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Le « monde de la vieillesse » et la culture asilaire

Vivre en maison de retraite à Porto Alegre, Brésil

Lucas GRAEFF, Docteur en Ethnologie (Université Paris5-Sorbonne). Chercheur au Centre Universitaire Unilasalle, Brésil.

Introduction

Au Brésil, les institutions et foyers qui accueillent les personnes âgées pauvres sont couramment appelées « asiles ». Un an durant, j’ai mené une enquête ethnographique dans l’un de ces institutions, l’Asile Padre Cacique, située à Porto Alegre, une grande ville dans le sud du Brésil. Dans cette communication, mon objectif est de présenter une réflexion critique concernant le processus de vieillissement en maison de retraite, notamment en ce qui concerne les travaux et recherches inspirées de l’œuvre de Ervin Goffman (1961). Plus précisément, je veux montrer, à partir des donnés récupérés le long de l’enquête, quelques aspects de l’univers symbolique d’un espace « asilaire » qui passent inaperçus si l’on tient exclusivement aux analyses goffmaniennes.

Dans un premier temps, je ferais quelques remarques concernant les cadres de ce que nous pouvons appeler « culture asilaire non totalitaire », à savoir les dimensions spatiales de l’hospice, la proportion de résidents indépendants par rapport aux dépendants e semi-dépendants et les conditions de sélection de nouveaux internes. Ensuite, je reviendrais sur les « carrières de vieillissement » en espace asilaire, autrement dit la succession d’actions actives, réactives, défensives et/ou tactiques visant la gestion des rapports contraignants imposés non seulement par les conditions d’institutionnalisation, mais également par le processus de vieillissement. En effet, c’est à travers ces « carrières » que les résidents tiennent compte du « mortification du soi » décrit par Ervin Goffman (1961). Finalement, il s’agira de découvrir les possibilités concrètes, pour une personne vivant son processus de vieillissement en maison de retraite, de penser soi-même et les autres à partir de sa corporéité. Nous avons là des corps âgés, usés par le temps et par les activités d’une vie qu’il est question d’étudier lorsque nous entrons dans un hospice ; des corps qui se chargent des marques de leurs rapports avec les autres le long de leurs vies et dont l’apparence vieilli traduit des expériences de vie en maison de retraite.

1. ASILE PADRE CACIQUE : LES CADRES D’UNE CULTURE ASILAIRE NON TOTALITAIRE

L’asile Padre Cacique est une institution de proportion monumentale. Le bâtiment central compte plus de 4 mil mètres carrés, distribués parmi les 150 résidents, 30 employées et les trois sœurs de Santa Catarina, association catholique auparavant responsable par la manutention des lieux, mais toujours présente en ce qui concerne la « formation spirituel » des internes. À l’intérieur de l’imposant bâtiment, dont les murs et plafonds sont hauts tel le projet d’hôpital général mis en place durant la période du « grand enfermement » en France, au XVIIe, les résidents se divisent dans des chambres plus ou moins grandes selon le niveau d’autonomie des personnes. Tandis que dans les infirmeries se trouvent parfois quinze ou vingt internes vivant ensemble, il est tout de même possible trouver des petites chambres divisés entre deux ou quatre personnes.

Le nombre de résidents et les dimensions du bâtiment central donnent le ton du processus d’institutionnalisation vécu par les personnes que j’ai côtoyées durant mon enquête de terrain à Porto Alegre. Mais il y a d’autres cadres à retenir si l’on veut comprendre le « champ des possibles » (Bourdieu, 1972) qui définissent les possibilités de chacun de lutter contre les aspects totalitaires de l’institution. Le nombre de personnes considérées « autonomes », par exemple : parmi les résidents, à peu près 44% était hospitalisé dans l’une des deux infirmeries de l’asile et d’autres 29% se trouvaient dans un état de « semi-dépendance » - c’est-à-dire, elles vivaient dans une chambre comme les autres, mais avaient des difficultés concernant l’hygiène corporelle et/ou la locomotion. À la fin, seuls 27% des résidents menaient une vie dite « autonome », en pouvant, par exemple, venir à l’asile juste pour passer la nuit.

