Les numériques du CEPED - Analyser les représentations sexuées dans les manuels scolaires

Table des matières

Identités sexuées et relations entre personnages dans les manuels togolais de mathématiques

Justine Adzowavi NOMENYO

Unité de Recherche Démographique - Université de Lomé

Atavi Mensah EDORH

Unité de Recherche Démographique - Université de Lomé

Thérèse LOCOH

INED - Paris

1. Le contexte de la scolarisation au Togo

2. Les personnages des manuels de mathématiques à la lumière des représentations sexuées

3. Les différents modes de relations entre les personnages

Conclusion : de la recherche à l'action

Bibliographie

Annexe

1. Le contexte de la scolarisation au Togo

Depuis la réforme de l'enseignement adoptée en 1975, le système d'éducation et de formation au Togo était pris en charge par deux ministères : le Ministère de l'Éducation Nationale et de la Recherche et le Ministère de l'Enseignement Technique et de la Formation Professionnelle. En juillet 2003, l'enseignement général a été restructuré et scindé en deux ministères, le Ministère des Enseignements Primaire et Secondaire et le Ministère de l'Enseignement Supérieur et de la Recherche. Notre analyse du système scolaire est ici essentiellement focalisée sur l'enseignement primaire. Par la réforme de l'enseignement, le gouvernement a affirmé sa volonté de rendre la scolarité gratuite et obligatoire pour tous les enfants âgés de 2 à 15 ans sans distinction de sexe. En 1980, le Togo était le pays le plus scolarisé de l'Afrique de l'Ouest (Lange, 1998). Le taux net de scolarisation est passé de 30,3 % en 1960-1961 à 72,1 % en 1980-1981. Après l'année scolaire 1981-1982, la situation se détériore et le taux de scolarisation primaire et même le nombre d'enfants scolarisés baissent progressivement (le taux de scolarisation primaire passe de 72,1 % en 1980-1981 à 52,6 % en 1984-1985 ; Locoh, 1986). Il est progressivement remonté à 72 % en 2002-2003.

D'après le diagnostic établi par le Ministère de l'Éducation Nationale et de la Recherche en 1998, les principales faiblesses du secteur peuvent être regroupées en quatre rubriques.

1.1. Une scolarisation inégale pour les garçons et les filles

Les problèmes majeurs du secteur éducatif togolais restent la sous-scolarisation et la déperdition scolaire qui affectent plus particulièrement les filles. À cela s'ajoute la sous-représentation des femmes dans le corps enseignant. Dans l'enseignement primaire, le corps enseignant reste très faiblement féminisé (12 % au niveau national), avec en plus une grande disparité entre les régions : 18 % de femmes à Lomé et 7 % dans les Savanes (DGPE, 2002-2003).

La sous-scolarisation et la déperdition scolaire des filles sont supérieures à celles des garçons et contribuent à perpétuer l'infériorité du statut et des rôles des femmes, quelles que soient les régions. Les taux bruts et nets de scolarisation selon le sexe en apportent la confirmation (tableau 1)[1] . L'indice de parité (filles scolarisées/garçons scolarisés) est de 0,83 en 2002-2003. Aucune région n'a encore réussi à établir la parité.

Si les taux de redoublement sont, à l'heure actuelle, peu différents selon le sexe (22,4 % pour les garçons et 23,8 % pour les filles en 2002-2003), par contre les taux d'abandon sont plus élevés pour les filles. Leur proportion parmi les élèves va en décroissant de 47 % au CP1 à 41 % au CM2.

Autre signe des inégalités, les taux féminins de réussite aux examens ont toujours été inférieurs à ceux des garçons. En 1994-1995 le taux de réussite au CEPD est de 46 % pour les garçons et de 36 % pour les filles. En 2000-2001, il est passé à 76 % pour les garçons et à 70 % pour les filles (DGPE, cité par Marie-France Lange, 2003).

Ces faiblesses, déjà identifiées lors de l'examen de la réforme de l'enseignement de 1975, suscitent depuis quelques années la mise en place d'un ensemble d'initiatives et l'intervention de nouveaux acteurs, associations de parents, ONG et agences internationales dans le domaine de l'éducation [3] .

Le gouvernement togolais mène une politique de discrimination positive en faveur de la scolarisation des jeunes filles. À partir de la rentrée scolaire 1998-1999, le gouvernement a décidé d'appliquer des frais d'écolage moins élevés pour les filles. On se rappelle aussi qu'en 1984 le gouvernement avait promulgué une loi visant à protéger les jeunes filles régulièrement inscrites dans un établissement d'enseignement ou dans un centre de formation professionnelle par une série de mesures [4]. Mais les inégalités scolaires selon le sexe varient beaucoup selon le type d'école (tableau 2). Les familles qui en avaient les moyens ont consenti des sacrifices financiers pour scolariser leurs enfants dans le secteur privé laïc. Et dans ce secteur la parité filles/garçons n'est pas loin d'être atteinte (0,95).

On aurait pu craindre que la barrière financière n'incline les familles à réserver cet effort pour les garçons, ce qui se serait alors traduit par une forte masculinité des recrues dans ces écoles payantes. Il n'en est rien, on peut penser que les enfants inscrits dans des écoles privées-laïques viennent de milieux privilégiés où l'égalité de scolarisation entre les sexes est devenue une priorité éducative. À l'inverse, c'est dans les écoles d'initiative locale, la plupart construites grâce aux efforts d'une population rurale défavorisée, que les disparités entre garçons et filles sont les plus fortes (indice de parité = 0,66).

C'est sans doute là un des signes encourageants de l'évolution d'une partie de la population, selon toute probabilité, celle dont les adultes ont bénéficié d'une scolarisation effective. Une génération s'est écoulée depuis 1975. Les parents qui scolarisent de jeunes enfants actuellement sont ceux ayant bénéficié des premières réformes de 1975. Faut-il voir dans la diminution progressive des inégalités de scolarisation selon le sexe et dans l'effort assez égalitaire des familles qui peuvent payer pour l'enseignement de leurs enfants, un effet positif de cette réforme ? Ou est-ce un simple effet de l'évolution générale de la société togolaise qui aurait eu lieu, de toute façon, sous l'influence d'autres facteurs ? Il n'est pas possible, faute d'enquêtes précises, de répondre à cette question.

 

[1] Les statistiques scolaires au Togo continuent d'être régulièrement collectées et publiées. Par contre, le dernier recensement général de la population a été mené en 1981. Les populations scolarisables sont donc estimées depuis cette date et ont, de ce fait, un assez fort degré d'incertitude.

