Les numériques du CEPED - Analyser les représentations sexuées dans les manuels scolaires

Table des matières

Les manuels scolaires en Tunisie reflètent-ils la réalité tunisienne ?

Ibtihel BOUCHOUCHA

Doctorante - INED

Thérèse LOCOH

Démographe - INED

Conclusion

Bibliographie

Depuis l'indépendance, la Tunisie connaît des changements socio-économique et démographique rapides : une ouverture économique de plus en plus importante, une mutation démographique profonde caractérisée par une forte baisse de fécondité -l'Indice synthétique de fécondité (ISF) est passé de 7,2 enfants par femme en 1966 à 2,02 en 2004 (Institut National de Statistique, 2005) - et une augmentation nette du célibat chez les jeunes expliquée par le retard de l'âge au mariage. En outre, l'émancipation des femmes et leur intégration dans le développement sont au cœur des orientations politiques et se traduisent par une présence accrue des femmes dans tous les domaines, aussi bien dans la vie politique que dans l'activité économique (CREDIF, 2000).

La promotion de l'éducation, surtout celle des femmes, a été l'une des grandes avancées de ces quarante dernières années. Les réformes adoptées ont eu pour objectif d'assurer l'éducation pour tous, l'égalité des chances entre les sexes et la formation de générations capables d'accompagner les mutations indispensables dans une société fortement intégrée à la communauté internationale. Grâce à une volonté politique qui ne s'est pas démentie au cours de la période post-indépendance, l'amélioration de l'éducation des filles a été rapide et remarquable (CREDIF, 2001 ; UNESCO, 2000). La scolarisation des filles est presque totale, le taux de scolarisation de 6 à 16 ans des filles est de 99 % et leur présence dans les différents cycles d'enseignement est égale et parfois supérieure à celle des garçons. Pourtant l'insertion des femmes dans la vie active reste encore très modeste : en 2004, le taux d'activité des hommes est de 67,8 % quand celui des femmes atteint seulement 24,2 %. Il commence à baisser pour les femmes à partir de 25-29 ans (l'âge où nombre des femmes se marient et ont leur premier enfant), alors que celui des hommes ne baisse qu'à partir de 50 ans. De plus, les femmes actives occupées sont cantonnées à quelques secteurs de l'activité économique : plus de la moitié d'entre elles en 2004 travaillent dans les secteurs du textile, de l'éducation, de la santé et de l'administration où seuls 20,5 % des hommes travaillent (Institut National de Statistique, 2005) Malgré les efforts de l'État pour assurer une certaine égalité des chances entre hommes et femmes, force est de constater le maintien d'un marché du travail " déséquilibré ", avec des femmes faiblement impliquées malgré une forte intégration dans les études et la formation. Cette inégalité est en grande partie tributaire de l'héritage social et culturel de la Tunisie qui, d'une manière directe et indirecte, se transmet aux jeunes générations, encore très influencées par une conception traditionnelle des rôles et statuts sexués malgré les changements dans l'éducation et le quotidien de la société tunisienne.

Parmi les nouveaux instruments qui contribuent à la transmission des normes de comportement et des valeurs qui doivent guider les aspirations des jeunes, les manuels scolaires jouent un rôle important. Ils dispensent des informations implicites ou explicites qui vont infléchir la construction de soi des enfants et adolescents. C'est ce que nous essayons de mettre en lumière dans ce chapitre à travers l'analyse des représentations des personnages des textes et des illustrations d'une série de manuels scolaires. Une analyse quantitative et qualitative des différents paramètres qui définissent ces personnages (sexe, âge, activités, attributs, …) permet de tracer une image précise des rôles sexués et d'étudier comment la question de l'égalité entre les sexes y est implicitement abordée.

Comment évoluent les représentations des rôles sexués dans les manuels ? Suivent-ils l'évolution de la société tunisienne ou, au contraire, continuent-ils à projeter une image fidèle aux modèles traditionnels, en retrait des changements qui traversent la société ? Telles sont les questions traitées dans cette étude. En premier lieu sont présentés le système éducatif en Tunisie et les différentes approches adoptées afin d'assurer une efficacité interne et externe de l'enseignement, avec une attention particulière à la scolarisation des filles, en second lieu la chaîne du livre pour avoir une idée du processus de production des manuels et, en troisième lieu, les corpus étudiés. Après une description générale de la " population " des personnages des manuels, il est question plus particulièrement des modes de désignation, des activités et des attributs des personnages adultes, selon les rôles parentaux qu'ils exercent ou non.

