustrations du monde villageois où, minoritaires, elles représentent tout de même entre 27,8 % (CE2) et 42,5 % (CM1) des personnages adultes.

Comparé aux deux autres mondes, le milieu parisien apparaît comme un univers au sein duquel la mixité est plus importante, même si les personnages masculins demeurent toujours les plus nombreux, chez les adultes (trois adultes sur cinq sont des hommes) comme chez les enfants (plus des deux tiers des enfants sont des garçons). Il se caractérise aussi par une suprématie des personnages enfants [16], dans des proportions encore plus importantes que pour les textes (les deux tiers des personnages parisiens sont des enfants).

L'étude de la répartition des personnages selon le sexe et l'âge permet alors d'entrevoir quelques-unes des différences qui séparent les trois espaces illustrés. Ainsi les mondes rural et parisien apparaissent comme des mondes plutôt liés à l'enfance, alors que le monde urbain est sensiblement plus adulte. La répartition des personnages selon leur sexe permet également de définir les espaces rural et parisien comme étant plus mixtes que le monde urbain sénégalais.

 

[12]L'introduction du monde parisien pourrait être interprétée comme venant rééquilibrer l'inégale répartition des personnages entre les mondes rural et urbain observée dans le manuel de CE2, si l'on s'accorde pour considérer que les leçons afférentes au monde parisien peuvent être rattachées à celles qui renvoient au monde urbain sénégalais. Cependant, ce lien peut difficilement être établi, car les données statistiques recueillies pour chacun des deux mondes semblent plutôt les dissocier que les apparenter.

[13]En 2005, la population des villes constitue 44 % de la population du Sénégal. On s'approche donc d'une répartition égale entre villes et campagnes, notamment en raison de la croissance très rapide de Dakar et sa banlieue.

[14]L'absence des fillettes du monde urbain de CE2 trouve sa principale explication dans la trame narrative de ce manuel, puisque le milieu urbain sénégalais est présenté par l'intermédiaire du voyage de Sidi, son père et son petit frère à Dakar. Le récit est alors orienté vers des rencontres et des activités considérées comme masculines ou, plus exactement, qui deviennent clairement masculines en l'absence de Rama.

[15]L'inégalité entre les garçons et les fillettes est moins importante dans les illustrations du manuel de CM1, du fait de la trame du récit au sein duquel Sidi, Rama et leur grande sœur effectuent ensemble un voyage dans la capitale. Cela dit, un examen du positionnement dans l'image montre que les deux fillettes précitées occupent en fait systématiquement des places secondaires (arrière-plan, etc.).

[16]Comme pour les textes, le caractère " enfantin " des illustrations du milieu parisien s'explique par la place de ce monde au sein de la trame narrative.

2.2. Différences de désignations des personnages ruraux, urbains et parisiens et émergence de représentations spécifiques

Dans les textes, les personnages se distinguent les uns des autres par la manière dont ils sont désignés. Ces désignations renvoient à des rôles et des statuts sociaux, qui sous-tendent les représentations que l'on se fait des personnages et de leur milieu d'appartenance. Elles sont regroupées en 8 catégories (encadré 4).

Encadré 4 - Les désignations des personnages dans les textes

Ces désignations peuvent être regroupées en différentes catégories, selon la classification suivante :

- " Statut familial " : les personnages désignés par leur filiation ou par leur statut matrimonial (" le père de Latyr ", " les mères de familles ", " la cousine ", etc.).

- " Profession/scolarité " : les personnages désignés par l'emploi qu'ils occupent, l'activité professionnelle et commerciale à laquelle ils se livrent (" le marchand de pacotille ", " le contremaître ", etc.). Les personnages désignés par leur inscription dans le milieu scolaire font également partie de cette catégorie.

- " Âge/physique " : les personnages désignés par leur appartenance à un groupe d'âges (" les vieux ", " les jeunes ", etc.) et ceux qui sont identifiés par leurs caractéristiques physiques (" la grosse femme ", etc.).

- " Lien amical " : les personnages identifiés par les rapports d'amitiés qu'ils entretiennent entre eux, ou avec l'un des jeunes héros du récit (" les amis de Sidi ", " leurs camarades ").

- " Origine géographique " : les personnages désignés par leur appartenance à telle ou telle entité locale, régionale, nationale ou supranationale (" les habitants de Darou ", " les Dakarois ", " les Français ", " les Africains "). Les personnages distingués selon leur appartenance à tel ou tel groupe linguistique et culturel (" le jeune Diola ", " Abdou, enfant sérère ", etc.) sont intégrés à cette catégorie.

- " Religion et tradition " : les personnages désignés par leur fonction religieuse (" l'imam ", " le marabout ", " Aliou, qui était un bon musulman ") ou traditionnelle (" le maître de cérémonie ").