Un deuxième cadre définissant les possibilités de chacun de faire face aux aspects totalitaires de l’institution concerne les réseaux relationnels. Dans ce cas, il est important de comprendre comme s’effectue le processus de sélection de nouveaux résidents. En effet, avant d’être accepté comme résident, le postulant doit passer par trois étapes. Tout d’abord, il faut s’entretenir avec un travailleur social afin d’expliquer les raisons qui expliquent la décision pour l’institutionnalisation. Ensuite, c’est le tour des examens de santé : dans un hospice où à peu près la moitié des internes est hospitalisé, il est plus difficile de se voir accepté avec un problème sérieux de santé. En ayant passé par les deux premières étapes, le candidat est présenté à l’un de ses possibles collègues de chambre, celui qui l’aidera pendant les premières semaines à l’intérieur de l’hospice. L’aspect curieux de ce rapport au futur collègue de chambre est ceci : une fois devenu résident, le nouveau membre de l’hospice passera à fréquenter le même réseau relationnel de ce collègue, de sorte que le processus de sélection de nouveaux résidents est directement lié à la formation de groupes de pairs à l’intérieur de l’institution.

La rupture avec les réseaux sociaux de référence et les groupes d’appartenance (la famille, le groupe de pairs), aussi bien que la perte d’autonomie (résultat de chutes, fractures, défaillances au niveau cardiovasculaire, sénilité progressive), définissent non seulement les motifs à l’origine de venir habiter à l’asile Padre Cacique, mais aussi le champ de relations de l’individu lorsque celui-ci devient un interne. En même temps, soulignons-le, l’hospice un univers structuré et structurant d’espaces, rythmes et pratiques. Espace de solitude, de rencontres et d’échanges, l’hospice est également espace d’évitements et d’exclusion. Animé selon la cadence de jours et nuits, les cycles saisonniers et les différentes activités sociales proposées par les gestionnaires, employés et bénévoles, le réseau relationnel peut venir à se transformer le long du temps.

En ce sens, les réseaux relationnels de l’hospice sont pratiqués par tout un chacun, sinon concrètement par des gestes simples comme discuter avec les autres internes ou marcher par-ci par-là, pour le moins à travers le partage de sentiments communs par rapport au projet d’abandonner le foyer et venir habiter l’hospice ; des sentiments oscillant entre la préoccupation concernant l’intégrité physique et mentale et l’abandon des groupes et lieux de référence.

2. LES CARRIÈRES DE VIEILLESSE : UNE LUTTE POUR LE MAINTIEN DU SOI EN ESPACE ASILAIRE

Indépendamment des raisons à l’origine de la décision de venir habiter l’asile, les premiers jours d’institutionnalisation sont marqués par des pratiques d’ajustement. Face à l’impersonnalité de l’institution et aux drames du processus de vieillissement, il s’agit de réfléchir au jour le jour aux ambiguïtés de la nouvelle condition et, surtout, d’apprendre un nouveau rôle social. C’est ainsi que j’ai retrouvé mes interlocuteurs sur le terrain : apparemment désorientés pendant les premiers jours ou semaines d’institutionnalisation, mais de plus en plus conscients de leurs limites et possibilités à l’intérieur de l’hospice.

En ce sens, entrer dans une « culture asilaire non-totalitaire » comme celle qui caractérise l’asile Padre Cacique signifie « incorporer » tout un ensemble de comportements, avec ses adéquations et inadéquations apparentes, mais aussi comprendre l’ensemble complexe (et hiérarchisé, disons de passage) de façons de penser et agir – et cela au rythme des relations établies dans chaque espace social habité et selon les politiques de gestion de l’institution. Plus précisément, l’incorporation de l’ensemble complexe de façons de penser et agir par les résidents de l’hospice prend la forme d’une « carrière de vieillissement » : une succession d’actions actives, réactives, défensives et/ou tactiques visant la gestion des rapports contraignants imposés non seulement par les conditions d’institutionnalisation, mais également par le processus de vieillissement [1].

D’après ce que j’ai étudié à l’asile Padre Cacique, le noyau organisateur de cette « carrière » était la préoccupation avec le contrôle des facultés physiologiques et mentales, étroitement liées à un code de distinction/identification visant la manutention d’une certaine « dignité » vis-à-vis soi-même et les autres. Ces codes de distinction/identification ressemblent aux « modèles d’autocontrôle des émotions », proposés par Norbert Elias (1985) ; des codes qui traduisent une « compulsion réelle que l’individu exerce sur soi-même, soit comme résultat de la connaissance des possibles conséquences de ses actes, soit comme résultat de gestes correspondants » [2].