1. Le cadre de l'étude

1.1. Le système éducatif en Tunisie

Le système éducatif a pour objectif de " préparer les jeunes a une vie qui ne laisse place à aucune forme de discrimination ou de ségrégation fondée sur le sexe, l'origine sociale, la race ou la religion " (Journal officiel de la République Tunisienne, 1991, article 3 de la Loi N° 91-65 du 29 juillet 1991).

La réforme du système éducatif en Tunisie fait partie indivise des réformes globales pour promouvoir le développement économique et social. La généralisation de l'enseignement a été le principal objectif de la réforme de 1991 (Loi N° 91-65 du 29 juillet 1991) qui a institué l'obligation et la gratuité de l'enseignement pour les filles et pour les garçons de 6 à 16 ans (Commission Nationale Tunisienne pour L'Education, la Science et la Culture secteur de l'éducation, 1996). La politique générale du pays et le système éducatif se sont assigné pour objectif la formation des générations conscientes de leur identité nationale, riches d'esprit d'initiative et de créativité et capables d'agir en harmonie avec les mutations et les changements internationaux (Ministère de l'Éducation nationale, 2002). L'éducation de base, principal objectif de la politique tunisienne de formation, a été fondée sur l'égalité entre les sexes. Ceci a impliqué, entre autres mesures, une révision des manuels afin d'éliminer les images stéréotypées et dévalorisantes des femmes.

Quantitativement cette réforme a été très performante : le taux de scolarisation de 6 à 16 ans est passé de 59,7 % en 1966 à 99 % en 2005/2006 (Institut National de Statistique, 2005). Mais le taux élevé d'abandons (3,2 %) et de redoublements (17 %) dans le 1er cycle de l'enseignement de base et l'inadéquation entre le profil des élèves sortants et les exigences du marché du travail ont remis en cause l'efficacité interne et externe de l'approche de l' " éducation de base " (UNESCO, 2000). Face à ce dysfonctionnement, une nouvelle approche a été instaurée, celle de la " compétence de base " (Ministère de l'Éducation nationale, 2002) qui vise à assurer aux élèves les compétences nécessaires et indispensables à la vie, notamment à la vie active.

Ce texte de loi et cette reforme ont été à l'origine de la révision des manuels afin d'éliminer les représentations stéréotypées et de donner une image égalitaire des rapports entre les sexes, l'une des aspirations affichées de la société tunisienne.

1.2. La chaîne du livre

En Tunisie, le secteur public assure la conception, la production et la diffusion des manuels scolaires : " Le modèle tunisien est intéressant en cela que le pays a mis en place un système qui lui assurait et lui assure encore l'indépendance de production et de diffusion des manuels à un prix social. " (Léguéré, 2003). Suite à la réforme de 1991, il était nécessaire de revoir les dispositions relatives à l'élaboration et à la diffusion des outils didactiques dont les manuels scolaires. Le décret de 22 juin 1992 (Journal officiel de la République Tunisienne, 1992) stipule que :

Le livre scolaire constitue aujourd'hui le premier matériel didactique malgré le développement d'autres instruments audio-visuels. Il est souvent utilisé de manière répétitive durant toute l'année (cours, exercices) : aussi est-on assuré de l'effet du manuel sur l'élève.

Cette relation enfant/manuel scolaire a été l'objet de plusieurs études. Les différents auteurs sont d'accord sur le fait que le manuel scolaire a un rôle déterminant dans l'élaboration des normes et des valeurs chez l'enfant et que son effet peut être positif ou négatif selon son contenu.

Abou Nasr (cité par Andrée Michel, 1986) a analysé 79 manuels de langue arabe utilisés en 1982 dans sept pays arabes, dont la Tunisie. Il a montré que les femmes y sont présentées dans des rôles traditionnels et le plus souvent figés. Hammadi Ben Jaballah (1994) a étudié trois manuels de lecture [1] de l'enseignement de base, selon deux niveaux d'analyse : le statut et le rôle des personnages en fonction du sexe et le cadre de l'activité des personnages. S'appuyant sur une comparaison des manuels anciens et des manuels révisés, l'auteur conclut que les stéréotypes inégalitaires ont fait place dans l'édition révisée à une vision quantitativement et qualitativement plus favorable à l'égalité entre les sexes. On peut regretter que la publication ne porte que sur trois manuels de lecture, représentant seulement 37 % des personnages présents dans la série complète des manuels de lecture, ce qui diminue la portée de l'étude.

 

[1]" J'apprends à lire " de la première année, " Le beau matin " de la troisième année et " Miroirs de la parole " de la cinquième année.