- " Statut domestique et sociabilité de voisinage " : les personnages désignés par leur rôle domestique (" la ménagère ", " Meïmouna, une formidable cuisinière ") et par leur inscription dans la sociabilité de voisinage (" Marième, l'une des voisines ").

- " Statut de passant " : les personnages désignés par leur posture en mouvement (" un passant ", " quelques promeneurs ").

Les tableaux 5, 6 et 7 comprennent l'ensemble des personnages individuels et collectifs des textes des manuels, à l'exception des personnages fidélisateurs.

À la lecture des textes, l'univers villageois apparaît comme un monde de travail, où les rapports familiaux et amicaux occupent une place essentielle. Il est également décrit comme un espace marqué par la hiérarchie des groupes d'âges, qui détermine les modalités des relations sociales, et par la question de l'allure physique, qui acquiert ici la valeur d'indice de distinction sociale [17]. Autrement dit, l'âge et le physique sont ici reconnus comme principes hiérarchiques d'importance et validés en tant que principes de différenciation -ce qui reflète d'une certaine manière la réalité villageoise sénégalaise-, même si ces modes de désignation sont, dans le manuel, exagérés et simplifiés à l'extrême.

La comparaison des données selon le sexe du personnage permet aussi de constater une répartition presque bipolaire des modes d'identification. Ainsi les désignations masculines renvoient globalement à l'emploi (plus d'un tiers des personnages masculins et ruraux), à l'âge [18] (un personnage sur cinq), à la tradition (un personnage sur dix) et à l'appartenance géographique (un personnage sur dix) [19]. Les identifications féminines sont davantage orientées vers la famille (un quart des personnages féminins et ruraux sont désignés par leur statut familial), la sphère domestique et les sociabilités de voisinage (un personnage sur cinq). Les femmes de la campagne sont aussi désignées par leur aspect physique, ce qui est révélateur de leur rôle social : elles incarnent la position socio-économique de leur époux au sein du village. Par contre, aucune femme n'est désignée par sa profession (le seul personnage féminin désigné par son activité est une écolière).

Les désignations par l'origine géographique et par la fonction religieuse/traditionnelle ne concernent pratiquement pas les personnages féminins. Les garants de l'autorité traditionnelle et religieuse, les passeurs de l'identité culturelle sont donc les hommes. Au village, les identifications géographiques désignent essentiellement des personnages définis par leurs origines " ethniques ". Les personnages masculins et collectifs sont effectivement nombreux à porter les stigmates d'une appartenance ethnique particulière, à laquelle est régulièrement attachée une caractéristique sociale (" comme tout petit Diola, Ansou maîtrisait parfaitement les techniques de la lutte ", etc.). Dans le récit, les Wolofs, les Sérères, les Peuls et les Diolas se croisent et entrent souvent en interaction, mais ils ne sont pas traités de la même manière : les Wolofs sont systématiquement placés au cœur du récit, tandis que les autres groupes socioculturels sont relégués au rang du folklore, du pittoresque (Contantopoulou, 1999). En fait, il existe dans les textes une tacite hiérarchie " ethnique ", qui accorde aux Wolofs le statut de groupe dominant. Leurs pratiques et leurs cérémonies n'affichent ainsi aucune particularité ethnique [20], elles ont une portée plus générale et dégagent une impression de " normalité ", ce qui est le propre d'une culture dominante.

L'inégal traitement réservé aux différents groupes socioculturels s'explique en partie par l'appartenance " ethnique " du village décrit dans les manuels. Celui-ci est un espace dominé par les Wolofs, où les membres des autres groupes ont le statut d'étrangers. Mais pourquoi les auteurs des manuels ont-ils choisi de placer l'identité wolof au centre des récits concernant le milieu rural ? Cette identité est certes dominante au niveau national, cependant, les habitants de plusieurs régions sénégalaises ne la reconnaissent pas comme la leur [21]. Si ce choix exprime la volonté de respecter la " répartition ethnique " de la population, il a deux conséquences sur la formation des représentations enfantines. D'une part, il conduit les élèves à identifier la culture wolof à la culture nationale, et donc à considérer les autres cultures " ethniques " comme des formes culturelles marginales et exotiques. D'autre part, il rend la dynamique ethnique pertinente (Poutignat et Streiff-Fénart, 1999), ce qui favorise sa reconnaissance par les élèves du primaire.

Les personnages masculins et féminins, dont les dénominations sont différentes, renvoient donc respectivement à des fonctions et des espaces sociaux séparés : le monde familial et domestique étant ainsi celui des femmes, le monde du travail (surtout agricole) celui des hommes, qui assurent également les fonctions religieuses et traditionnelles, en partie liées aux appartenances ethniques et culturelles (" le circonciseur sérère ", " le forgeron peul ", etc.).