[3]Des programmes d'aide à la scolarisation des filles ont été mis en place par les ONG et organismes onusiens tels que l'UNICEF.

[4] Dans le Journal Officiel (JO) de la République Togolaise (Loi N° 84-14 du 16 mai 1984), on peut lire à l'article 1er : " Quiconque aura mis enceinte une fille régulièrement inscrite dans un établissement d'enseignement ou dans un centre de formation professionnelle, sera puni d'un emprisonnement de six mois à trois ans et d'une amende de 200 000 à 500 000 FCFA ".

1.2. La chaîne du manuel scolaire au Togo : de la conception à la diffusion

Parmi de nombreuses propositions émises lors de l'étude de la réforme de 1975 figurait la nécessité de mieux adapter les livres scolaires au milieu culturel des enfants. Suite à sa promulgation par l'Ordonnance N° 16 du 6 mai 1975, il s'avéra nécessaire d'élaborer de nouveaux programmes et de concevoir de nouveaux manuels scolaires qui répondraient à l'esprit, aux principes et aux objectifs de la réforme.

Cette responsabilité incombait au Ministère de l'Éducation Nationale par le truchement de ses différentes directions. L'article 20 de l'Arrêté N° 075 du 20 octobre 2004 du Ministère des Enseignements Primaire et Secondaire stipule que c'est la division des programmes et de la pédagogie de la Direction des enseignements préscolaire et primaire (DEPP) qui est chargée :

Au fil des années, plusieurs stratégies ont été mises en œuvre pour la conception des manuels de l'enseignement primaire au Togo. Le Ministère de l'Éducation Nationale, peut lancer un appel aux enseignants pour qu'ils produisent les manuels scolaires (cas des premiers manuels de lecture du primaire) ou déléguer des pédagogues, des professeurs d'université, des inspecteurs, des conseillers pédagogiques regroupés en commissions par discipline pour concevoir les manuels nécessaires. Ces concepteurs bénéficient de l'assistance technique de la Direction de la Formation Permanente de l'Action et de la Recherche Pédagogique (DIFOP). Les premiers manuels de lecture mis en service depuis la réforme de l'enseignement en 1975 [5] notamment ont été conçus par des enseignants togolais regroupés par cycle.

L'édition des manuels produits par les différentes équipes est toujours confiée aux éditeurs étrangers. Les principaux éditeurs des manuels scolaires sont : Nathan pour le livre de calcul (" Le nouveau calcul quotidien "), Hatier pour le livre de français (" Langage et lecture ") et Servedit pour les sciences. En effet, les maisons d'édition togolaises, peu développées au Togo, ont toujours été confrontées à différents problèmes tels que l'étroitesse du marché, la concurrence des éditions étrangères, la non-performance des imprimeries locales, etc. Certaines ont dû fermer leur porte à la fin des années 1990. De ce fait, elles ne sont malheureusement pas parvenues depuis la fin des années 1990 à conquérir (ou à conserver) le marché des manuels scolaires [6].

La diffusion des manuels scolaires est assurée par la Librairie des Mutuelles Scolaires (Limusco), établissement public à vocation sociale, créée en 1974 à l'initiative du Ministère de l'Éducation Nationale. Rattachée directement au Ministre, la Limusco est chargée de l'achat et de la distribution des fournitures scolaires, du matériel, du mobilier scolaire et de tous les articles à caractère pédagogique, ainsi que d'ouvrages d'intérêt pédagogique et culturel. Pour ce faire, elle a ouvert des dépôts et des points de vente sur l'ensemble du territoire.

 

[5]" Mon premier livre de lecture " : cours préparatoire 1ère année jusqu'à mon sixième livre de lecture : cours moyen 2ème année.

[6]Certaines font surtout des travaux d'imprimerie. En 1997, Claudine Assiba Akakpo, journaliste à la télévision togolaise, a animé une table ronde sur l'édition au Togo avec les représentants des diverses maisons d'édition au Togo (Akakpo,1997). Les maisons d'édition considérées à l'époque comme les plus importantes étaient : Les " Nouvelles Éditions Africaines " (NEA-Togo), les Éditions " Haho ", les Éditions " Akpagnon ". Les Éditions du Togo, communément appelées Éditogo, fonctionnent comme une imprimerie et non comme une maison d'édition. Aujourd'hui, certaines de ces maisons n'existent plus.

1.3. Accessibilité et disponibilité des manuels scolaires

Dans le cadre du Projet " Programme d'Appui à la Gestion de l'Éducation " (PAGED) financé par la Banque mondiale en 1993 et rendu opérationnel en mars 1996, la Limusco et la Direction de la prospective, de la planification de l'éducation et de l'évaluation (DPPE) ont été chargées de la distribution des manuels dans les écoles sur tout le territoire national. Cette distribution a été précédée par un recensement de toutes les écoles primaires du Togo et de leurs effectifs en 1996. Les paquets ont été préparés par les éditeurs depuis la France à l'adresse de chaque école suivant les résultats de ce recensement. Dans chaque école, les manuels ont été réceptionnés par l'inspecteur de la région, les enseignants et le comité des parents d'élèves. Ces manuels ont été offerts gratuitement aux écoles et ne devaient pas être vendus.

Les manuels distribués sont conservés dans les écoles et prêtés aux élèves qui ont payé l'écolage. Chaque élève devait avoir accès à un manuel. Malheureusement, eu égard au décalage entre le recensement des écoles (1996) et la mise à disposition des manuels (2002), les effectifs des élèves excédaient, dans presque toutes les écoles, le nombre de manuels envoyés. Pour permettre aux établissements et aux parents d'élèves qui le désiraient, de se procurer les nouveaux manuels scolaires, un accord a été passé entre la Limusco et les éditeurs français pour la diffusion desdits manuels au Togo. Ainsi les librairies de Lomé, notamment la Librairie " Bon Pasteur " sont autorisées à commercialiser ces manuels. On trouve aussi des exemplaires vendus d'occasion chez les vendeurs des " librairies par terre ". Malgré ces diverses dispositions la distribution de livres ne couvre pas les besoins des écoles qui souffrent d'une insuffisance chronique de manuels.

Pour les 970 000 élèves de la rentrée 2001-2002 il n'y a eu que 78 livres de lecture pour 100 élèves. Pour les livres de calcul, la situation est plus grave encore, environ un livre pour deux élèves. Sans parler des autres disciplines (histoire, géographie, sciences naturelles, etc.) où la pénurie est encore plus marquée, un livre pour trois élèves.