1.3. Les manuels étudiés : les livres de mathématique

Notre étude porte sur l'ensemble des manuels de mathématiques du premier cycle de l'enseignement de base (primaire). Elle comporte l'analyse exhaustive des manuels, des textes aussi bien que des illustrations, et inclut un panel diversifié de variables permettant de révéler les messages implicites ou explicites de ces manuels. Elle fait partie d'une recherche comparative des manuels de mathématiques de l'enseignement primaire dans plusieurs pays d'Afrique. Les manuels tunisiens sont tous écrits en langue arabe. Mais ceci n'a pas nui à l'adoption de la méthodologie commune aux différents pays. En langue arabe, l'identification du sexe se fait à travers le mode de désignation et la conjugaison verbale. Par ailleurs, nous avons adapté la nomenclature des autres pays du projet aux représentations et aux images illustrées dans les manuels tunisiens, en fonction de la spécificité du contexte culturel et socio-économique du pays. Par exemple, les vêtements traditionnels, très souvent représentés dans les pays d'Afrique subsaharienne, le sont rarement dans les ouvrages tunisiens. D'autres spécificités ont conduit à quelques adaptations mineures des variables.

Autre particularité, la dénomination des niveaux scolaires en Tunisie est différente de celle des autres pays du réseau, mais on peut aisément faire une grille de concordance présentée ci-dessous (tableau 1).

Six livres de mathématiques correspondant aux différents niveaux scolaires ont été examinés qui constituent la seule collection officielle utilisée durant l'année scolaire 2003-2004.

Les manuels de la première année jusqu'à la quatrième année intitulés " Livre de mathématique " ont été élaborés dans le cadre du programme " compétences de base ". Les manuels des trois premières années ont été édités pour la première fois en 2002 et utilisés pour la deuxième fois au cours de l'année scolaire 2003-2004. Le manuel de la quatrième année est édité en 2003 et utilisé pour la première fois dans l'année scolaire 2003-2004. Les manuels de la cinquième année et de la sixième année intitulés " Mathématique de base " appartiennent à la collection révisée en 2000-2001 des manuels élaborés dans le cadre du programme " l'école de base ". Ces livres, identiques pour tous les élèves des écoles publiques et privées, représentent le premier matériel didactique utilisé par les élèves, ainsi que par les enseignants.

Chaque manuel de mathématiques est élaboré par un groupe de trois ou quatre éducateurs et pédagogues. Quinze hommes et seulement cinq femmes ont participé à la conception des différents volumes. Si pour les quatre premières années scolaires, les groupes des auteurs sont mixtes, les manuels des 5ème et 6ème années n'ont été conçus que par des hommes. Le nombre total de pages varie entre 154 et 193 pages. Les manuels sont subdivisés en sections regroupant entre 4 et 17 leçons. La leçon est faite d'un ensemble d'exercices sur un thème déterminé. La partie cours est très restreinte. Elle se présente, généralement, sous la forme d'un exercice de compréhension. Les livres des 5ème et 6ème années ne contiennent que des exercices et des problèmes. Le nombre des illustrations décroît avec le niveau scolaire. Très nombreuses en première année, elles deviennent, au fil des années, de plus en plus rares. En sixième année ne figure aucune illustration.

Encadré - Le corpus de manuels étudiés

Behaj Essaghayer et al., 2003 - La Mathématique de base, pour les élèves de la 6ème année de l'enseignement de base, Centre National Pédagogique.

Elaich et al., 2003 - La Mathématique de base, pour les élèves de la 5ème année de l'enseignement de base, Tunis, Centre National Pédagogique.

Essenekli et al., 2003 - Mathématique, la 1ère année de l'enseignement de base. Tunis, Centre National Pédagogique.

Essayah et al., 2003 - Mathématique, la 2ème année de l'enseignement de base. Tunis, Centre National Pédagogique.

Tamer et al., 2003 - Mathématique, la 3ème année de l'enseignement de base-, Tunis, Centre National Pédagogique.

Tamer et al., 2003 - Mathématique, la 4ème année de l'enseignement de base-, Tunis, Centre National Pédagogique.

2. Les représentations sexuées dans les livres de mathématiques

2.1. Résultats d'ensemble

Un manuel scolaire est composé d'un ensemble de textes et d'images qui illustrent généralement un acte de la vie quotidienne. Les personnages répertoriés sont soit individuels (Ahmed, Mouna, la pharmacienne, le maître, …), soit collectifs (la classe, les amis, les infirmiers, les voisins, …).