Le monde urbain de Dakar possède un certain nombre de points communs avec le monde villageois. Comme ce dernier, l'univers de la ville est un milieu où les hommes travaillent, mais encore plus intensément qu'à la campagne, comme l'indique l'imposante proportion de personnages masculins désignés par leur profession (près des trois quarts des personnages masculins et urbains), et à la différence que les emplois sont ici -assez logiquement- apparentés à des activités industrielles, commerciales et administratives, et accessoirement à des secteurs économiques informels, alors qu'ils renvoyaient antérieurement aux secteurs de l'agriculture et de l'artisanat.

Le monde urbain est également défini par un cloisonnement sexuel des rôles sociaux. Les femmes n'y ont pas plus accès à l'emploi que précédemment et restent cantonnées aux fonctions familiales (un personnage féminin et urbain sur deux est désigné par son statut familial). Leur âge et leur aspect physique sont aussi souvent évoqués. Une étude précise des désignations féminines par l'aspect physique révèle que les personnages féminins urbains sont ici toujours identifiés comme " opulente " ou " grosse " (jamais comme " sèche " ou " maigre ", comme c'était fréquemment le cas dans la partie consacrée à la vie villageoise) ; signe de la volonté des concepteurs de diffuser l'image d'un espace social globalement plus riche et plus confortable que le milieu rural. Toutefois, le petit nombre de femmes des villes dans les manuels incite à la prudence dans les interprétations.

L'analyse des désignations secondaires, c'est-à-dire celles qui caractérisent un nombre moins important de personnages, permet cependant de nuancer ces premiers constats, et de souligner les différences significatives qui séparent les deux milieux.

En effet, l'environnement dakarois apparaît comme un monde moderne, inscrit dans une dynamique de rationalisation et basé sur des échanges marchands, ainsi que le souligne la longue liste des désignations professionnelles, qui comprennent des appellations à consonance commerciale et anglo-saxonne (" le manager ", etc.), et de nombreuses références à tous les petits métiers du secteur informel (" le cireur ", " le vendeur de Tangana ", " le marchand de pacotilles ", etc.). La ville est en outre régie par une rationalité bureaucratique (les emplois masculins administratifs y sont très nombreux), au détriment de la dimension traditionnelle qui caractérisait le milieu villageois (les désignations par le statut religieux/traditionnel et les sociabilités de voisinage disparaissent totalement).

En ce sens, le caractère résiduel, parmi les personnages masculins du milieu urbain, des désignations caractérisant généralement l'idée de solidarité (statut familial, liens amicaux, etc.), accentue l'impression que le passage du monde rural au monde urbain s'accompagne de la désuétude de l'ensemble des pratiques dites traditionnelles. Opposée au temps figé et monotone de la vie villageoise, la ville tend effectivement à être perçue comme son antithèse, comme le symbole de l'effervescence et du progrès. D'ailleurs, à travers ses habitants, la ville est montrée en perpétuel mouvement, comme en attestent les nombreuses désignations professionnelles renvoyant aux métiers du transport (" le chauffeur ", " le conducteur de bus "), et les identifications des personnages collectifs par le statut de " passants " (plus d'un tiers de ces personnages).

Quant à l'appartenance ethnique, célébrée au village, et reconnue comme mode d'identification et de différenciation valable, elle disparaît presque totalement en milieu urbain. Les quelques rares désignations de personnages masculins et collectifs renvoyant à l'idée d'une appartenance géographique ne définissent plus une identité dite " ethnique [22] ". Elles révèlent des différences entre des groupes plus importants, nationaux ou supranationaux, les seuls personnages distingués par leur appartenance à un groupe différent étant des touristes occidentaux (" les Européens ").

À travers les désignations de ses personnages, le monde urbain est finalement donné à voir comme un espace strictement séparé du monde villageois. Entre les deux univers, les dissemblances sont évidentes : toutes leurs caractéristiques participent à les opposer.

Dans un contexte narratif dissociant fortement les milieux géographiques et sociaux, comment doit être comprise l'apparition d'un troisième espace socioculturel ? Clairement identifié à Paris, le dernier milieu représenté ne semble pourtant pas avoir grand chose à voir avec la réalité de la capitale française. Il apparaît plutôt comme une sorte d'ailleurs idéalisé, de lieu assez impersonnel surtout défini par ses œuvres d'art et ses prouesses technologiques. D'ailleurs, le petit nombre de personnages repérés en son sein (67), et l'importante proportion de personnages collectifs parmi eux (44), confirment le statut particulier de l'espace parisien.

L'examen des quelques personnages recensés dans le texte permet donc seulement de relever des tendances quant aux caractéristiques sociales et culturelles de ce dernier milieu. La faiblesse numérique de ses personnages (notamment individuels) oblige à regarder les résultats de l'analyse avec circonspection.