Nous ne retracerons ici que les étapes de la conception et de l'édition des manuels de calcul actuellement utilisés, sur lesquels portera notre analyse.

1.4. Conception, édition, diffusion des manuels de calcul de l'enseignement primaire

En ce qui concerne l'apprentissage des mathématiques, " Le nouveau Calcul Quotidien ", actuellement utilisé, a remplacé l'ancien ouvrage " Le Calcul Quotidien ". Les deux premiers niveaux CP1 et CP2 sont une création pédagogique. Ils ont été conçus et rédigés par une équipe d'enseignants togolais. Mais pour les niveaux suivants, en raison de pressions exercées par les bailleurs de fonds disposés à financer la mise à jour des manuels pour que de nouveaux manuels soient rapidement disponibles, les manuels ont été adaptés par une équipe de pédagogues togolais à partir de manuels existant dans d'autres pays d'Afrique, notamment le Cameroun. D'où les différences pédagogiques entre les différents niveaux. Selon une information recueillie auprès des inspecteurs ayant participé à la conception des manuels, les deux premiers niveaux de conception pédagogique originale togolaise étaient beaucoup plus neutres en matière de représentations sexuées.

Le travail de conception ayant été assuré par les enseignants togolais, c'est à un éditeur français, les éditions Nathan, qu'a été confiée l'édition des différents manuels de la série du " Nouveau calcul quotidien ". Cette maison a joué un rôle d'imprimeur plus que d'éditeur au sens strict du terme. Il a cependant demandé une adaptation de l'ouvrage aux réalités togolaises. Cette adaptation concerne notamment les points suivants : l'utilisation de prénoms togolais, les coûts de la vie, l'utilisation de noms féminins.

L'évaluation réalisée dans le cadre du projet PAGED en 2001-2002 (voir plus haut) relève que les manuels de calcul ne sont disponibles que pour un élève sur deux. Dans une étude réalisée sur le Togo dans le cadre de la Conférence des Ministres de l'Éducation des pays ayant le français en partage, on lit ce qui suit. " Les manuels scolaires apparaissent également comme un facteur important du processus d'apprentissage, avec un rôle plus marqué du manuel de français en début de cycle alors que c'est le manuel de mathématiques qui se révèle le plus efficace au CM1. L'importance des manuels scolaires se confirme et devrait constituer une priorité. Pourtant, dans notre échantillon [7] , seulement 23 % des élèves possèdent les manuels de français au CP2 et ils ne sont que 32 % au CM1. C'est peu, c'est trop peu, notamment au regard de la proportion d'enseignants non formés pour qui le recours aux manuels est indispensable " (Ministère de l'Éducation Nationale, Lomé ; CONFEMEN, Dakar, 2004).

 

[7]Étude sur le Togo.

1.5. Une étude pionnière sur les stéréotypes de sexe dans les manuels de lecture togolais

Au Togo, les étudiants qui préparent le diplôme universitaire d'inspecteur de l'éducation nationale doivent rédiger des mémoires de fin d'études. La plupart traitent des manuels scolaires mais aucun n'a traité du sujet qui nous intéresse ici, celui des représentations sexuées dans ces manuels. La seule étude concernant les stéréotypes sexués dans les manuels scolaires, intitulée " Disparités liées au genre : les stéréotypes sexistes dans les manuels scolaires de l'Enseignement du premier Degré au Togo ", a été menée en 1996 par deux organisations non gouvernementales " Aide et Action " et la " Ligue Togolaise des Droits de la Femme ".

Cette étude a porté sur les six manuels de lecture en usage dans les écoles togolaises du CP au CM2 [8] . Ces livres ont été conçus par un groupe d'enseignants togolais et édités par Les Nouvelles Éditions Africaines et EDICEF entre 1984 et 1989 et commercialisés par la Limusco. Cette première étude du genre au Togo s'était assigné trois objectifs : faire prendre conscience aux décideurs des stéréotypes sexistes véhiculés par les manuels de lecture, les inciter à modifier ces manuels ou à en changer, attirer l'attention des concepteurs et conceptrices de livres togolais sur cet aspect des choses. L'analyse des manuels a porté sur deux aspects :

Au total, 3 439 personnages ont été recensés, dont 2 462 personnages masculins (72 %) et 977 personnages féminins (28 %). L'analyse qualitative a eu pour axe unique l'observation des rôles traditionnels et modernes selon le sexe des personnages. Les auteurs ont distingué :

L'analyse de la répartition des rôles selon le sexe a mis en évidence que les personnages féminins étaient surtout représentés dans toutes les situations relevant de la " vie traditionnelle ", alors que les personnages masculins étaient présents de façon assez équitable entre les situations liées aux deux pôles retenus de la vie traditionnelle et de la vie moderne, avec un léger avantage pour cette dernière.

Dans les livres de lecture étudiés, les filles et les femmes ne sont pas associées à la modernité qui reste l'apanage des hommes. Elles sont sous-représentées, de façon flagrante, dans les domaines des voyages, jeux et loisirs, qu'ils soient traditionnels ou modernes, des métiers rémunérés, de la politique, des progrès techniques et même de l'école. L'étude n'a pas quantifié la répartition entre hommes et femmes dans les situations d'autorité, de pouvoir, de décision. Toutefois, certains exemples sont donnés. L'étude conclut ainsi : " Cette image dévaluée est souvent intériorisée par les femmes et les filles elles-mêmes. Lorsqu'on demande à des enfants ce qu'ils aimeraient faire plus tard comme métier, un garçon répondra directeur d'école et une fille enseignante. Elle ne peut s'imaginer dans une fonction d'autorité " (Ligue Togolaise des Droits de la Femme, 1996 : 8).

Cette étude, pour limitée qu'elle ait été, a néanmoins contribué à une prise de conscience des enjeux des contenus des manuels. Elle a d'ailleurs conduit au remplacement des manuels de lecture par une nouvelle série intitulée " Langage et lecture " (Éditions Hatier). Les chercheurs qui ont travaillé sur les stéréotypes sexistes dans les manuels ont en général privilégié les manuels de lecture (Atayi, 1981).

C'est une autre voie que nous allons exposer maintenant en nous attachant aux représentations sexuées dans les manuels togolais de mathématiques. Pourquoi un tel choix ? Parce que, derrière un arsenal de " techniques " de calcul proposées aux élèves, se trouvent aussi des personnages mis dans des situations qui définissent des rôles et des attitudes. Il y a là, moins visibles que dans des textes de lecture, mais tout aussi prégnants, un ensemble de messages délivrés aux élèves qui utilisent pendant toute une année un même livre dont les personnages deviennent familiers. On verra que la méthode rigoureuse mise au point permet de mettre en évidence ces messages implicites contenus dans les cours, les exercices ou dans les images les illustrant.