Nous avons recensé 2 044 personnages, plus nombreux dans les textes que dans les illustrations, et en majorité des individuels : dans les textes, 1 361 personnages individuels et 317 personnages collectifs ; dans les illustrations, 308 personnages individuels et 58 groupes de personnages. Comme le montre le tableau 2, le nombre des personnages décroît avec le niveau scolaire, surtout dans les dernières années d'études : le programme est très avancé et les applications mathématiques, notamment de géométrie, ne nécessitent pas l'utilisation de personnages.

Qu'il s'agisse de textes ou d'illustrations, c'est le sexe masculin qui domine. Il faut noter que l'indétermination de sexe n'existe pas : dans les images grâce à la qualité graphique, dans les textes du fait de la langue arabe qui marque les genres par la conjugaison verbale. En revanche, dans les textes, l'indétermination d'âge est fréquente (12 %) (tableau 3). La proportion des personnages individuels masculins est de 61 % dans les textes et de 68 % dans les illustrations, tandis que les personnages féminins représentent respectivement 20 % et 32 %. La dominance masculine apparaît également parmi les personnages collectifs. Peu nombreux, ils sont à peu près équitablement masculins et féminins (3 et 2 %), mais le masculin pluriel grammatical avec 11 % renforce la suprématie du masculin : comme dans la langue française, lorsqu'un collectif comporte des filles et des garçons, l'accord en arabe se fait au masculin pluriel grammatical. La présence du neutre, un peu plus importante au niveau des collectifs, reste négligeable du fait qu'en langue arabe les prénoms mixtes sont très rares et que la conjugaison verbale marque le genre.

Dans les illustrations, la majorité des personnages sont des enfants (73 %). Ils sont deux fois plus souvent du sexe masculin, tant pour les enfants que pour les adultes (tableau 4). Dans les textes, adultes et enfants sont en proportion identique (44 % pour les uns comme pour les autres, 12 % de personnages d'âge inconnu). À tout âge, la dominance y est masculine, mais elle est beaucoup plus importante au niveau des adultes : les garçons sont deux fois plus nombreux que les filles, mais on trouve quatre hommes pour une femme.

En considérant l'évolution de la population individuelle au cours du cycle, il s'avère que dès que l'on intègre des éléments de la vie active pour ouvrir les enfants sur le monde des adultes, la présence des femmes devient de moins en moins importante. Dans les textes comme dans les illustrations (figures 1 et 2), les personnages masculins et les adultes sont de plus en plus nombreux au fur et à mesure du cycle primaire. À partir de la 3ème année, la proportion des hommes est supérieure à celle des garçons. En revanche, du côté féminin, les deux populations diminuent et les écarts entre elles se réduisent à partir de la 3ème année.

Dans les illustrations, si la proportion des hommes croît de façon spectaculaire avec le niveau scolaire celle des femmes se maintient à un niveau très faible tout au long du cursus scolaire et celle des filles décroît jusqu'à disparaître à la 6ème année. Le nombre des images y est très réduit, avec trois personnages seulement, tous de sexe masculin.

De la première à la dernière année du primaire, se confirme la suprématie masculine, surtout celle des hommes. Cette inégalité numérique entre les deux sexes, notamment parmi les adultes, mérite une analyse plus approfondie. Dans ce qui suit, seront analysés les modes de désignation, les activités et attributs des hommes et des femmes et seront établies des comparaisons entre les adultes désignés comme " parents " et ceux qui ne sont pas désignés par un lien parental, c'est-à-dire les " non parents ".

2.2. Modes de désignation des adultes et inscription dans une sphère de vie

Dans les textes, les modes de désignation des personnages sont très variés. Un personnage peut être identifié par un prénom (Mohamed, Leila), un patronyme ou une civilité (Monsieur, Madame, …), un lien de parenté (père, mère, ….), un autre lien que familial (ami, collègue, voisine, …), enfin un statut. L'identification par un statut regroupe plusieurs modalités : une fonction politique (ministre), une fonction sociale (élève), une profession (vendeur, institutrice) ou une possession (propriétaire). Alors que le déséquilibre numérique aux dépens des femmes est particulièrement important, chez les adultes, on compte 106 femmes et 534 hommes, le mode de désignation (tableau 5) renforce cette inégalité de traitement. Les femmes, qui ne représentent que 17 % du total des personnages individuels adultes, sont désignées majoritairement par un lien de parenté (73 %) ; les hommes majoritairement par un statut (74 %). Une exception : trois femmes sont désignées comme propriétaires, c'est une image féminine positive malgré sa rareté.