À l'instar du monde dakarois, le milieu parisien apparaît comme un espace dynamique, défini par des rapports liés à la profession. C'est un univers d'activités productives : en témoignent les types de professions présentés dans cette partie du manuel (emplois industriels, administratifs et commerciaux), similaires aux emplois dakarois. La proportion de personnages définis comme des passants indique également le caractère dynamique, en mouvement, du milieu parisien.

Mais l'univers parisien présente une particularité. Deux des cinq femmes représentées occupent un emploi salarié. Le simple fait que la catégorie professionnelle apparaisse pour caractériser les femmes parisiennes est en soi significatif : il décrit un monde où les femmes ne sont plus reléguées à la sphère domestique et familiale, mais participent activement à la vie économique du pays. Cela tranche avec le monde urbain dakarois, où les femmes peuvent travailler, sans jamais être désignées par leur profession, comme si les emplois qu'elles occupaient n'étaient pas reconnus comme des activités professionnelles, mais tout au plus comme des occupations d'appoint. Cependant, la position secondaire que les deux travailleuses détiennent dans le récit diminue la portée de la représentation, puisqu'elles sont seulement signalées par leur activité mais n'entrent pas en relation avec Sidi et Rama. Les trois femmes ayant une fonction narrative plus importante ne sont, quant à elles, jamais évoquées par leur profession : elles apparaissent uniquement dans le cadre familial et domestique. En outre, les travailleuses sont montrées comme des salariées occupant des positions subalternes, l'une étant hôtesse d'accueil et l'autre caissière dans un grand magasin parisien.

En milieu parisien, les liens familiaux et amicaux sont assez valorisés, comme cela était le cas au village, et désignent plus d'un tiers des personnages. Le milieu parisien apparaît donc comme un univers où les fonctions sociales sont moins strictement partagées entre les groupes masculins et féminins. Ainsi l'emploi, les préoccupations familiales et la sociabilité ne tendent plus à être l'apanage exclusif d'un seul groupe sexué.

Enfin, l'utilisation de l'origine géographique, comme principe hiérarchique de différenciation, constitue la dernière caractéristique du monde parisien. Mais ici, contrairement aux mondes rural et dakarois, seuls les personnages collectifs sont identifiés par leur origine (plus d'un personnage collectif sur cinq). De plus, tous les personnages définis par ce mode de désignation sont décrits comme les membres d'entités exclusivement nationales (" les Français ", " les Sénégalais ") ou supranationales (" les Africains ", " les Orientaux ", " les Européens "), et jamais comme les membres de groupes dits ethniques. On a donc ici une sorte de confirmation de ce que l'on avait déjà observé dans les deux autres mondes : la dénomination ethnique est une sous-catégorie de l'identification rurale, tandis que la désignation nationale caractérise les personnages des villes, où la question ethnique disparaît.

Pourquoi les personnages collectifs sont-ils ici les seuls à être définis par leurs origines nationales ? Ce phénomène semble être lié au fait que le récit exprime le point de vue des deux jeunes héros sénégalais Sidi et Rama. C'est en tout cas ce qu'indiquent, d'une part, la précision des désignations nationales lorsqu'elles concernent des appartenances proches des leurs (ainsi, les " Maliens " et les " Sénégalais " sont différenciés et identifiés comme des sous-catégories du large groupe des " Africains "), et d'autre part, le flou et l'imprécision des désignations nationales, quand elles renvoient à des origines lointaines et peu connues des deux enfants (les " Orientaux ", les " Asiatiques "). En fait, les enfants perçoivent les personnages collectifs à partir de ce qui leur apparaît comme le signe de distinction le plus évident, à savoir l'apparence physique, et notamment la teinte de la peau (éléments qui leur permettent de les rattacher à des groupes plus ou moins nationaux ou supranationaux). Les personnages individuels peuvent quant à eux être identifiés par leurs différents statuts (emploi, rang dans la famille, âge, etc.) parce qu'ils sont précisément individualisés.

En définitive, les auteurs des manuels valident ici l'origine (au regard de la proportion qu'elle recouvre dans cette partie) comme un moyen possible d'identification, voire comme un indice particulièrement pertinent.

En conjuguant les caractéristiques du monde rural (solidarités villageoise et familiale, respect des hiérarchies sociales et des traditions) et du monde dakarois (dynamisme, rationalité et effervescence professionnelle), l'univers parisien apparaît comme un compromis entre les deux espaces. Il les synthétise, car la combinaison des propriétés villageoises et urbaines qui le définit annule le caractère excessif qui entachait chacun des deux autres mondes, et en construit l'image d'un univers de nuances et de mesures. Ainsi dégagé de la monotonie et rigidité traditionnelles, sans être pour autant happé par la frénésie commerçante et le rationalisme inhumain, l'espace parisien acquiert une position particulière, un sorte d'autonomie qui l'éloigne des autres milieux et le donne à penser comme un lieu idéal, dénué de tout défaut. Ce faisant, il participe à élaborer et légitimer une vision hiérarchique des trois milieux, dans laquelle il occupe la position dominante, celle qui condense tous les éléments positifs.