 

[8]Série " Mon livre de lecture ", du CP1 au CM2.

2. Les personnages des manuels de mathématiques à la lumière des représentations sexuées

La seule collection disponible pour l'enseignement des mathématiques aux classes de l'enseignement primaire togolais [9] est intitulée " Le nouveau calcul quotidien " (voir annexe). Les manuels du cours préparatoire (CP1 et CP2) et du cours moyen (CM1 et CM2) sont composés sur le même modèle : des sections ou des thèmes regroupant plusieurs leçons [10]. Notre analyse est axée sur les types de personnages mis en scène dans les manuels de mathématiques (leur effectif, leur répartition par sexe, âge et niveau scolaire) d'une part, et sur les relations que ces personnages développent d'autre part. Pour ce faire, nous tenterons de répondre aux questions suivantes.

Dans les manuels on trouve des enfants, des adultes ou des personnages plus flous, à l'âge imprécis. On doit aussi distinguer des individus et des groupes que nous appelons " personnages collectifs ". Ces personnages sont évoqués dans des textes ou figurés sur des images. Les personnages individuels sont les plus nombreux aussi bien dans les textes (999) que dans les images (113). Les personnages collectifs ou groupes de personnages sont moins nombreux : 230 dans les textes et 24 dans les images. Faisons d'abord un " recensement " des 1 366 personnages présents dans l'ensemble des manuels (tableau 3).

 

[9]Les données utilisées dans cet article proviennent d'une étude réalisée dans le cadre du " Réseau international de recherche sur les représentations des rôles sexués dans les manuels de mathématiques de l'enseignement primaire en Afrique " (RIRRS). Au Togo, l'étude a été menée par l'Unité de Recherche Démographique de l'Université de Lomé.

[10]Les manuels du CP comprennent 9 sections ayant chacune 2, 3, 4 ou 5 leçons. Les manuels du CM ont 10 sections. Le nombre de leçons par section varie entre 3 et 14. Quant aux manuels du cours élémentaire (CE1 et CE2), on n'y trouve pas de subdivision en sections. On en déduit que le nombre de leçons équivaut au nombre de sections (92 leçons au CE1 et 94 au CE2).

2.1. Individuels ou collectifs, qui sont les personnages ?

Tant dans les textes que dans les images, l'effectif des personnages tend à s'accroître avec le niveau scolaire. Du CP2 au CE1, il y a un écart très important d'effectifs de personnages que l'on peut attribuer aux progrès de la lecture chez l'enfant qui autorise, dans les livres de mathématiques, une plus grande diversification des textes et donc un accroissement des personnages (tableau 3 et 4). Par ailleurs, lors de la première année d'école (CP1), les personnages individuels et collectifs sont en proportion à peu près égale (58 et 42 % et, sans surprise, les personnages présents dans des images sont presque aussi nombreux que ceux qui figurent dans les textes (respectivement 52 et 48 %). Dès la deuxième année (CP2), les personnages sont essentiellement des individus (75 %) et c'est dans les textes que l'on trouve les trois quarts des personnages (71 %). Cette proportion augmente jusqu'au CM2.

Encadré 1

Ministère de l'Éducation Nationale. Lomé, 1999 - Le nouveau calcul quotidien : CE1 : cahier de l'élève. Paris, Nathan, 96 p.

Ministère de l'Éducation Nationale. Lomé, 1999 - Le nouveau calcul quotidien : CE2 : cahier de l'élève. Paris, Nathan, 96 p.

Ministère de l'Éducation Nationale. Lomé, 2000 - Le nouveau calcul quotidien : CP1 : cahier de l'élève. Paris, Nathan, 61 p.

Ministère de l'Éducation Nationale. Lomé, 2000 - Le nouveau calcul quotidien : CP2 : cahier de l'élève. Paris, Nathan, 61 p.

Ministère de l'Éducation Nationale et de la Recherche Scientifique. Lomé, 1990- Le nouveau calcul quotidien : CM1 : cahier de l'élève. Paris, Nathan, 191 p.

Ministère de l'Éducation Nationale et de la Recherche Scientifique. Lomé, 1990 - Le nouveau calcul quotidien : CM2 : cahier de l'élève. Paris, Nathan, 192 p.

2.1.1. Quelques questions méthodologiques

Comme dans tout recensement, les personnages peuvent être présentés par sexe et âge. Quelques difficultés méthodologiques ont surgi du fait de l'impossibilité dans certains cas d'identifier le sexe ou plus souvent l'âge des personnages.

Encadré 2 - Personnage dont le sexe n'est pas connu

" La place du village est circulaire avec en son centre un manguier. Pour aller du manguier à sa maison située en bordure de la place, Alèdi fait 25 pas de 80 cm. Quel est, en mètres, le périmètre de la place ? "

Source : Le Nouveau calcul quotidien (1990, CM1 : 115 : exercice n° 3).

Les exercices et les images des manuels mettent en scène des enfants comme des adultes, mais aussi un bon tiers de personnages dont on ne peut identifier l'âge. On le comprend aisément car certaines actions ou certains attributs ne sont pas propres à un âge (à moins que l'âge du personnage soit explicitement mentionné) (exemple : Fatou est allée cueillir des avocats). En outre, il est difficile d'identifier l'âge des collectifs neutres (exemple : Ali partage un sac de riz de 50 kg en parts égales entre 8 personnes) et des masculins pluriels grammaticaux (exemple : un car compte 45 voyageurs). L'usage du collectif neutre existe aussi.

Encadré 3 - Usage fréquent du collectif neutre pour les enfants

" À l'école, on a fait une quête pour organiser une fête. Les 125 enfants du CP ont apporté 15 F chacun. Les 184 enfants du CE ont apporté 25 F chacun. Les 165 élèves du CM ont apporté 35 F chacun. Quel a été le montant de la somme recueillie ? "

Source : Le Nouveau calcul quotidien (1990, CM2 : 24 : exercice n° 13).

Pour un petit nombre de personnages le sexe n'est pas connu. Il s'agit de personnages de prénom mixte (exemple : Mawuena regarde les billets de différents pays). C'est aussi le cas de personnages identifiés par un prénom inconnu [11] qui ne permet pas de déterminer le sexe lorsque l'action effectuée n'est pas précisée par un pronom personnel de la troisième personne du singulier (il ou elle).