À partir de ce noyau organisateur concernant la préoccupation avec le contrôle des facultés physiologiques et mentales et les codes de distinction/identification visant la sauvegarde de la dignité personnelle, la carrière de vieillissement à l’asile Padre Cacique était appropriée et réinventée par chacun selon sa façon d’habiter l’hospice. Pour certaines des femmes étudiées, par exemple, la gestion des rapports contraignants avec l’institution et le processus de vieillissement se présentait dans la forme d’une tension entre les relations de sociabilité et la manutention d’espaces d’intimité à l’intérieur de l’asile. D’un côté, les relations avec les bénévoles, employés de l’asile et les membres de la famille sont valorisées positivement. De l’autre côté, rapports avec les voisines et collègues de chambre pouvaient se présenter d’une manière ambiguë : réglées par une préoccupation avec le respect et la politesse, les relations de voisinage devaient se restreindre à certains espaces – les couloirs et les lieux de restauration, notamment –, car l’espace autour du lit était souvent considéré comme un territoire privé dont les frontières sont à respecter mutuellement. Dans le cas contraire, chaque situation d’interaction pouvait venir à amplifier les risques de conflits et, en occurrence, de la perte du contrôle des émotions. Or, dans un contexte où le physique et le moral se confondent – c’est-à-dire, où la maîtrise des instincts et l’apprivoisement des pulsion correspond au maintien de la santé mentale –, le fait de s’énerver vis-à-vis des autres ne peut être considéré que comme un signe de sénescence.

En ce qui concerne certains des hommes que j’ai enquêtés, c’est le caractère fabulateur des récits de vie qui a retenu mon attention [3]. Avec la rupture par rapport aux groupes de référence, il n’y a plus de témoins pour confirmer ou rejeter les détails, voire l’ensemble du récit biographique. Ainsi, certains internes se « racontaient des histoires » les un aux autres. Plus ou moins vraisemblables, ces récits donnent densité à la carrière de vieillesse en ce sens qu’ils plus ou moins de « dignité » à celui qui les raconte. Une carrière morale en contexte asilaire peut donc être renforcé ou affaibli par le fait que tel ou tel individu ait passé ou non par des péripéties le long de sa vie. « On s’autoproclame », comme l’a écrit Guita Grin Debert lors de son étude sur une maison de retraite à Sao Paulo (Debert, 1999), car la finalité de ces petits histoires est bien celle de restructurer une identité sociale fragmentée par des situations d’exclusion sociale, que ce soit par rapport au marché de travail, à la position occupé en famille ou aux relations de voisinage.

Bien entendu, les petites histoires sont encadrées par un fait concret : tous habitent un hospice. Quelles que soient les situations vécues et les péripéties racontées, le fait est que personne n’a réussi sa vie. Sinon, pourquoi serait-elle en maison de retraite ? En fait, c’est la vraisemblance qui est en jeu dans les fabulations des récits de vie. D’un point de vue typologique, je dirais qu’il faut bien une ou deux péripéties afin de rassurer l’audience. C’est raisonnable d’accepter, par exemple, le fait que tel ou tel individu ait occupé une position de prestige le long de sa vie, mais que tout changé à un moment donné : une crise économique provoquant du chômage, la perte d’un proche, un accident de voiture, un cancer. Autant que le succès dépend des relations établies et des bons choix, les fatalités viennent expliquer pourquoi, au bout de la vie, on est venu vivre en maison de retraite. Par contre, il est plus difficile d’expliquer vis-à-vis des autres les raisons de l’éloignement des proches, par exemple, ou encore pourquoi, malgré la trajectoire professionnelle bien succédé, la personne en question n’a pas réussi à garder sa maison [4].

Si, au bout du compte, le fait de vivre en institution définit les cadres de vraisemblance des récits biographiques, toute petite histoire qui ne s’y encadre pas est, à l’image de la perte du contrôle des émotions, un signe de sénescence. Côté femmes, en même temps que les conflits permettent l’appropriation d’espaces et l’affirmation de modes de vivre en institution, les disputes systématiques sont à éviter, sous le risque de se voir accusé de sénilité. Côté hommes, pour autant que les fabulations soient fondamentales du point de vue de la reconstitution identitaire, il faut à tout coût éviter les récits invraisemblables, car ceux qui sont reconnus comme mythomanes ou fabulateurs passent souvent par des personnes séniles.