 

[17]L'allure (ou l'aspect physique) se rapporte ici à des identifications physiques limitées telles que " la femme maigre ", " une femme opulente ", " une grande épouse ", etc., qui sont, au Sénégal, synonymes de réussite ou d'échec social, d'appartenance à un groupe social ascendant ou appauvri, etc.

[18]Les personnages masculins sont uniquement désignés par leur âge, jamais par leur allure physique.

[19]La comparaison des données relatives aux manuels de CE2 et de CM1 révèle que les désignations par le statut religieux/traditionnel et par l'appartenance ethnique sont bien plus importantes dans le second manuel. La reconnaissance de la religion, de la tradition et de l'origine culturelle comme facteurs de différenciation sociale se développe donc à mesure de la progression scolaire. Les catégories de distinction se diversifient dans les grandes classes, alors qu'elles se limitent essentiellement à celles de l'âge et du sexe dans les petites classes.

[20]Au sein du village, les pratiques et les rites ne sont jamais présentés comme " wolofs ".

[21]La région de Dakar, qui est la plus peuplée, est considérée comme un espace " wolof " ; par contre, les habitants des autres régions sénégalaises ne se reconnaissent pas dans cette identité. Le Sud du pays se dit majoritairement " diola ", " peul " et " mandingue ", le Nord et l'Est se considèrent essentiellement comme " soninké " et " peul ".

[22]Comme dans les parties des manuels consacrées au monde villageois, où les différences entre " les Wolofs ", " les Sérères ", " les Diolas ", etc. sont très marquées.

2.3. Des rapports autoritaires du monde rural aux relations consensuelles et constructives du monde parisien

Dans les manuels, les dialogues sont au nombre de 150. Le livret de CE2 en compte 71, celui de CM1 79. L'examen des conversations entre les personnages du monde rural, du monde urbain et du monde parisien révèle des différences significatives.

L'encadré 5 récapitule les différents types de dialogue recensés.

Encadré 5 - Les types de dialogues dans les textes des manuels

Dans les textes, les dialogues entretenus par les personnages peuvent être regroupés en six catégories, définies de la manière suivante [23] :

- Les dialogues de type " autoritaire " comprennent tous les dialogues comportant des ordres, des injonctions et l'usage de l'impératif.

- Les dialogues de type " agressif " comprennent tous les dialogues comportant des insultes, des menaces, et l'usage fréquent de points d'exclamation.

- Les dialogues de type " explicatif " comprennent tous les dialogues comportant des interrogations appelant des explications et des informations relevant des domaines du savoir et de la connaissance.

- Les dialogues de type " traditionnel " comprennent tous les dialogues comportant des formules de politesse, des salutations rituelles, des références à la tradition.

- Les dialogues de type " professionnel " comprennent tous les dialogues comportant un vocabulaire relevant du monde du travail et du commerce, et une thématique professionnelle.

- Les dialogues de type " amical " comprennent tous les dialogues comportant un lexique de l'amitié, de la confiance et de la complicité, des références au jeu et à l'amusement.

Les tableaux 8 et 9 répartissent les dialogues ainsi définis selon le type de l'interaction (Homme/Femme, Homme/Enfant, etc.). Ils décrivent les relations orales entretenues par l'ensemble des personnages des milieux rural et urbain sénégalais, y compris les personnages fidélisateurs. Les dialogues de l'espace parisien ne sont pas représentés sous la forme d'un tableau, car ils sont trop peu nombreux (16) pour permettre de dégager des régularités.

Le monde rural apparaît comme un univers traditionnel, ainsi que l'indiquent, d'une part, le nombre des dialogues de type traditionnel et, d'autre part, le nombre très important de dialogues de type autoritaire. Le cloisonnement des groupes de sexes et d'âges y est également très important, les relations entretenues par les membres de groupes sociaux différents se réduisant presque systématiquement à des rapports hiérarchiques (plus du tiers des rapports entre les hommes et les femmes, et plus de la moitié des rapports entre les adultes et les enfants, sont de type autoritaire) [24].

Les rapports entre les membres d'un même groupe social varient par contre sensiblement. Les hommes entretiennent entre eux des relations consensuelles (plus d'un tiers de leurs dialogues sont de type explicatif) ou dictées par la tradition (près des deux tiers).

Quant aux femmes, elles sont données à voir comme particulièrement agressives (la moitié des rapports des femmes entre elles sont agressifs). D'ailleurs, l'ensemble des conversations impliquant des femmes comporte toujours une part de conflit, que les interlocuteurs soient des hommes (près d'un quart des dialogues entre les hommes et les femmes sont agressifs) ou des enfants (un dialogue sur dix est agressif). Lorsque les dialogues féminins ne sont pas conflictuels, ils sont amicaux, ce qui indique que les femmes se situent essentiellement sur le registre de l'émotion et du sentiment. Ces manières d'être sont des réactions typiques des dominées, qui n'ont d'autres possibilités d'exister qu'en arborant des comportements extrêmes (l'agressivité/l'affectivité), les attitudes plus mesurées étant accaparées par les hommes (Bourdieu, 1998).