Ce mode de désignation est respecté tout au long du cursus scolaire (figures 3a et 3b). Quel que soit le niveau scolaire, la plupart des femmes sont désignées par leur lien de parenté, les affiliant à la sphère privée, tandis que la majorité des hommes le sont par un statut, les intégrant à la sphère publique. La désignation par un lien de parenté est beaucoup plus importante dans les trois premiers niveaux et la désignation par un statut est plus utilisée dans les trois derniers niveaux marqués par une diminution de la présence féminine. Bien que la proportion des personnages désignés par un lien de parenté baisse avec le niveau scolaire, elle reste très importante pour les femmes : 57 % des femmes dans le manuel de la 6ème année d'enseignement de base sont identifiées par un lien de parenté. Par contre, la proportion d'hommes désignés par un statut est très importante même pour les premiers niveaux scolaires : 55 % des hommes dans le manuel de la 1ème année.

2.3. Professions dans les manuels scolaires et réalités économiques tunisiennes

Parmi les personnages dotés d'un statut, 87 % le sont par un statut professionnel, tels le maître, la pharmacienne.

Les représentations dans les textes tracent aux élèves (filles et garçons) de futurs rôles professionnels selon une conception stéréotypée. Si 362 hommes sont désignés par une profession, 16 femmes seulement sont dénommées par un statut professionnel, soit 4,2 % seulement du total des personnages ainsi identifiés. Autrement dit, on trouve une femme exerçant une profession toutes les 55 pages en moyenne, mais un homme dans la même situation toutes les deux pages en moyenne. Les élèves n'auront donc à la lecture de leurs manuels de mathématiques que peu de souvenirs d'une femme occupant une profession.

Non seulement les femmes actives sont rares, mais elles travaillent dans un nombre de secteurs très limité et dans des métiers traditionnellement féminins (figure 4). Sept métiers évoqués dans les manuels sont exclusivement exercés par des hommes ; cinq seulement sont mixtes mais absolument non paritaires, c'est-à-dire qu'exercés massivement par des hommes et apparaissant donc comme des " métiers masculins " ; aucun métier n'est exercé majoritairement par des femmes. De plus, les hommes ont des professions à responsabilité ou nécessitant un niveau d'instruction supérieur très élevé : fonctions politiques, médecins, gros commerçants. Les femmes, quant à elles, sont artisanes ou ouvrières, dans des professions qui n'exigent pas un niveau d'étude élevé et peu valorisées socialement, ou bien dans les métiers de l'enseignement, mais sans commune mesure avec la réalité sociale (voir plus loin).

Les désignations révèlent une situation inégalitaire, discriminatoire et défavorable aux femmes, susceptible d'influencer négativement les aspirations éducatives et professionnelles des filles, bien loin de refléter la réalité. En fait, la société tunisienne a vécu une mutation profonde depuis l'indépendance. L'emploi des femmes et leur intégration dans le processus de développement et le renforcement de leur participation dans la vie active ont été parmi les premières priorités de l'État. Les femmes, surtout les plus jeunes, ont investi le monde extérieur, notamment le marché de l'emploi (CREDIF, 2000), même si l'égalité des sexes dans le marché de l'emploi reste encore un objectif à atteindre. Pour autant, les progrès faits par les femmes pour être aux côtés des hommes dans tous les domaines d'activité sont peu visibles dans les manuels scolaires où les personnages féminins sont doublement marginalisés par leur nombre dérisoire et leur quasi-invisibilité, même dans les professions où actuellement elles ont une présence remarquable.

Le tableau 6 qui donne une idée de la proportion des femmes dans certaines professions, illustre bien la différence entre le réel observé statistiquement et les représentations données aux élèves dans les manuels scolaires. Ceux qui produisent les livres n'ont pas tenu compte de la présence féminine accrue, qualifiée et diversifiée dans l'activité économique tunisienne d'aujourd'hui. On peut s'étonner, par exemple, que soit minimisée, dans des manuels scolaires, la présence des femmes institutrices (50 % dans la société tunisienne de 2004 mais 21 % seulement dans les manuels). Les femmes médecins, actuellement 37 % du corps médical, sont aussi absentes. Les femmes agricultrices et vendeuses sont très rares dans le corpus étudié, respectivement 2 % et 1 %, alors que dans le recensement de 2004 elles représentaient respectivement 31,7 % et 11,3 % de ces professions.

Les auteurs des ouvrages scolaires sont eux-mêmes dépendants des représentations de l'héritage culturel et les transmettent insidieusement aux enfants. Ces représentations vont limiter les aspirations des enfants, celles des filles mais aussi celles des garçons. Tous se voient inculquer l'idée qu'il est " normal " que les filles ne participent pas à l'activité économique ou soient cantonnées à certaines activités traditionnellement féminines ou nécessitant peu de formation.

