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Discours introductif

Pierre SIGNOLES, Professeur émérite, Université François-Rabelais de Tours, France

La séance d’ouverture du Colloque « Vieillissement de la population dans les pays du Sud : famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées … État des lieux et perspectives », que ses organisateurs m’ont fait l’honneur de me demander de présider, a été conçue pour permettre à deux personnalités scientifiques de prononcer, chacune, une conférence introductive aux fins de fixer le cadre général de nos travaux. Ces conférences introductives seront prononcées par M. Youssef COURBAGE, Directeur de recherches à l’Institut National d’Études Démographiques (Paris), puis M. Michel LORIAUX, Professeur à l’Université Catholique de Louvain.

En guise d’introduction très générale à cette séance, je voudrais noter, pour commencer, un double paradoxe. Il s’agit d’abord du fait de tenir un Colloque consacré au vieillissement dans un pays « jeune » tel que le Maroc ; et, en second lieu, de le tenir maintenant. D’un côté, en effet, on considère généralement que, au plan démographique, le Maroc se caractérise plus par la part élevée des jeunes dans sa population (conséquence d’une fécondité qui s’est établie pendant longtemps à un haut niveau, particulièrement en milieu rural) que par l’importance de la part de sa population âgée. Au point que, pour les responsables politiques du pays, la surreprésentation des jeunes dans la pyramide des âges a toujours été considérée – et est encore aujourd’hui considérée – comme une contrainte forte, du fait qu’elle impose de lourds et permanents investissements particulièrement en matière d’équipements socio-éducatifs, mais aussi comme un risque, surtout à partir du moment où cette jeunesse éduquée, scolarisée et diplômée ne trouve pas d’emplois correspondants à ses attentes sur le marché du travail (le « fameux » problème des diplômés-chômeurs). D’un autre côté, quand nous disons « maintenant », nous voulons dire en ce moment du « printemps arabe », où les « révolutions » (avec ou sans guillemets) en cours révèlent, si l’on en croit la plupart des analystes, le rôle déterminant qu’y jouent (ou qu’y ont joué) les « jeunes », avec leurs frustrations, leur volonté de changement, leurs nouvelles manières de communiquer et de mobiliser via Internet ou les réseaux sociaux.

À vrai dire, ce double paradoxe n’est qu’apparent, du moins si l’on partage la manière, ramassée et plutôt percutante dont Youssef Courbage interroge la relation entre démographie et politique. Ce chercheur, en effet, déclarait au journal « Le Monde » au début de l’année 2011 : « Le changement démographique (au Maghreb et au Machrek) entraîne la transition démocratique » [1].

Certes, les organisateurs du Colloque nous ont expliqué que si la manifestation avait lieu au Maroc, et à Meknès plus particulièrement, cette localisation résultait des opportunités bien comprises d’une coopération interuniversitaire établie entre la Faculté des Sciences Juridiques, Économiques et Sociales de Meknès et l’Université François-Rabelais de Tours. Toutefois, si l’on dépasse l’image certainement désormais obsolète que je viens de rappeler très schématiquement de la démographie marocaine, le choix du Maroc pour tenir un Colloque sur le vieillissement dans les pays du Sud trouve aisément sa justification. Le pays, en effet, s’il a enregistré tardivement (comparativement à d’autres pays arabes) une réduction de sa fécondité, en a connu une particulièrement brutale, puisque son indice synthétique de fécondité a chuté de 7 à 2,3 entre 1960 et 2007 ! Or, nombreux sont les travaux réalisés dans différents pays du Sud à avoir montré que la vitesse à laquelle se produisait la baisse de la fécondité était l’une des causes fondamentales non seulement du vieillissement dans ces pays-là, mais aussi, et surtout, du rythme auquel il se produisait. La rapidité du vieillissement dans ces pays serait donc pour partie liée à la rapidité de la baisse de la fécondité, mettant ainsi en évidence un processus qui n’est pas la simple reproduction de ce qui est advenu dans les pays du Nord.