Encadré 6 - Exemple d'une conversation entre femmes rurales

" […] Je ne peux plus moudre ton grain à crédit. […] Puis elle appelle la suivante.

Coumba se dresse devant elle, l'œil menaçant ; elle bat des mains et s'écrie :

- C'est ce que nous verrons ! Ce moulin ne t'appartient pas ! Il a été offert à toutes les femmes du village. J'ai les mêmes droits que chacune d'entre vous.

- Je suis bien d'accord avec toi ! lui dit Saly. Mais il faut respecter le règlement établi : à chaque fois qu'on fait moudre son grain, on doit payer pour permettre l'achat du carburant et l'entretien du moteur.

- Tu as parfaitement raison Saly ! intervient l'une des femmes. Cette Coumba devient vraiment insupportable !

- C'est vrai ! reprennent les autres. C'est parce qu'elle est la femme du chef de village qu'elle se croit tout permis ! Ne l'écoute pas Saly ! Continue ton travail ! "

Source : Manuel de lecture de CE2 " Sidi et Rama ", 2002, leçon 15.

La comparaison des rapports féminins et masculins conforte donc l'idée selon laquelle l'incapacité des femmes à s'entendre et à se montrer consensuelles est la cause de leur mise à l'écart des sphères de décision. Contrairement aux hommes, dont l'attitude traditionnelle et raisonnable les met en position de supériorité, les femmes se trouvent effectivement cantonnées à l'entretien des relations affectives. Elles partagent d'ailleurs cette tendance avec les enfants, dont plus de la moitié des rapports sont de type amical.

Le type de sociabilité qui caractérise le milieu rural permet également d'expliquer l'importance numérique des rapports marqués par l'autorité, l'agressivité et l'amitié. En effet, les villageois se côtoient souvent depuis l'enfance. Ils maîtrisent parfaitement les positions et les rôles respectifs des uns et des autres. Le village constitue donc un espace de connaissances, au sein duquel les groupes sociaux, très différenciés, affichent une grande visibilité (dont les manuels scolaires rendent compte). Les interactions sociales et les attitudes arborées par les villageois (autoritaire, conflictuelle, amicale) apparaissent alors comme les manifestations de cette " proximité " caractéristique du milieu rural. L'interconnaissance prévalant dans l'univers villageois autorise le développement de ces types de relations particulières, dans la mesure où ils ne présentent aucun risque pour la pérennité sociale. Le système villageois sait canaliser les interactions conflictuelles et affectives ; et même, elles sont nécessaires à l'affirmation de la cohésion sociale.

En milieu urbain, les dialogues récurrents sont de type explicatif et professionnel. Le monde dakarois est donc un espace plus consensuel que le monde villageois, un monde de débats et de conversations, au sein duquel les rapports entre les groupes d'âges semblent moins hiérarchiques (les deux tiers des rapports entre les enfants et les adultes sont de type explicatif). Toutefois, le petit nombre de dialogues répertoriés en milieu urbain incite à la prudence dans l'interprétation.

Encadré 7 - Exemple d'une conversation entre un enfant (Samba, petit cireur) et un adulte, son client
  • " Elles sont redevenues toutes neuves mes chaussures, dit le client d'un air satisfait.
  • - Quand vous vous déciderez à les teindre en noir, venez me voir. Je vous ferai un prix d'ami.
  • - Entendu ! répond le client qui lui tend une pièce. Garde la monnaie, ajoute-t-il. "

Source : Manuel de lecture de CM1 " Sidi et Rama ", 2001, leçon 30.

Les relations entre les membres d'un même groupe social sont d'ailleurs également définies par l'écoute et le consensus, puisque plus de la moitié des dialogues entre les hommes sont de type explicatif, et les cinq interactions enfantines amicales ou explicatives [25].

L'impression de consensus qui se dégage des rapports urbains peut être expliquée par la sociabilité particulière de ce milieu. En effet, les interactions des villes sont le plus souvent le fait de personnages inconnus les uns des autres. Elles mettent en scène des clients et des commerçants, ou des passants et des voyageurs demandant leur chemin. La moindre visibilité des groupes sociaux et la relative homogénéité de leurs rapports, majoritairement " neutres " [26], sont alors consécutives au faible degré de connaissance, à la " distance sociale ", qui caractérisent les relations urbaines. En outre, la nature et l'enjeu des relations que ces personnes entretiennent nécessitent un parler consensuel et une bonne présentation de soi, sans lesquels les habitants de la ville ne pourraient souscrire à l'objectif qu'ils poursuivent (vendre, obtenir une information, etc.).