Les tableaux 5 et 6 donnent, avec autant de détails que possible, les caractéristiques des personnages individuels et collectifs dans les textes et dans les images.

 

[11]Certains prénoms sont très spécifiques à certaines régions ou ethnies au Togo. La connaissance des prénoms est compliquée par l'usage des prénoms dits " authentiques ".

2.1.2. Plus d'adultes que d'enfants, mais un tiers de personnages d'âge indéterminé

Dans les textes, les adultes sont globalement plus nombreux que les enfants (473 adultes contre 372 enfants, tableau 5). Qui plus est, ils sont plus souvent identifiés personnellement. Dans les images, ils sont un peu moins nombreux que les enfants (38 adultes et 52 enfants). À l'inverse, les enfants sont souvent inclus dans des groupes indifférenciés ou personnages collectifs (130 sur les 372 personnages cités, soit 35 %). Ces personnages représentent 17 % de la " population " des personnages répertoriés (230 sur 1 366). Ce sont en majorité des groupes d'enfants. C'est dans cette catégorie de " personnages collectifs " qu'on trouve le moins d'identifications claires de l'âge et parfois du sexe. Le masculin pluriel joue là son rôle grammatical de rappel à la primauté masculine (44 occurrences sur 230 " collectifs ").

En ce qui concerne les images, les groupes de personnages, trop peu nombreux à être identifiés selon le sexe et l'âge, n'ont pas été inclus dans le tableau 6. Les enfants sont, cette fois, un peu plus nombreux que les adultes. Ce choix des concepteurs des manuels permet aux élèves de s'identifier plus facilement à leurs pairs car on peut supposer que les images exercent plus d'influence sur les enfants que les textes. Pour un personnage sur cinq, l'âge n'a pas pu être identifié car certaines images sont en miniature, d'autres ne reproduisent qu'une partie du corps (buste, pied, etc.).

2.1.3. Individuels ou collectifs, des personnages majoritairement masculins

Venons-en à la répartition par sexe des personnages, axe principal de cette analyse. Ce qui frappe dès l'abord, c'est la prédominance masculine, à hauteur à peu près égale dans les textes et les images (63 % et 64 % respectivement). Si l'on excepte les collectifs d'enfants où 82 % ne sont pas identifiés par le sexe, toutes les autres catégories attestent de cette prépondérance, tant parmi les adultes que parmi les enfants : 70 % d'hommes parmi les personnages individuels, 80 % parmi les personnages collectifs (en additionnant les adultes nommés et le pluriel grammatical) et 70 % des individus enfants. Lorsque l'âge n'est pas identifié, il y a également plus de personnages masculins (figure 1). Les collectifs, comme les individus, sont à majorité masculine.

Dans les images, les personnages masculins sont également plus nombreux que les personnages féminins, quel que soit l'âge (64 % de garçons contre 35 % de filles et 58 % d'hommes contre 34 % de femmes). Cette prépondérance des personnages individuels masculins est renforcée par les groupes de personnages masculins et les groupes de dominance masculine, non inclus dans le tableau 6. On recense cinq groupes où il n'y a que des hommes alors qu'aucun groupe n'est composé uniquement de femmes.

2.2. Âge et sexe des personnages individuels selon le niveau scolaire

Pour poursuivre l'analyse de la population des personnages, nous allons retenir seulement les personnages identifiés par un sexe et par un âge, soit 670 " individus " ou 69 % du total des personnages individuels recensés dans les textes, auxquels nous adjoindrons 86 personnages individuels présentés par l'image (soit 37 % d'entre eux). En effet, ces personnages sont très parlants pour les enfants et proposent directement des modèles d'identification et de comportement aux élèves (tableau 7 et figure 2).

Les élèves vont se familiariser aux mathématiques en " compagnie " de 80 % de personnages masculins (ce résultat ne contredit pas les tableaux précédents qui intégraient des personnages non identifiés par leur âge). Ils rencontreront trois fois plus souvent des garçons que des filles et les adultes qui ont, globalement parlant, une fonction d'autorité ou de référence pour les enfants, seront cinq fois plus souvent des hommes que des femmes. Cette situation diffère-t-elle selon la classe suivie ? C'est ce que nous allons explorer maintenant.

La présence et la proportion des enfants et des adultes varient selon le niveau scolaire. La forte concentration des personnages enfants dans les petites classes et des personnages adultes, surtout les hommes, dans les grandes classes, dénote sans doute le souci des concepteurs de permettre aux élèves des petites classes de s'identifier aux enfants de leur âge et à ceux des grandes classes de sortir du monde des enfants pour se projeter davantage vers l'âge adulte, ce d'autant plus que le CM2 est une classe charnière et que certains élèves sortent du système scolaire après l'obtention ou non du CEPD. C'est dans les premières classes (CP et CE) que les enfants sont majoritaires, les filles plus que les garçons au CP1 et CP2, les garçons au CE1 et CE2. Leur présence diminue ensuite (figure 3). La diminution est plus accentuée chez les filles que chez les garçons (de 57 % au CP1 la proportion des filles n'est plus que de 7 % au CM2). Mais dans les deux dernières classes où le nombre de personnages est beaucoup plus élevé (477, soit 63 % de l'ensemble des personnages), ce sont les adultes qui sont le plus souvent mis en scène, avec une forte dominance masculine : 62 % des personnages sont des hommes au CM1 et 59 % au CM2, alors que les femmes représentent 6 % des personnages au CM1 et 12 % au CM2 (tableau 8 et figure 3).

L'analyse statistique permet d'élucider ce qui n'est pas évident à la simple lecture de manuels, surtout de manuels de mathématiques constitués essentiellement d'exercices d'apprentissage des bases du calcul et du raisonnement logique. Loin de nous l'idée de penser qu'il y a dans l'esprit des concepteurs une volonté délibérée de privilégier la présence de personnages masculins. Simplement les résultats traduisent les structures implicites de la pensée du féminin et du masculin dans la population dont font partie les enseignants concepteurs, structures de pensée qui sont aussi présentes dans bien des sociétés, africaines ou non : on a tendance à valoriser la prééminence des hommes et des garçons. À partir de ces données peut être esquissé le portrait-robot du personnage de prédilection.