En un mot, la « sénilité » est une catégorie d’accusation toujours en jeu lorsqu’il s’agit d’entreprendre la carrière de vieillissement en contexte asilaire. Voilà pourquoi l’intimité, mis en scène par le silence et la solitude, se présente comme une façon de dépasser la tâche – ingrate, disons de passage – de jouer avec le code de distinction/identification qui définit les rapports de distinction et identification. Dans certains cas, l’image d’une vieillesse immobile, abandonné à soi-même dans les « coins » de l’hospice, ne configure pas toujours une confirmation du processus de « mortification du soi » décrit par Ervin Goffman. Au contraire : se soustraire aux situations de sociabilité et aux espaces collectifs est une façon de suspendre temporairement les rapports contraignants qui caractérisent les hospices.

3. LE CORPS, MÉDIATEUR DES RAPPORTS DE FORCE ENTRE LES RÉSIDENTS ET LES ASPECTS CONTRAIGNANTS DE LA CULTURE ASILAIRE

« Médiateur du monde », comme le dit Arlette Farge (2007), le corps est l’appui de toutes relations sociales. Il est multiple et complexe. Corps-visage, sans quoi l’homme ne serait pas [5]. Corps-tragique, incarnant le rapport au monde par une prise de conscience de sa temporalité et de sa précarité [6]. Corps-douleur, mémorisant sur la chair les menaces qui pèsent sur la condition humaine [7]. Corps-danger, lieu de contagion et de prolifération de rumeurs [8]. Corps-politique, résistant aux effets de domination et périssant face aux abus de pouvoir [9]. Corps-agent, qui invente et produit son quotidien, tout en subissant l’histoire [10]. Corps-capital, réceptacle de signes et de valeurs, dont la rentabilité procède des systèmes de classement et des équivalences entre le « physique » et le « moral » [11].

Du fait de son poids social, le corps est l’un des éléments incontournables de toute enquête ethnographique. Dans le cas d’un hospice, ce sont des corps âgés, usés par le temps et par les activités d’une vie qu’il est question d’étudier ; des corps qui ne vivent pas un processus homogène de transformation biologique, mais qui se chargent des marques de leurs rapports avec les autres le long de leurs vies ; des corps dont l’apparence vieilli traduit, chacun à sa manière, des expériences de vie partagés avec des proches et des inconnus.

Ce sont bien ces corps-là qui entrent en rapport de force avec les aspects contraignants d’une institution comme l’asile Padre Cacique. Et lorsqu’il s’agit de penser comment ils se transforment dans le cadre du processus d’institutionnalisation, il me paraît fondamental rendre compte non seulement du système de valeurs et des normes de l’institution, mais également des valeurs qui « font corps » avec les trajectoires sociales de chacun. Si le corps, même à son insu, est un tableau « où s’écrivent – et donc se rendent lisibles – le respect des codes, ou l’écart, par rapport au système des comportements », les normes et les codes de l’hospice ne s’impriment pas sur des « tableaux noirs ». Les aspects contraignants du processus d’institutionnalisation sont toujours en rapport avec des corps mil fois écrits et réécrits.

Ainsi, une fois en face à face avec l’institution, il est difficile d’effacer le corps et son histoire, de faire disparaître celle-ci disparaître du champ des échanges au profit d’un processus inexorable de « mortification du moi ». Les corps dont il était question à l’asile Padre Cacique étaient des corps « résilients » – en reprenant ici un terme à la mode –, donc capables de répondre aux contraintes institutionnelles.

En effet, s’il s’agit d’embrasser le sens des effets de l’institutionnalisation sur la vie des internes, un aspect fondamental de leur expérience sociale passe sous silence ; un aspect concernant la conscience immédiate et intime du poids de leur présence corporelle vis-à-vis de l’hospice et, partant, des autres internes. Dans la carrière de vieillesse en contexte asilaire, le corps participe quotidiennement à un jeu de miroir où, par des identifications et différenciations successives, les expériences somatiques des uns se renvoient à celles des autres et, partant, produisent des malaises et des sensations de bien-être réciproques.