2.4. Des occupations différenciées selon le sexe pour les adultes

Une lecture superficielle peut laisser accroire que les occupations des hommes et des femmes sont similaires, aucune n'étant totalement spécifique ou interdite à un sexe. Pourtant elles s'avèrent fortement sexuées, l'ordre et le poids des cinq activités principales différant selon le sexe (tableau 7). Ainsi vont se dessiner, subtilement, des sphères de vie privilégiées pour les hommes et les femmes. L'occupation masculine très majoritaire est le travail, d'autant plus si l'on associe le formel et l'informel : le travail concerne plus des trois quarts des occupations masculines. Même en ne considérant que le travail formel, l'occupation professionnelle est majoritaire, en cohérence avec l'importance des désignations professionnelles pour les hommes. Viennent ensuite, mais loin derrière (moins de 17 %), les achats. Les hommes évoluent donc massivement dans la sphère publique. D'ailleurs, ils participent très marginalement aux tâches domestiques (moins de 2 %) et peu aux activités de sociabilité. En revanche, les achats constituent la première occupation féminine (plus de 40 %), concurrencée il est vrai par le travail (plus du tiers des activités féminines). Ainsi les femmes ne sont pas exclues de la sphère publique, néanmoins elles y sont en position de moindre légitimité par rapport aux hommes du fait que pour elles, minoritaires ne l'oublions pas, l'activité informelle, qui n'officialise pas les femmes comme des professionnelles, est plus importante que l'activité professionnelle formelle, laquelle confère un statut social explicite. Si de surcroît on combine les achats et les tâches domestiques, qui leur incombent beaucoup plus qu'aux hommes, il apparaît que leur sphère occupationnelle préférentielle est bien la sphère privée familiale. L'importance de la sociabilité (discuter, recevoir, rendre visite) met en exergue leur rôle d'animatrice du lien familial et fait écho aux appellations familiales qui leur sont dédiées.

Les attributs dont sont dotés les personnages ont une double fonction : ils confirment et renforcent en quelque sorte l'activité, et par là l'inscription sociale du personnage, mais ils explicitent aussi l'assignation socio-sexuée à une sphère de prédilection (tableau 8). Ainsi, comme pour les activités, on note une répartition fortement sexuée des attributs. On remarque une exclusion féminine : les moyens de transport, attributs certes rares, mais signe d'autonomie, sont déniés aux femmes. L'attribut principal masculin est le matériel professionnel en lien avec l'activité masculine principale du travail. Néanmoins il n'est pas aussi prégnant (quatre attributs sur dix seulement) et est concurrencé par la mise en exergue de possessions importantes, dont l'attribution vise à traduire le pouvoir économique et le statut du personnage sur la scène sociale. Le troisième attribut masculin est l'argent, qui renvoie aux activités d'achat. Les autres attributs dont les femmes vont être plus abondamment pourvues sont très marginaux pour eux. Les femmes quant à elles sont dotées de quatre attributs. Au premier chef, elles manipulent l'argent pour les achats, essentiellement voués à la nourriture : ce second attribut trahit bien leur affiliation familiale privée. D'ailleurs elles disposent aussi d'objets domestiques ou de petits objets. Les objets personnels portés sur soi, tels que les rubans, une coiffure, attribut essentiellement féminin, servent à marquer la sexuation dans les images et l'importance de l'apparence.

2.5. Les effets de la parentalité sur le statut et la position sociale des adultes

On le sait, les parents ont un rôle fondamental dans le développement de la personnalité de leurs enfants qui commencent à découvrir le monde à travers eux. Ils sont les premiers modèles de l'enfant qui les imite pour être comme son père ou comme sa mère. Pères et mères influencent énormément le choix, l'orientation et l'avenir de leurs enfants, via l'éducation qu'ils leur inculquent, directement ou indirectement à travers leur propre comportement. Dans la société tunisienne, les rôles des pères et des mères ont été, culturellement, séparés et figés. Les pères jouent un rôle économique : ce sont les chefs de ménage, les responsables qui doivent travailler et gagner de l'argent pour satisfaire les besoins de leur famille. Tandis que les mères, gardiennes du foyer, sont confinées dans leur rôle reproductif. La société évolue et les rôles changent. Actuellement, les mères investissent, plus que dans les générations précédentes, la vie active. Elles travaillent et contribuent au budget de la famille. Cependant, les évolutions sont lentes et le taux d'activité des femmes est encore largement inférieur à celui des hommes. Ceci prouve la nécessité de renforcer cette évolution et de l'intégrer dans l'esprit des enfants qui constituent les nouvelles générations. Comment les rôles des pères et des mères sont ils alors définis dans les manuels scolaires ? Comment se démarque l'image des pères et des mères par rapport à celle des adultes qui ne sont pas désignés comme parents ? Est-ce que le statut parental (non père/père, non mère/mère) modifie le rôle socio-économique ?