2.3. " Portrait-robot " du personnage de prédilection

Les enseignants, lors d'une visite de leurs classes par un inspecteur, se gardent de désigner des élèves qui sont " lents à comprendre " ou à répondre aux questions. Ils portent leur attention sur les élèves jugés " plus éclairés " pour faire passer leurs enseignements ; il en est de même pour les auteurs de manuels. Sciemment ou inconsciemment, ils donnent plus de poids à certains personnages qu'à d'autres, introduisant ainsi, implicitement, un personnage favori pour transmettre les connaissances en mathématiques. C'est celui qui est le plus souvent cité que nous considérerons ici comme le personnage favori. La combinaison de l'âge et du sexe permet d'obtenir le " portrait-robot " de ce personnage.

Dans notre corpus, ce personnage est choisi différemment selon qu'il s'agit des textes ou des images (tableau 9). Dans les textes, le choix est porté en premier lieu sur un homme (56 %). Le petit garçon arrive en deuxième position (25 %). Les femmes (10 %) et les petites filles (9 %) occupent les dernières positions. Dans les images, le personnage préféré n'est plus l'homme d'abord, mais le petit garçon (38 %) ; l'homme (26 %) vient au deuxième rang suivi cette fois de la petite fille (21 %) qui laisse derrière elle la femme (15 %).

La situation diffère légèrement dans les textes et dans les images si l'on considère les niveaux scolaires (tableau 10). Les hommes se taillent la part belle dans les trois classes les plus élevées où ils sont largement préférés dans des volumes de personnages de loin les plus importants. La prédilection pour les filles ne porte que sur des effectifs très faibles de personnages, uniquement au CP. Les garçons sont les personnages de prédilection au CE1 dans les textes comme dans les images, et au CM1 dans les images. Les femmes n'apparaissent jamais comme personnages de prédilection, information " subliminale " mais lourde de sens, dans un pays comme le Togo où pourtant les femmes jouent souvent un rôle de premier plan, tant sur le plan économique que comme chefs de ménage ou responsables de diverses associations.

Lors du " recensement " des personnages, nous n'avons pas enregistré seulement leurs sexe et âge mais aussi certaines caractéristiques de leurs actions et de leurs attributs (lunettes, rubans, objets scolaires, etc.) qui précisent leur caractère ou les échanges qu'ils entretiennent avec d'autres. Nous allons nous attacher aux relations établies par les personnages selon leur sexe et leur âge. Ces relations participent à la fabrication des représentations des identités et des rôles.

3. Les différents modes de relations entre les personnages

Étant donné le faible effectif des personnages dans les images, l'analyse portera sur ceux des textes. Nous avons choisi de focaliser notre analyse sur les personnages individuels des textes dont l'âge et le sexe sont identifiés (soit 670 individus, tableau 10). Quels sont les types de relations décrits selon le sexe et l'âge des personnages ?

3.1. Personnages seuls et personnages en relation

La moitié des personnages des textes [12] sont décrits dans une situation de relation. D'après la figure 4, les enfants, garçons et filles, sont plutôt décrits en relation que seuls (71 % de garçons sont en relation et 54 % de filles, différence importante entre les deux sexes). Ils sont souvent en relation avec leurs camarades à l'école, en train de faire des activités scolaires.

Donnons deux exemples : Avec leurs pas les enfants mesurent le mur de la classe. D'après le schéma, quel est l'enfant qui a le plus long pas ? Quel est celui qui a le pas le plus court ? et Trois enfants jouent au saut en hauteur ; les enfants marchent dans la cour en se tenant la main deux par deux. Ils sont aussi quelquefois en relation avec leurs parents (mère ou père), leurs frères, sœurs ou amis (exemple : Djato veut faire un cadeau à son père et à sa petite soeur). Les femmes, plus coutumières des actions de gratification, sont un peu plus nombreuses à être en relation que seules (56 %).

Par contre, une majorité des hommes (61 %) sont représentés seuls. Cela souligne leur propension à l'autonomie, surtout lorsqu'ils exercent une activité professionnelle. Ainsi la plupart des hommes seuls le sont dans des situations professionnelles : mécaniciens, agriculteurs, garagistes, boulangers, libraires, directeurs d'école, pharmaciens, etc. Lorsqu'ils ne sont pas seuls, ils apparaissent en relation avec leurs enfants (exemple : Un père qui achète des chaussures pour ses enfants) ou avec leurs élèves (exemple : Le maître distribue deux bâtonnets à chaque élève) ou encore avec d'autres hommes dans le cadre de transactions financières ou de services (exemple : À la poste, un guichetier vend des timbres à un client).

Lorsque le personnage n'est pas seul, trois cas de figures ont été distingués : (a) la co-présence des personnages, sans pour autant que ceux-ci interagissent, (b) l'interaction où deux ou plusieurs personnages font quelque chose, l'un en fonction de l'autre, et (c) la comparaison, qui certes relève de l'interaction, mais introduit l'idée d'évaluation, de compétition, de concurrence (qui a plus, qui a moins ? ou indirectement : un enfant a 8 billes, un autre 12, combien en ont-ils ensemble ?). Ce cas de figure se révèle très fréquent dans notre corpus étant donné les notions abstraites de soustraction, d'addition, de division, etc. à acquérir. Ainsi volontiers, les personnages sont comparés par leur taille, leur poids ou les objets dont ils disposent. La co-présence, la comparaison et l'interaction ne sont pas exclusives l'une de l'autre, elles peuvent se multiplier au sein d'un même énoncé où un personnage peut être en co-présence avec un personnage et mener une interaction avec un autre [14] .

La figure 5 qui ne s'attache qu'à la répartition des trois types de relation selon les quatre groupes de sexes et d'âges, montre que dans notre corpus, le groupe des enfants et celui des adultes s'opposent quant aux différents types de relation qui leur sont assignés dans les textes des exercices. Les garçons et plus encore les filles sont impliqués le plus souvent dans la comparaison (56 % et 74 %, respectivement). Les hommes ont la plus forte proportion de relations de type " interaction " (57 %) suivis par les femmes (44 %).

 

[12]Les personnages des images sont, pour les deux tiers, en relation avec autrui (tableau non montré dans ce texte).

[14]La comparaison est parfois doublée d'une interaction. Exemple : un père de famille distribue 10 F à chacun de ses 4 enfants qui possèdent déjà 12 F, 18 F, 25 F et 17 F. Quelle somme possède maintenant chaque enfant ?