Cependant, les relations d'autorité, moins nombreuses que dans le milieu rural, ne sont pas absentes des conversations caractérisant le monde urbain, mais elles concernent ici les interactions entre les hommes et les femmes (la totalité des dialogues qu'ils entretiennent sont autoritaires), et entre les femmes et les enfants (quatre de leurs six rapports). Dès qu'elles développent des contacts avec d'autres groupes sociaux, les femmes urbaines semblent donc être, comme les femmes rurales, au cœur des relations d'autorité - comme si elles ne pouvaient établir de rapports sur d'autres bases que hiérarchiques avec des personnes de sexe et d'âge différents.

Par ailleurs, l'examen des dialogues entretenus par les personnages fidélisateurs et leur entourage proche [27] à Dakar permet de saisir le caractère singulier de certaines interactions et des représentations qui en découlent. Les dialogues entre ces personnages en milieu urbain sont ainsi attribués aux couples Tonton Simon [28]/Père Modou [29], et Tonton Simon/les enfants [30], c'est-à-dire à chaque fois à un personnage incarnant le monde urbain (Simon) et à des personnages représentant le monde rural (Modou et les enfants). Ces rapports sont majoritairement de type explicatif.

Encadré 8 - Exemple d'une conversation entre Modou et son frère Simon
  • " Mais qui est cet homme debout au milieu de la foule, les bras levés ?
  • - C'est Nelson Mandela, un nationaliste de l'Afrique du Sud.
  • - Pourquoi est-il accueilli avec tant d'enthousiasme ? C'est seulement pour cette raison ?
  • - Non, Modou, poursuit Tonton Simon, Nelson Mandela n'est pas seulement un nationaliste, c'est aussi un héros pour toute l'Afrique Noire. […] "

Source : Manuel de lecture de CE2 " Sidi et Rama ", 2002, leçon 43.

Quelle signification recouvre alors la présentation des dialogues de type explicatif entre des représentants du monde rural et du monde urbain ? Le fait que la tournure de ces relations particulières place systématiquement Tonton Simon dans la position de celui qui donne des explications et des conseils, et Modou et les enfants comme ceux qui demandent et reçoivent, construit l'image d'une domination larvée d'un monde sur l'autre. En effet, comme ces personnages se font respectivement les porte-voix de leur monde, ils consolident l'idée d'un milieu rural ignorant, sans instruction, auquel le milieu urbain, savant et instruit, donne généreusement des explications.

Enfin, en milieu parisien, tous les dialogues renvoient à des interactions entre enfants et adultes (sur seize dialogues, dix concernent les relations hommes/enfants, six les relations femmes/enfants), ce qui est pour partie lié au contexte du récit (Sidi et Rama visitant Paris). Ici, les deux personnages fidélisateurs ne sont jamais cantonnés à des relations avec d'autres enfants, ils échangent sans cesse leurs impressions avec les parents de leurs correspondants, Monsieur et Madame Dumont.

Leurs conversations avec des adultes sont exclusivement amicales et explicatives, comme le sont d'ailleurs celles qui lient Tonton Rassol (leur oncle installé à Paris) et leurs correspondants Yves et Richard.

Encadré 9 - Exemple d'une conversation entre Sidi, Rama et les Dumont
  • " Où sommes nous ? demanda Rama.
  • - Nous sommes dans une station de métro, répond M. Dumont.
  • - Je ne vois pas le ciel !
  • - Nous sommes à des dizaines et des dizaines de mètres sous terre.
  • - Avec ces bâtiments et tout ce monde ! s'exclama Sidi.
  • - Bien sûr, reprit Madame Dumont. La plupart des stations de métro sont souterraines. "

Source : Manuel de lecture de CM1 " Sidi et Rama ", 2001, leçon 41.

La curiosité, le respect et le désir de transmettre des connaissances caractérisent ainsi les relations des Dumont avec les jeunes Sénégalais. Cependant, l'étude de la configuration de ces dialogues révèle que les personnages ruraux (Sidi et Rama) sont systématiquement placés dans la position de ceux qui, ne sachant pas, demandent, tandis que les personnages parisiens (les Dumont) sont toujours ceux qui expliquent et instruisent.

Cela dit, les relations entre l'oncle Rassol et le correspondant Yves Dumont viennent nuancer l'impression d'un rapport ignorant/savant entre les milieux villageois et parisien. Ici, c'est Rassol, représentant du monde sénégalais, qui informe Yves. Les termes du rapport sont renversés, limitant ainsi l'idée d'une domination unilatérale d'un univers sur l'autre. De plus, autre nuance, dans les deux cas, il s'agit d'adultes et d'enfants qui font entrer les relations dans l'habituelle relation de domination intergénérationnelle.