Dans les manuels, plus de la moitié des femmes (56 %) et seulement un petit nombre d'hommes (12 %) sont identifiés par un lien de parenté. Ce sont le plus souvent des pères et des mères. Sur l'ensemble des femmes, 46 % sont des mères, mais sur l'ensemble des hommes, seulement 9 % sont des pères. Du fait de la rareté des femmes, on a ainsi autant de pères que de mères dans le corpus (48 mères et 48 pères). La parentalité dans les manuels a effectivement des effets notables sur les rôles, pour les hommes comme pour les femmes, c'est-à-dire que le lien parental crée un clivage entre les adultes parents et les autres, avec des portraits plus diversifiés pour les parents, plus monolithiques pour les " non parents ". Pour autant, le lien ou l'absence de lien parental n'annule pas toute différence de sexe : si les expériences des adultes se rapprochent en fonction de la désignation familiale, les rapports de genre subsistent, autrement composés.

Avec la distinction mères et non mères, apparaissent des exclusions d'activités et d'attributs pour les unes comme pour les autres, qui n'existaient pas dans la comparaison globale hommes/femmes.

Les mères sont vouées à trois occupations essentielles : l'achat, la sociabilité et le domestique. Si les mères ne sont pas cantonnées au foyer, ayant une ouverture sur l'extérieur, par les activités d'achat et de sociabilité (et même marginalement par les loisirs), ce qui présente un progrès, on ne trouve aucune mère cumulant vie domestique et activité professionnelle, et leur participation dans une activité professionnelle informelle est faible (tableau 7). Quant aux attributs maternels, ils brouillent quelque peu cette image positive d'extériorisation que dessinent les activités et renvoient les mères exclusivement à une implication familiale : argent, nourriture, objets domestiques et petits objets sont directement liés aux activités de vie quotidienne (tableau 8). Les mères sont privées non seulement de matériels professionnels, mais surtout de possessions et de moyens de transport. La moindre importance des objets portés sur soi est peut-être révélateur d'un confinement à l'espace privé et/ou d'un moindre besoin de marquer physiquement le sexe féminin dans l'espace privé.

En revanche, pour les femmes " non mères ", cas de figure plus rare que les mères, le travail devient l'occupation primordiale en cumulant le formel et l'informel. En ne considérant que les professions dûment identifiées, l'activité professionnelle concurrence l'activité d'achat, qui n'arrive donc pas en tête des activités féminines. En tout état de cause, les autres activités pointées comme féminines pour l'ensemble des adultes deviennent marginales, les tâches domestiques et les activités de sociabilité, mais en contrepartie elles n'ont pas droit aux loisirs. Ce profil de femmes non mères, grosso modo moins diversifié en activités, se rapproche de celui des non pères, comme si l'absence de lien familial pouvait permettre de forger des rôles plus égalitaires entre les sexes. Ainsi ces femmes non mères sont davantage inscrites dans la sphère sociale publique, les attributs montrant d'ailleurs un rôle social plus valorisé. En effet, elles possèdent des objets professionnels et des possessions. En revanche, si elles n'ont pas, logiquement, d'objets domestiques ni de petits objets, elles sont dotées d'argent et de nourriture et surtout d'objets personnels : il n'est pas question de les abstraire totalement de leur rôle considéré comme traditionnellement féminin.

Cette différence entre les mères, rôle qui reste numériquement premier, et les " autres " femmes illustre très bien l'héritage social. Les mères sont écartées de la sphère publique et définies par leur dépendance du foyer : leur absence dans les activités professionnelles et leur faible présence, même dans les activités assimilables à une activité professionnelle, coïncident avec la réalité de la société tunisienne où les femmes commencent à quitter le marché de l'emploi au moment de leur mariage. Les " non mères " sont les seules à pouvoir profiter de plus d'autonomie grâce au travail.

Un changement de rôle pour les hommes en fonction de leur lien de père ou non s'observe également, mais, contrairement aux personnages féminins, on ne note aucune exclusion entre les pères et les autres hommes, dont les portraits semblent donc davantage s'inscrire dans un continuum.