3.2. Filles et garçons dans les comparaisons

Garçons et filles sont à égalité quant à leur proportion de relations de comparaison (40 %, figure 4), si on les rapporte à tout l'échantillon (y compris ceux qui ne sont pas en relation avec autrui). Mais si on observe uniquement les personnages en relation, alors on voit que les filles sont massivement dédiées aux relations de comparaison (74 %), plus souvent que les garçons (56 %) (figure 5). De plus, des différences apparaissent quant aux domaines des comparaisons. Ils sont moins nombreux pour les filles que pour les garçons (2 contre 5 pour les garçons). Les filles sont exclues des compétitions sportives, des comparaisons concernant l'argent et des comparaisons scolaires qui sont l'apanage des garçons. Plus des trois quarts des filles sont concernées par des comparaisons qui portent sur des caractéristiques physiques telles que la taille, le poids et l'âge (exemple : Aminata pèse 28 kg. Manavi pèse 5 kg de plus que Aminata. Quel est le poids de Manavi ?) ; un peu moins d'un quart des comparaisons portent sur la possession d'objets. Le plus souvent ces objets chez les filles sont des fruits, des perles, des boutons, en rapport avec la vie quotidienne des femmes en général (la nourriture, la couture, les bijoux).

Pour les garçons les comparaisons portent aussi majoritairement sur les caractéristiques physiques (plus de la moitié des garçons) et la possession d'objets (un peu plus d'un quart des garçons), mais la nature des objets possédés diffère un peu de celle des filles. Ce sont des billes et des cartes (très fréquents dans les parties de jeux des garçons) et aussi des fruits et des timbres. La possession d'objets et l'argent viennent en troisième position, les résultats scolaires ne viennent qu'en dernière position (figure 6).

Lorsque les personnages sont classés, leur classement peut leur être favorable ou défavorable. La connotation, qu'elle soit positive, négative ou neutre, est appelée " coefficient symbolique ".

Encadré 4 - Coefficient symbolique

" Dans un panier, Kpatcha a 3 mangues, Kokoroko 5 mangues, Mouzou 6 mangues. Chacun ajoute dans son panier 2 bananes, 3 goyaves et 1 papaye. Combien de fruits a chaque enfant ? "

Dans cet exercice, Mouzou a 12 fruits. Il sort vainqueur de la comparaison et peut de ce fait être doté d'un coefficient positif. Kpatcha par contre a totalisé 9 fruits. Il en a moins que Mouzou et Kokoroko. Il a un coefficient symbolique négatif. Entre les deux Kokoroko a 11 fruits. Il a un coefficient neutre.

Source : Le Nouveau calcul quotidien (1990, CE2 : 8 : exercice n° 1).

Il y a trois fois plus de garçons que de filles dans des relations de comparaison. Celles-ci se répartissent, pour les garçons, à peu près également entre les trois types de " coefficient symbolique " (21, 23 et 24 cas). Les filles se retrouvent plus souvent en situation de " neutralité " (12 cas) et presque deux fois plus souvent en comparaison dévalorisante (7 cas) que valorisante (4 cas). Bien que les différences ne soient pas statistiquement significatives, du fait du petit nombre d'observations, les filles sont deux fois moins souvent en comparaison valorisante que les garçons (tableau 11).

3.3. Hommes et femmes dans les interactions

Si on regarde les relations " qualifiées " (figure 5), on voit que pour les adultes les relations d'interaction sont les plus fréquentes (57 % des relations des personnages masculins et 44 % des relations des personnages féminins).

Une interaction peut être unilatérale ou réciproque. Elle est unilatérale lorsqu'elle décrit l'action d'un personnage envers un autre sans réaction mentionnée de ce dernier. L'exemple suivant met en exergue une interaction unilatérale : Pour acheter des chaussures à ses trois enfants, Ali va à l'usine. Ali est acteur et porteur de l'interaction tandis que ses trois enfants destinataires sont passifs dans la relation. L'interaction est réciproque lorsque les personnages font quelque chose ensemble ou quand l'interaction de l'un déclenche une réaction de la part de l'autre. L'exemple qui suit illustre bien cette réciprocité de l'interaction : Foli et son père sont allés se promener.

Dans notre corpus, les interactions sont en grande majorité réciproques. La presque totalité des personnages adultes, hommes comme femmes, qui participent aux interactions sont acteurs. Cependant, comme pour les comparaisons, les domaines d'interaction des femmes sont moins nombreux que ceux des hommes (4 contre 7). Les femmes sont plus souvent dans des interactions de sociabilité ou de gratification telles que offrir, partager, récompenser (la moitié des femmes y participent) et les transactions financières telles que acheter et vendre (un tiers des femmes sont impliquées dans ce type d'interaction). Leurs interactions de sociabilité sont le plus souvent unilatérales. Les femmes les exercent souvent envers leurs enfants à qui elles offrent des cadeaux ou achètent des habits.

Encadré 5 - Quelques exemples d'interactions

1. Transaction financière

- " Un marchand de marmites se fournit chez un grossiste. Il paie une marmite 1500 F. Au village, il la revend 1800 F. Quel a été le bénéfice réalisé par ce marchand ? "

- " Délali achète une pièce de tissu 3 275 F. Elle paie avec un billet de 10 000 F. Calcule ce que le marchand lui rend. "

Source : Le Nouveau calcul quotidien (1990, CM1 : 38).

2. Interaction professionnelle

" Sur une route, un transporteur tombe en panne au PK 117. Le plus proche garage se trouve au PK 136. Quelle distance totale le garagiste devra-t-il parcourir pour dépanner le transporteur ? "

Source : Le Nouveau calcul quotidien (1990, CM2 : 28).

3. Interaction scolaire

" Ali et Hamadou veulent effectuer la suite d'opérations : 14 + 17 x 9. Ali qui possède une calculatrice perfectionnée a trouvé : 167. Hamadou qui calcule de " tête " mais qui est très fort en calcul, a trouvé : 279. Qui a raison ? Que s'est-il passé ? "

Source : Le Nouveau calcul quotidien (1990, CM2 : 117).

On retrouve aussi ces deux interactions chez les hommes, mais ici les transactions financières occupent la première place (36 cas, près de la moitié des hommes) ; les interactions de sociabilité ne viennent qu'en quatrième position (10 cas) après l'interaction professionnelle telle que embaucher (22 cas) et l'interaction jouer (13 cas). Les interactions de convivialité (discuter, se rencontrer) sont citées deux fois seulement (figure 7).

Il existe aussi des situations d'interactions décrites pour les enfants, plus souvent pour des garçons que pour des filles (figure 4). Les garçons détiennent le monopole de l'interaction scolaire (4 cas sur 39 interactions parmi les enfants) et occupent la première place dans l'interaction jouer (jeux de cartes, billes, etc., soit vingt citations pour les garçons et une seule pour les filles).