Autrement dit, les souffrances et douleurs du processus de vieillissement en institution sont là pour ramener les gens à leur corporéité et, au poids des conditions matérielles où ils se trouvent. Une réflexion « tragique » sur le corps, dans le sens d’une prise de conscience « de sa temporalité, de sa fragilité, de son usure et sa précarité », selon les mots de Michel Bernard [12]. Dans un hospice comme l’asile Padre Cacique, les blessures et le découragement jouent un rôle important dans le désinvestissement du corps et de soi. Plus la douleur se fait ressentir, plus la démoralisation s’installe, plus le corps se délaisse. Auparavant peu visible, la douleur passe à rythmer les activités quotidiennes et à dicter l’état d’esprit. Progressivement, bien que pas toujours de manière irréversible, la souffrance s’inscrit sur les gestes et les postures. Le corps, devenu autre, se charge des effets du vieillissement plus banaux et délivre sa tragédie au regard d’autrui. Le corps se transforme à l’intérieur des murs de l’hospice et, avec lui, les manières dont les gens s’envisagent et leur relation au monde. Mais cette transformation n’est pas nécessairement dans la direction de la « mortification du soi », comme l’a voulu Erving Goffman. Que le façonnement du corps et du rapport au soi soient profondément déterminé par le processus d’institutionnalisation, c’est peu contestable. Vivre en hospice, c’est payer de sa personne les logiques de domination constituantes de ce cadre de vie. Mais vivre à l’hospice, c’est aussi payer l’audace de survivre à ces logiques de domination et les rendre visibles à travers chaque effort de maintien du soi.

En luttant contre le délaissement, les personnes que j’ai côtoyées à l’asile cessaient de s’ouvrir à la mortification du moi et à la stigmatisation. Elles s’attachaient, de façon consciente ou non, aux codes de distinction et identification propres à la carrière de vieillesse en institution et faisaient de leur mieux afin de reconfigurer leur identité, leur « moi ». À travers leurs corps, leurs gestes et leurs façons de se soigner et se vêtir, ce gens-là se conformaient plus ou moins aux codes et aux normes de ce que nous pouvons appeler « culture asilaire non totalitaire ».

En guide de conclusion

Quand Ervin Goffman a formulé sa théorie sur les institutions totales, les sociétés disciplinaires étaient à leur apogée (Deleuze, 2000). Dans les sociétés occidentales, les individus ne cessaient pas de passer d’un espace fermé à l’autre – du foyer à l’école, de l’école à l’usine, de l’usine à l’hôpital ou, éventuellement, à la prison ou à l’hospice. Les institutions totales étaient alors des projets d’enfermement par excellence, ayant comme objectif la gestion du temps, des mouvements et des identités. Aujourd’hui, les sociétés occidentales sont plutôt « réflexives » ou « complexes » [13] : les acteurs sociaux vivent des expériences diversifiées selon leurs trajectoires et cadres sociaux, voire selon leurs « choix », de sorte qu’il est plus difficile de défendre le caractère fondamental des espaces disciplinaires dans la vie des individus.

C’est dans ce contexte sociétal qu’il faut penser la théorie des institutions totalitaires comme étant une véritable boîte à outils pour penser l’institutionnalisation de personnes âgées. En effet, en ce qui concerne l’asile Padre Cacique, tout mène à croire que le caractère totalitaire de l’institution est de moins en moins important dans la vie des résidents. De la modification des critères de sélection et l’ampliation des horaires de visites, en passant par la majoration de la présence des proches et par le travail d’animation social réalisé par des travailleurs sociaux et des bénévoles, jusqu’aux petites modifications réalisées dans l’organisation des chambres avec l’objectif de les rendre chaque fois plus petites, plus privées, plus intimes : le contrôle social appliqué dans l’univers matériel et symbolique de l’hospice est chaque fois moins « dépersonnalisant », chaque foi moins « mortificateur ». Ainsi, en dépit d’une architecture et d’une imposition monumentale capable de nous faire remémorer le projet du grand enfermement, l’asile Padre Cacique proportionne à ses résidents une gamme favorable de « choix » rendant possible la reconstitution identitaire et, partant, des alternatives au processus de mortification du moi. En plus, signalons-le de passage, l’asile en question n’est pas un cas isolé. Dans la même période où l’institution ouvrait à ses internes l’ensemble de possibilités que je viens d’énumérer, nombre d’acteurs se sont montrés intéressés par le sort des personnes âgés institutionnalisées. Cela s’explique en partie para la généralisation des discussions sur le Troisième Âge au Brésil, mais également par la votation du « Statut de la Personne Âgée », loi protégeant la population de plus de soixante dans tout le territoire brésilien et prévoyant la professionnalisation des maisons de retraite et hospices dans le pays. Donc, même si les politiques d’ouverture entreprises par les gestionnaires de l’asile Padre Cacique paraissent innovatrices, elles ne sont pas en désaccord avec leur contexte de production.