Pour les pères, à l'instar des mères, mais dans une moindre mesure, les activités principales sont l'achat et les activités de sociabilité, activités qui les relient à la sphère familiale. Cependant, les pères ont le " beau rôle " : absous des activités domestiques, ils sont les personnages qui profitent davantage de loisirs, en relation sans doute avec les tâches d'éducation. De plus, ils restent impliqués dans la sphère publique par le travail : leur activité professionnelle, même si elle est très en deçà de celle des " non pères " (plus de 80 %), est loin d'être marginale contrairement aux mères (24 % contre 8 % pour les mères). Renforçant cette impression de diversité et de valorisation du rôle paternel, les attributs des pères sont plus variés que ceux des mères : ont été recensés onze types d'attributs, sept sont mixtes, un associé aux mères et trois réservés uniquement aux pères. Surtout les pères gagnent en possessions et en moyens de transport -symboles de richesse économique et d'indépendance- ce qu'ils perdent en matériel professionnel : leur prestige social et leur pouvoir sont intacts.

Quant aux hommes non définis par un lien parental, nous l'avons dit, leur activité majeure est le travail, suivie loin derrière de l'achat, les autres activités étant très minoritaires. Comme les femmes " non mères ", les hommes " non pères " incarnent, dans un portait plus monolithique, la sphère publique, ce que souligne la dotation en attributs : matériel professionnel, possession, argent. Mais contrairement aux " non mères ", rien ne les relie à la sphère privée, preuve encore d'autonomie.

Ainsi, les écarts en fonction du lien entre les personnages de même sexe ne gomment pas les différences entre hommes et femmes. Manifestement, les hommes bénéficient d'une palette de rôles plus diversifiée, toujours marquée du sceau du pouvoir. Les femmes voient certes leur rôle s'amplifier : elles accèdent, grâce aux non mères, à la sphère publique, sans pour autant être quitte de leurs devoirs familiaux et les mères ne sont pas confinées aux seules tâches domestiques. Mais quel que soit leur statut, elles sont toujours rattachées à la sphère privée. De plus, cet élargissement des possibles féminins est à nuancer : la rareté des femmes dans les manuels ne conduit-elle pas à penser que les modèles féminins moins dépendants présentés sont des exceptions, ou plus exactement sont des modèles acceptables mais temporairement, avant l'heure venue du mariage ? Faut-il y lire une essentialisation des femmes ?

Conclusion

Durant le demi-siècle qui vient de s'écouler, sous l'effet de l'impulsion politique donnée par le code de statut personnel (1956), puis grâce aux progrès rapides du pays, notamment en matière d'instruction féminine, la Tunisie a fait des pas importants vers l'égalité entre hommes et femmes. Mais il reste beaucoup à faire dans la sensibilisation des esprits et des mentalités, encore soumis à une perception traditionnelle qui enferme les femmes dans leur rôle d'épouse et de mère.

Les manuels scolaires traduisent cette réalité. L'analyse des représentations des rôles sexués dans les manuels de mathématiques du premier cycle de l'enseignement de base a montré une suprématie flagrante des personnages masculins qui fait des femmes une minorité. Ainsi, bien que le contenu des textes soit inspiré de la vie quotidienne, il reflète très incomplètement la réalité de la société tunisienne en particulier en ce qui concerne l'entrée des femmes dans la vie active. Peu nombreuses, elles restent cantonnées dans leurs rôles privé et familial, malgré quelques timides ouvertures grâce aux personnages féminins non désignés en tant que mères. Ce modèle discriminatoire véhiculé par le manuel scolaire limite le champ des avenirs possibles pour tous les enfants, garçons et filles. Il les enferme dans une perception traditionnelle de ce qu'ils deviendront au lieu de les pousser à imaginer un monde riche de possibles. On peut regretter que les manuels recourent si peu à des images diversifiées des avenirs possibles pour stimuler leur imaginaire, surtout à cet âge où les enfants se rapprochent du monde des adultes et se préparent à entrer dans la vie active.

La volonté politique de modernisation de la société favorisant une relation égalitaire entre les hommes et les femmes reste un objectif difficile à atteindre si la perception traditionnelle du rôle des hommes et des femmes, des mères et des pères, se transmet sans changement ni adaptation d'une génération à une autre. Le manuel scolaire joue un rôle important dans le développement de la personnalité des enfants par les modèles de société qu'il transmet implicitement ou explicitement. Il doit présenter des exemples évolutifs et non discriminatoires pour aider les enfants à réinventer à chaque génération les rôles sociaux, parentaux et économiques qui permettront aux garçons et aux filles d'être pleinement libres et créatifs.

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