Conclusion : de la recherche à l'action

L'analyse quantitative des personnages des manuels de calcul de l'enseignement primaire togolais est très riche d'observations inédites. Elle met en évidence plusieurs résultats qu'une simple lecture des manuels ne permettrait pas et qu'il serait primordial de prendre en compte dans les conceptions futures de manuels.

Première constatation de grande importance, les personnages masculins (enfants et adultes) représentent environ 80 % des personnages dont le sexe est connu. Leur proportion augmente du CP1 au CM2 et celle des personnages féminins diminue. Au CM2 les hommes représentent près de trois personnages sur cinq (60 %) et les femmes à peine un personnage sur huit (12 %). Autrement dit, plus l'enfant avance en âge, plus il est incité à s'identifier à des hommes. Dans la catégorie des personnages collectifs, la présence d'un contingent de pluriels masculins grammaticaux renforce encore cette tendance.

Dans les premières classes, le CP, les enfants sont plus présents que les adultes, et leur répartition sexuée est assez égalitaire. Mais au fur et à mesure de l'avancée dans leur cursus scolaire, les enfants se verront proposer de plus en plus d'hommes et plus de garçons que de filles. Et cela dans les textes comme dans les images. On peut considérer le personnage le plus représenté dans chaque manuel comme le personnage de prédilection proposé aux élèves pour chaque niveau. Dans les textes, au CP1 et au CP2, ce sont les petites filles qui jouent ce rôle, au CE1 ce sont les garçons et dans les trois classes les plus élevées, du CE2 au CM2, ce rôle est dévolu aux hommes. Les femmes ne sont jamais " personnages de prédilection ".

L'examen des relations dans lesquelles sont impliqués les personnages des textes permet d'aller encore un peu plus loin dans l'analyse. Seuls les hommes, enclins à l'autonomie, sont plus souvent seuls qu'en relation. Les garçons et les filles sont plus impliqués dans des comparaisons, tandis que les femmes et les hommes sont essentiellement engagés dans la co-présence et l'interaction. Ce sont les filles qui sont le plus souvent en comparaison, comme si elles étaient les plus nombreuses à devoir " faire leurs preuves ". Et elles sont plus souvent en position défavorable que les garçons.

Dans les comparaisons comme les interactions, les domaines d'intervention des hommes et des garçons sont plus nombreux que ceux des femmes et des filles. Certains domaines tels que les compétitions sportives, les comparaisons concernant l'argent, les performances scolaires, les interactions scolaires, professionnelles et ludiques, ne concernent que les garçons ou les hommes. Les femmes et les filles n'y participent pas.

On le voit, les manuels de mathématiques que beaucoup de personnes supposent être neutres en matière de représentations sexuées, ne le sont pas en réalité. Dans ce domaine précis, l'école qui, par le biais des manuels, pourrait être un ferment d'innovation sociale inductrice de changements dans la société et notamment dans la scolarisation des filles et la vie professionnelle des femmes, reste un outil de reproduction des clivages sociaux et professionnels.

Dans l'enseignement primaire togolais, on trouve maintenant à peu près autant de filles que de garçons à l'entrée à l'école (classes de CP) mais cet équilibre est vite rompu et, au fur et à mesure de la progression des niveaux, on voit diminuer constamment la proportion des filles. La raréfaction des personnages féminins dans les manuels que nous avons mise en évidence semble refléter cette réalité. Tels qu'ils sont répartis, les personnages des manuels actuels semblent renforcer l'effacement des filles à l'école et cautionner la faible place reconnue aux femmes, même lorsque cette place, au quotidien, est déterminante pour la vie de la société tout entière.

Faut-il s'étonner de la forte concentration des filles dans les séries littéraires des collèges et lycées et, partant, des facultés de lettres et de sciences humaines alors qu'elles sont très peu nombreuses dans les séries scientifiques ? La répartition des personnages dans les manuels de mathématiques pourrait bien transmettre aux élèves ce message implicite : " les mathématiques ne sont pas vraiment faites pour vous ", ou même " les filles ne sont pas douées pour les mathématiques ", stéréotype qui court dans bien des esprits, au Togo comme dans la plupart des sociétés. Quand on sait l'importance majeure des apprentissages acquis dans l'enseignement primaire, on ne doit pas minimiser les messages implicites portés par les représentations sexuées des manuels scolaires.

Au Togo, comme partout, il naît 105 garçons pour 100 filles et dans l'ensemble de la population il y a presque autant d'hommes (49 %) que de femmes (51 %). Pourquoi la répartition des personnages des manuels de calcul est-elle si différente de la réalité démographique ? Qui plus est, pourquoi, dans un pays où les femmes sont si actives dans l'économie, ne jouent-elles que des rôles de second plan dans les relations identifiées dans notre étude ? Quand les filles seront-elles scolarisées comme les garçons ?

Revoir la conception des manuels est possible. C'est un travail auquel les pédagogues togolais s'attachent périodiquement. Si le Ministère de l'Éducation Nationale en a la volonté politique, il peut aussi inciter les éditeurs de manuels scolaires à modifier le contenu des manuels dans une optique d'égalité. D'ores et déjà, ces résultats ont été présentés, fin 2006, aux inspecteurs et conseillers pédagogiques de l'enseignement primaire togolais afin de les aider à mieux identifier les biais de représentation des rôles sexués dans les manuels de mathématiques et à réfléchir aux pratiques pédagogiques qui permettraient de les modifier.

Les résultats de cette étude ouvrent une voie, parmi d'autres, d'intervention pédagogique pour améliorer l'égalité de formation des filles et des garçons. Une présentation plus conforme à la réalité démographique, et plus équitable, des rapports entre les sexes dans les manuels contribuerait à lever les barrières culturelles qui découragent les filles à investir les enseignements scientifiques et les parents à les inciter à adopter ces filières.

Bibliographie

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Lange M.F., 1998 - L'Ecole au Togo : processus de scolarisation et institution de l'école en Afrique. Paris, Karthala, 337 p.

Lange M.F., 2003 - Inégalités de genre et éducation au Togo. Étude réalisée pour 2003-2004 EFA Monitoring Report. Paris, UNESCO, 25 p.

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Ministère de l'Éducation Nationale. Lomé ; CONFEMEN, Dakar, 2004 - Recrutement et formation des enseignants du premier degré au Togo : quelles priorités ? Les résultats de l'évaluation thématique du Programme d'Analyse des Systèmes Educatifs de la CONFEMEN (PASEC) sur les enseignants du Togo. Dakar, CONFEMEN, 5 p.

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