Pourtant, même si le vieillissement commence désormais à être lisible dans les statistiques démographiques de nombreux pays du Sud, comme plusieurs communications ne manqueront pas de le montrer, force est de constater que les « décideurs » du Sud sont encore loin d’avoir une véritable conscience de ce processus en cours, de sa vigueur et, surtout, des conséquences économiques et sociales qu’il porte en germe. Si je me réfère à quelques expériences personnelles, j’ai ainsi pu constater, en interrogeant il y a une dizaine d’années des responsables de la haute administration tunisienne ou marocaine dans les domaines de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire, leur très faible réceptivité aux problèmes induits par le vieillissement de la population du pays où ils exerçaient leur responsabilité. Que j’évoque avec eux la politique d’habitat, l’adaptation architecturale des logements, les questions de mobilité et de transport, d’accessibilité aux bâtiments et transports publics, la programmation des structures de soins, la formation des personnels de santé compétents, sans parler évidemment de problèmes aussi « lourds » que le système de retraites, les soins à domicile, le financement de la dépendance, etc., me valait au mieux un sourire poli, avant que, suite à mon insistance, on me fasse savoir, avec une pointe d’irritation, que ces sujets, ces problèmes, certainement tout à fait pertinents dans des « vieux pays », désormais pays de vieux, et dans des pays riches, n’avaient aucun sens dans des « pays jeunes » qui, en outre, avec leurs moyens financiers limités, avaient bien d’autres priorités à satisfaire que celles liées au vieillissement. De toute manière, ajoutait-on, dans « nos » sociétés (arabo-musulmanes, je suppose), les enfants ne laisseront jamais tomber leurs vieux parents et les prendront en charge…

Même si ce constat est déjà ancien, et s’il peut paraître excessif et, donc, nécessiter qu’on le nuance, en considérant par exemple que ce ne seraient plus désormais tous les responsables qui partageraient une telle attitude, mais une assez large majorité d’entre eux, force est de constater que, malgré tout, la thématique du vieillissement dans les pays du Sud est d’abord une « invention », au sens de création, de la recherche – et des chercheurs, du Nord comme du Sud. Il convient donc d’être redevables à ceux qui, dans cette corporation, ont fait œuvre de pionniers, dans différentes disciplines et en utilisant les méthodologies propres à chacune. Et c’est parce que ces pionniers ont permis que s’élargisse assez rapidement le cercle des spécialistes que, les travaux se multipliant et s’affinant, la thématique est devenue légitime, au point que certains organismes de recherche, tels le CEPED en France, sont parvenus à la constituer et à l’afficher comme un programme propre de recherche. Du fait d’une production scientifique en rapide croissance et couvrant un nombre sans cesse accru de pays du Sud, de l’intérêt porté au thème par des disciplines de plus en plus nombreuses qui, du fait de leurs spécificités, ont abordé le sujet sous des éclairages extrêmement diversifiés, nous disposons désormais de résultats suffisamment nombreux et solides, quelles qu’en soient par ailleurs les limites, pour que se justifie l’organisation d’une manifestation scientifique telle que celle à laquelle vous avez accepté de participer et qui est, si mes informations sont exactes, la première en langue française sur la thématique affichée.

Malgré ces progrès incontestables, l’honnêteté oblige à reconnaître qu’il y a encore beaucoup de travail à faire sur les sociétés du Sud pour mieux comprendre le processus même de leur vieillissement, observer et interpréter ses conséquences et effets immédiats et, plus encore, pour envisager les effets futurs et esquisser la manière de répondre aux principaux problèmes qui ne manqueront pas de se poser aux vieux, à leurs familles, aux organismes et institutions en charge de leur accueil et/ou de leurs soins, ainsi que, in fine, aux États. Cette situation justifie tout à fait que, comme le proposait le texte d’appel à communications du Colloque, les trois objectifs principaux de cette manifestation soient : l’enrichissement des connaissances ; l’approfondissement des réflexions ; le renouvellement des questionnements (autrement dit la révision ou l’inflexion des problématiques). Dans la mesure où je ne suis spécialiste ni de démographie ni du vieillissement, je laisserai aux orateurs qui vont me succéder le soin de décliner plus précisément les principaux éléments constitutifs, aujourd’hui, de cette problématique, et je me contenterai d’insister sur l’impérieuse nécessité d’une systématisation de la pluridisciplinarité – quelque chose qui est souvent énoncé, mais qui n’est que précautionneusement mis en œuvre dans le champ de l’étude des populations -, ainsi que sur l’intérêt que représentent les comparaisons, à quelque échelle qu’elles soient entreprises. Mais ceux qui se sont déjà engagés dans cette voie le savent, les analyses comparatives sont infiniment plus complexes à concevoir et à réaliser qu’on ne le croit souvent, dès lors que le chercheur ne veut pas se contenter d’une juxtaposition de monographies et d’un croisement simplificateur des données recueillies.