 

[23]Lors du recensement des dialogues, nous avons constaté que certains d'entre eux pouvaient simultanément appartenir à plusieurs catégories. Nous avons pris le parti de les classer dans la catégorie qui nous semblait la plus criante, au risque de laisser nos préjugés influer sur le classement.

[24]Dans le cadre villageois, la seule interaction enfants/adultes qui n'est pas uniquement autoritaire met en scène l'instituteur M. Sall et ses élèves. Dans ce cas, le dialogue tend à être explicatif, du fait de la nature de l'interaction, le rôle de l'enseignant consistant précisément à expliquer et répondre aux questions des élèves.

[25]Cependant, les dialogues explicatifs peuvent se révéler hiérarchiques, notamment lorsque celui qui fournit les explications est toujours le même personnage, ou lorsque celui qui les reçoit n'en apporte aucune en retour. Dans ce cas, l'échange est inégal, même si cela n'apparaît pas aussi clairement qu'en milieu rural (nous le verrons à travers l'analyse des rapports entre Tonton Simon et son frère Modou).

[26]Ils ne mobilisent pas l'affect.

[27]Les personnages fidélisateurs sont Sidi et Rama, tandis que le personnages principaux sont tous ceux qui entretiennent des liens étroits avec les premiers (leurs parents, leurs amis, leurs enseignants, etc.).

[28]Il s'agit de l'oncle de Sidi et Rama, qui est aussi le frère cadet de Père Modou.

[29]Il s'agit du père de Sidi et Rama.

[30]" Les enfants " renvoient ici aux enfants de Père Modou et Mère Nafi (Sidi, Rama et Salif), c'est-à-dire les neveux et la nièce de Tonton Simon et Tata Rose.

Conclusion

L'examen des manuels de lecture de la collection " Sidi et Rama " a fait émerger les caractéristiques des milieux rural, urbain et parisien. Quelques traits communs aux trois mondes ont été dégagés tels que la prédominance des personnages masculins dans les textes et les images. Des différences entre les mondes ont aussi été établies. Le milieu urbain est défini par un très grand nombre de personnages masculins, et surtout d'hommes, alors que les milieux villageois et parisien comportent davantage de garçons et font une petite place aux femmes et aux fillettes.

Les désignations des personnages font apparaître d'autres différences entre les trois espaces culturels, qui deviennent des lieux séparés, voire opposés les uns aux autres. Déterminantes dans les trois milieux, les désignations professionnelles sont ainsi plus importantes parmi les personnages masculins de l'espace urbain, faisant de la ville un univers de travail et de dynamisme. Dans le cadre rural, l'existence de nombreux personnages collectifs et masculins identifiés par leur origine ethnique et leur fonction traditionnelle participe à renforcer l'image d'un milieu villageois axé sur la tradition et la différenciation ethnique, tandis que la ville apparaît comme un monde plus mélangé au sein duquel les distinctions d'identité se fondent sur la différenciation nationale et continentale. Autrement dit, l'étranger dans la ville est français ou européen, tandis qu'il est diola ou sérère à la campagne. Quant au milieu parisien, il se révèle être un espace plus mixte, où les rôles sociaux sont moins strictement répartis entre les hommes et les femmes, les deux groupes ayant des préoccupations et des activités plus proches que dans les deux autres espaces.

L'examen des dialogues conforte d'ailleurs l'impression d'un cloisonnement des milieux, puisque les conversations villageoises apparaissent comme régies par l'autorité traditionnelle, et que les rapports urbains, et surtout parisiens, semblent plus harmonieux, basés sur la transmission des connaissances. Les identités qui se dégagent de ces trois espaces tendent à être opposées, classifiées et hiérarchisées par les lecteurs des manuels.

Enfin, cette étude renseigne sur la manière dont s'élaborent et se transmettent les représentations sociales dans le cadre scolaire. Ainsi l'émergence de certaines catégories de différenciation sociale dans les manuels, comme celles de l'appartenance nationale et ethnique, favorise leur reconnaissance par les élèves, qui apprennent à les considérer comme valides et à les manier avec de plus en plus d'aisance, au fur et à mesure qu'ils progressent dans les classes du primaire. Ces catégories s'inscrivent alors profondément dans les consciences, de sorte qu'elles finissent par être considérées comme logiques, voire naturelles (Jodelet, 1989).

Ainsi, alors que les objectifs de l'Éducation nationale sénégalaise visent consciemment à promouvoir la complémentarité des cultures régionales et nationales, et des identités rurales et urbaines, les manuels scolaires de lecture continuent inconsciemment à véhiculer des représentations hiérarchisantes des identités culturelles (Bourdieu, 1977 et 1980). Au regard des multiples conflits à caractère raciste qui jalonnent l'histoire de l'Afrique et du monde, on peut s'interroger sur l'impact d'un tel enseignement…

Bibliographie

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