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Aménager l’habitat face aux handicaps

Négocier les usages des espaces avec les proches et les professionnels

Françoise LE BORGNE-UGUEN, Simone PENNEC , Université Européenne de Bretagne, Université de Brest, Atelier de Recherche Sociologique (EA 3149), France

L’identification des formes d’adaptation de l’habitat, chez des personnes de plus de 60 ans connaissant des limitations de leurs activités, fait apparaître diverses caractéristiques qui, de notre point de vue, ne sont pas spécifiques au contexte de ces études menées dans l’ouest de la France (Le Borgne-Uguen, 2005 ; Pennec, 2005).

Entre 2000 et 2010, nos recherches ont porté sur l’adaptation du logement aux handicaps, sur l’échange de services dans la parenté, sur les pratiques de sociabilités et de soutien au sein des voisinages et sur les usages des technologies au cours du parcours du vieillissement, en matière de télé relations et de télésanté [1]. Un prolongement de ces travaux porte sur les décisions prises en matière d’habitat à la suite d’un ou plusieurs événements de santé, dans les parcours des personnes âgées de 75 ans (Le Borgne-Uguen et Pennec, 2010) [2]. Différents objets et aides techniques sont introduits pour faciliter les déplacements, la communication et les manipulations quotidiennes concernant les soins du corps et les repas. Les réalisations les plus audacieuses conjuguent l’entrée de nouveaux objets, avec la reconversion des espaces et la réalisation de bricolages sur des objets ordinaires. Ici, l’installation de rampes ou d’une chaise électrique d’escaliers cohabite avec la fabrication d’un marchepied. Ailleurs, le bricolage d’une chaise ordinaire recyclée en un ‘déambulateur’ s’ajoute à la présence de nombreux objets accessibles sur des tables et étagères, permettant le maintien des activités prioritaires et des centres d’intérêts antérieurs (lire, jouer, regarder des films, converser, appeler des interlocuteurs).

Des négociations entre acteurs : les personnes âgées, les différents proches et les professionnels

La perspective envisagée vise à comprendre ce qui organise ces formes contrastées d’adaptation de l’habitat, variations qui ne peuvent être comprises uniquement en lien avec les ressources financières, le sexe ou le niveau du handicap ou encore la nature des déficiences à compenser. Ces démarches passent par la transformation de certaines habitudes ou routines et se traduisent par l’acquisition d’équipements et de technologies (affectation des pièces, usages d’objets techniques, moyens de déplacement). Leur acquisition, leur usage et leur appro-priation au long cours dépendent de la répartition des rôles entre la personne concernée et ses partenaires (entourage familial, voisinage, ami-e-s) et également entre ceux-ci et les profes-sionnels présents (aide à domicile, soins à domicile, médecin).

Les processus en jeu depuis la genèse des transformations jusqu’à leurs usages

La genèse de ces transformations comme leurs conditions de mises en place puis d’usage peuvent être comprises à partir de deux processus. L’un porte sur ce qui peut faire sens dans une transformation ou une introduction d’objets dans un habitat. Il s’agit alors de saisir les relations, les médiations qui vont faire que les aménagements seront plus ou moins importants et les conditions de leur usage plus ou moins accessibles. Ce sont les formes de l’organisation familiale et les engagements de ses différents membres qui sont décisives de la place négociée par et pour la personne en situation de handicaps.

Le second processus renvoie au fait que la possibilité de transformer son habitat, d’y introduire certains objets techniques s’inscrit aussi dans une histoire longue. Elle mobilise des formes de récit que la personne et ses proches (parents, voisins, professionnels du quotidien) formulent à propos de la maladie et des situations de handicaps générés par l’environnement. Ces différents récits portent des traces des continuités ou des ruptures identitaires énoncées par les différents partenaires. Ils ouvrent ou ferment l’univers des possibles en matière de changement d’affectation des espaces, d’introduction de nouveaux équipements et d’explo-ration de nouvelles manières d’habiter. Ainsi, la transformation de l’habitat et l’introduction d’objets technologiques, qu’ils soient récents ou relativement banalisés, ne vont pas de soi. C’est cet aspect qui retient notre attention.

Les rapports sociaux inscrits dans l’organisation des espaces et des objets

Les techniques et les objets adoptés lors des transformations du domicile ont des effets sur les rapports sociaux entre les individus, particulièrement ceux qui sont familiers des lieux. Ces transformations les amènent à réorganiser leur fonctionnement et leurs habitudes, voire à adopter de nouvelles fonctions. Chaque individu, en particulier co-résidant, est alors à la recherche d’un sens donné à l’habitat, à ce moment de sa vie. Lors des aménagements, la transformation ou l’ajout d’objets est susceptible de déplacer ou modifier ces espaces-rôles, rendant alors plus visibles les formes de l’organisation familiale. L’espace n’est pas neutre et telle ou telle modification évoque une territorialisation des fonctions et des liens. La cuisine, le garage-atelier, selon les sexes, sont associés à un imaginaire rendant plus ou moins douloureux leur réduction d’usage. La topographie de l’habitat et ses annexes (appentis, garages, réserves, jardin, abord) interfère continuellement avec le niveau relationnel. La transformation de l’espace est alors une manière de re-lier les espaces et les rôles ou identités des personnes en circulation, de passage ou à demeure, mobiles ou immobiles, dans cet environnement.