Au-delà des aspects scientifiques affichés qu’il énonce, aspects naturellement primordiaux, un Colloque tel que celui-ci devrait aussi permettre à la communauté des chercheurs d’insister sur le fait que le vieillissement est un nouvel enjeu, un nouveau défi de société, après celui qu’a constitué, et que constitue encore en certains pays, celui de la maîtrise de la fécondité. Les dimensions principales que revêt cet enjeu sont économiques et sociales, parce que la forte augmentation du nombre des personnes âgées, qui sera inéluctablement suivie de celle du nombre des personnes très âgées, a un coût considérable qui pèsera à la fois sur les revenus des individus et ménages âgés, sur ceux de leurs familles et sur le budget des États. En outre, compte tenu de la vitesse auquel se produit, dans les pays du Sud, le processus de vieillissement, il y a véritablement urgence à prendre conscience de cet enjeu, à en estimer les effets et à envisager des réponses, parce que celles-ci nécessitent le plus souvent une mise en œuvre sur le temps long : que l’on songe, par exemple, aux investissements dans les structures d’accueil médicalisées ou à la formation des personnels spécialisés susceptibles d’apporter des soins aux personnes âgées, que ce soit à domicile ou en institution… En bref, la question de la prise en charge des nouveaux besoins induits par le nombre rapidement croissant de personnes âgées est un véritable problème politique, qui devrait conduire chaque État concerné à compléter, infléchir, voire (dans certains cas) à construire de toutes pièces une politique publique qui prenne en compte ce phénomène et lui apporte des réponses socialement acceptables.

Or, quand on observe ce qui se passe aujourd’hui dans les pays « riches », par exemple dans les pays européens, on ne peut manquer de constater qu’ils sont confrontés à de grandes difficultés, lesquelles peuvent générer des tensions sociales considérables (réforme des retraites, prise en charge de la dépendance, etc.), dès lors qu’ils doivent « adapter » l’action publique pour lui permettre d’améliorer les réponses qu’il convient d’apporter au vieillissement accentué des populations. À vrai dire, « adapter » est un verbe qui, en l’occurrence, est trop faible, puisque, bien souvent, les réflexions engagées et les réformes entreprises vont plus dans le sens d’une refonte en profondeur de l’action publique que dans celui de son inflexion à la marge.

Il me semble alors, et je conclurai sur ce point si vous me le permettez, que la communauté scientifique en général, mais tout particulièrement celle des pays du Sud, a un rôle essentiel à jouer pour sensibiliser les pouvoirs publics des différents États à la nécessité d’une réflexion en profondeur sur les effets et les coûts du vieillissement dans leur pays. Il lui appartient aussi de les convaincre qu’il y a urgence à engager dès maintenant la mise en œuvre de réponses aux problèmes posés. Car il y a aujourd’hui dans la plupart des pays du Sud ce que l’on peut appeler une « fenêtre d’opportunité » puisque, comme l’indique Gilles Pison [2], « la chute de la fécondité [dans ces pays] a fortement réduit la part des jeunes, sans que la part des personnes âgées n’ait, pour l’instant [encore], beaucoup augmenté ». Et, parce que cette opportunité ne devrait durer que quelques décennies, Gilles Pison invite les gouvernants à « anticiper le vieillissement ». Je ne peux que reprendre cette invite, considérant en effet que nous avons tous, chercheurs en sciences sociales, un rôle à jouer pour convaincre les pouvoirs publics des différents pays du Sud d’anticiper, effectivement. La tâche est ardue, puisque nous savons bien que le politique opposera à cette demande la nécessité dans laquelle il se trouve de répondre d’abord à d’autres priorités, plus immédiates, et son manque de moyens. Mais s’atteler à cette tâche ne relève-t-il pas, en fin de compte, de la responsabilité sociale de la communauté scientifique ?

[1] Entretien de Y. Courbage publié dans le supplément « Économie » du journal « Le Monde », en date du 8 février 2011.

[2] Gilles Pison, « Le vieillissement démographique sera plus rapide au Sud qu’au Nord », Population et Sociétés n° 457, juin 2009.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011