Voilà pourquoi je suis incliné à dire des institutions d’accueil de personnes âgées qu’elles sont en train de se redéfinir et que, face à cela, des nouvelles prémisses et outils conceptuels sont nécessaires. Habiter les espaces, réinventer la trajectoire sociale à travers de fabulations et des petits histoires et la préoccupation avec le corps et la carrière moral à l’intérieur de l’institution sont des situations singulières qui ne s’encadrent pas toujours dans la théorie des institutions totalitaires.

Bref, la théorie des institutions totalitaires doit être assumée en tant que telle, c’est-à-dire, une théorie sur l’économie de l’action de personnes vivant dans des cadres institutionnels fermes. Cependant, lorsque ces mêmes cadres institutionnels se transforment et deviennent plus ouverts, il y a d’autres dimensions de l’économie de l’action ou de la « culture asilaire » à considérer et à interpréter – les carrières de vieillesse, le rapport au corps et aux contraintes institutionnelles, la prise en considération des différents rythmes qui organisent le quotidien institutionnel et conforment des temporalités propres et les récits de vie, plus ou moins vraisemblables selon le cas, qui surgissent comme un signe de l’effort de reconstitution identitaire des internes.

Bien entendu, ces dimensions nouvelles qui caractérisent une culture asilaire non totalitaire ne sont visibles que lorsque l’on accepte de fréquenter quotidiennement les hospices et les maisons de retraite. C’est fondamental supporter les rythmes, les silences, les conflits et la banalité au jour le jour afin de rendre compte des chaînes d’actions qui font les tragédies et les joies quotidiennes [14]. Avec le temps, les images se transforment : on aperçoit des réseaux sociaux apparemment inexistants selon l’appropriation des espaces sociaux – on localise, enfin, les structures et hiérarchies de significations, en les liant aux systèmes symboliques les plus vastes, propres de la société brésilienne. Et l’hétérogénéité du monde de la vieillesse s’impose.

BIBLIOGRAPHIE

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FARGE Arlette, 2007. Effusion et tourment, le récit des corps. Histoire du peuple au XVIIIe siècle, Paris, Odile Jacob.

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PERROT Philippe, 1984. Le travail des apparences. Le corps féminin. XVIIe-XIXe siècles, Paris, Seuil.

[1] Guita DEBERT, A reinvenção da velhice : socialização e processos de reprivatização do envelhecimento, São Paulo, EDUSP, 1999.

[2] Norbert ELIAS, La société de la cour. Paris, Calmann-Lévy, 1985, p. 189.

[3] Ce qu’il faut retenir est que les petites histoires ne configurent pas nécessairement des mensonges. Les fabulateurs de récit ne sont pas toujours des mythomanes. En fait, il est possible d’affirmer que les petites histoires sont constitutives du travail de mémoire en contexte asilaire. Les souvenirs, réorganises selon l’interlocuteur et les relations établis en hospice, viennent reconfigurer les identités de chacun à partir du travail d’imagination. Si la durée, comme propose Gaston Bachelard (1997), est une dialectique de souvenirs et de contre souvenirs, les récits biographiques réinventés sont le résultat d’un procès de configuration et consolidation incessant des temps vécu où les images du passé et du présent donnent forme et contenu à la mémoire.

[4] Au Brésil, à peu près 70% de la population est propriétaire de son immeuble.

[5] David LE BRETON (1998), Anthropologie du corps et modernité, 4 ed., Paris, PUF, p. 7.

[6] Michel BERNARD (1995), Le corps Paris, Seuil, p. 8.

[7] David LE BRETON, (1995), Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, p. 15.

[8] Bernard PAILLARD, « Petite histoire de la contagion », Communications, revue de l’EHESS, n° 66, Paris, Seuil, 1998, p. 9.

[9] Michel FOUCAULT (2001), Dits et écrits II. 1976-1988, Paris, Gallimard, p. 1539.

[10] Arlette FARGE (2007), Effusion et tourment, le récit des corps. Histoire du peuple au XVIIIe siècle, Paris, Odile Jacob, p. 15.

[11] Philippe PERROT (1984), Le travail des apparences. Le corps féminin. XVIIe-XIXe siècles, Paris, Seuil, p. 10.

[12] Michel BERNARD (1995), Le corps, Paris, Seuil, p. 8.

[13] Ulrich BECK, Anthony GIDDENS, Scott LASH (1994), Reflexive Modernization. Politics, Tradition and Aesthetics in the Modern Social Order, Polity Press, Cambridge.

[14] Y a-t-il tragédie plus grande que d’être “renversé” par le propre corps affaibli ?

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011