Différents indicateurs permettent de rendre compte de cette appropriation de l’espace et des ressources associées aux objets acquis. Enjeux de conflits ou de recherche de consensus entre les acteurs participant aux décisions, ils se trouvent mis en débat lorsque le chercheur questionne d’autres pistes d’aménagements inexplorées jusque là : « Avez-vous pensé à faire ceci, à déplacer la chambre, le lieu de vie en commun ? ». A ces questions répondent parfois des silences ou des refus énoncés avec force, comme si la seule évocation de ces hypothèses risquait de déstabiliser les identités. Dans d’autres situations, des hésitations sont restituées ainsi que l’itinéraire des arguments et leur hiérarchisation au profit d’un partenaire plus que d’un autre. Les choix de maintien de tel ou tel usage traduisent alors le travail identitaire qui passe par des « rapports normatifs » (Ferrand, 2004) [3], entre les acteurs associés à ces aménagements entrevus, réalisés ou abandonnés.

L’influence du genre et des niveaux de ressources économiques

Les fortes variations de l’adaptation des habitats ne résultent pas seulement des caractéristiques des déficiences et des difficultés de mobilités ni des caractéristiques du logement (taille et affectation des différentes pièces, présence de marches, d’escaliers, etc.). Deux éléments sont particulièrement déterminants de l’ampleur des transformations entreprises, des appareillages introduits et de nouveaux usages adoptés : le genre et le niveau de ressources économiques de l’habitant. Le genre constitue un puissant facteur d’orientation des adaptations, les propositions de maintien ou d’adoption de nouveaux objets techniques dépendent des attributions de rôles associés aux hommes et aux femmes. Le sexe de la technique est bien présent dans les propositions et les réalisations de transformations. D’emblée, les femmes se voient proposer des objets en faveur de la continuité de leur exercice de la domesticité, tandis que les hommes sont destinataires d’objets techniques destinés à préserver leur mobilité pour les déplacements extérieurs.

Dans un contexte de faible articulation entre les politiques publiques de l’habitat et celles du vieillissement, les adaptations réalisées sont de faibles coûts pour les populations aux revenus modestes. Cependant, dans les configurations où des négociations sont très actives entre la vieille personne, un ou plusieurs de ses proches et un ou plusieurs professionnels, un fort niveau d’ingéniosité et l’importance des équipements bricolés par ces acteurs, peut conduire à des réalisations permettant la compensation des handicaps et le maintien de l’autonomie, y compris dans des situations de multiples déficiences.

Quatre positionnements observés dans la place de l’habitant

Les positionnements observés caractérisent des situations ou des moments particuliers qui orientent le parcours de transformation et son issue. Les quatre positions suivantes rendent compte des tendances d’adaptation et des tensions en présence.

  • Le prolongement de la spécialisation antérieure de certains lieux et les tensions induites.
  • Le maintien de l’usage de tout le territoire de l’habitat et l’accès à tous les espaces du dehors.
  • L’enrichissement d’une place centrale, protégée et équipée pour la personne, au sein de la pièce de séjour collectif.
  • L’attribution d’une place restreinte, une certaine relégation pour la personne, sans un environnement adapté par des objets de compensation.

Dans des sociétés de longévité, l’aménagement de l’habitat peut constituer une modalité de prise en compte et de réponse à l’évolution des rapports entre générations et entre les genres. Les formes de ces adaptations traduisent l’organisation de l’entraide entre les individus et leur redéfinition au long des parcours de vie selon les politiques publiques. Les enjeux identifiés portent sur la négociation, la mise en place et le soutien à l’apprentissage de nouveaux usages des objets et des lieux, entre un individu, son entourage et les professionnels. Rendre accessible les activités valorisées par la personne, par exemple en matière de sociabilité et de loisir, est un objectif à privilégier tout comme la réalisation facilitée des actes fonctionnels de soin, d’entretien du corps et de mobilité. L’adaptation de l’habitat et de son environnement constitue une dimension décisive de la manière dont nos sociétés contribuent à l’autonomie et à la citoyenneté de l’ensemble de ses membres, y compris à l’intégration de ceux qui rencontrent une situation de handicap, à un moment de leur parcours de vie.

[1] Le Borgne-Uguen F., 2005, « La répartition des rôles et l’affectation des places des cohabitants lors des aménagements du domicile », dans Pennec S. et Le Borgne-Uguen F. (dir.), Technologies urbaines, vieillissements et handicaps, Editions ENSP, Coll. Recherche, Santé, Social, p. 79-95.

[2] Le Borgne-Uguen F., Pennec S., 2009-2011, « Parcours de vulnérabilité au grand âge : « l’usager », « le malade », « le majeur protégé », Recherche en cours ANR, Formes de Vulnérabilités : à l’articulation du sanitaire et du social ?

[3] Ferrand A., 2004, « La tension normative : un état à la fois personnel et interpersonnel », dans Schweyer F.X., Pennec S., Cresson G., Bouchayer F., (dir.), Normes et valeurs dans le champ de la santé, Rennes, Editions ENSP, Coll. Recherche, santé, social. p. 69-76.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

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Maroc 17-19 mars 2011