Accueil » Programme » Atelier 5 » Cohabitation intergénérationnelle ou gestion institutionnelle de la vieillesse ?

Cohabitation intergénérationnelle ou gestion institutionnelle de la vieillesse ?

Perception de la prise en charge des personnes âgées libanaises, marocaines et sénégalaises

Nicole CHAPUIS-LUCCIANI , UMI 3189 « Environnement, Santé, Sociétés », CNRS, France. Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal ; Université de Bamako, Mali ; CNRST, Burkina Faso.
Charbel EL BCHERAOUI, UMR 6578 « Unité d’anthropologie bioculturelle » CNRS, Université de la Méditerranée, Marseille, France et CDC, Atlanta, USA.
Fatoumata HANE, Université de Ziguinchor et UMI 3189 « Environnement, Santé, Sociétés », CNRS, France ; Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal ; Université de Bamako, Mali ; CNRST, Burkina Faso.
Abdelaziz LAHMAM et Jalal OUIRARI , Université Cadi Ayyad, Faculté des Sciences Semlalia, Marrakech, Maroc.
Bérengère SALIBA-SERRE, UMR 6578 « Unité d’anthropologie bioculturelle » CNRS, Université de la Méditerranée, Marseille, France.
Abdellatif BAALI, Université Cadi Ayyad, Faculté des Sciences Semlalia, Marrakech. Maroc.
Lamine GUEYE, Faculté de Médecine et UMI 3189 « Environnement, Santé, Sociétés », CNRS, France ; Université Cheikh Anta Diop, Dakar, Sénégal ; Université de Bamako, Mali ; CNRST, Burkina Faso.

Avant Propos

L’étude concernant les Marocains et les Sénégalais a été réalisée dans le cadre d’une collaboration entre l’Équipe du Pr Abdellatif Baali (Laboratoire d’Écologie Humaine, Université Cadi Ayyad, Marrakech), l’Équipe du Pr Lamine Gueye (Laboratoire de Physiologie et d’Exploration Fonctionnelle, Université Cheikh Anta Diop, Dakar) et le CNRS (Équipe « Anthropologie du vieillissement », Nicole Chapuis-Lucciani, UMR 6578, “Unité d’anthropologie bioculturelle”, Université de la Méditerranée, Marseille. Ces études ont bénéficié de contrats INPES - CNRS et ACI - CNRS.

L’enquête portant sur les Libanais a été réalisée par C. El Bcheraoui, dans le cadre de sa thèse d’Anthropologie biologique (Bourse Doctorale du Conseil Régional PACA, Université de la Méditerranée, Marseille).

Introduction

La population libanaise, comme la population marocaine, sont en phase de transition démographique rapide. Au Sénégal, l’espérance de vie et le nombre de personnes de plus de 60 ans augmentent incitant les institutions, à l’initiative de médecins gériatres, à mettre en place des structures de soins spécifiques pour les personnes âgées. En effet, le processus de vieillissement biologique s’accompagne de dégénérescences fonctionnelles et de pathologies chroniques souvent évolutives et qui peuvent devenir invalidantes. Elles nécessitent une prise en charge particulière des personnes concernées par leur entourage, c’est-à-dire les familles et les institutions.

De plus, les processus migratoires - exode rurale, urbanisation massive et migrations vers l’étranger - entraînent des transformations dans les modes de vie en particulier en ce qui concerne la cohabitation familiale. Le passage de famille élargie à la famille restreinte et l’éloignement géographique des enfants impliquent des mesures socio-économiques nouvelles pour les personnes âgées.

Au Liban et au Maroc l’espérance de vie dépasse les 70 ans et le taux de personnes âgées tend à augmenter rapidement comme le montrent les données et les estimations démographiques (Courbage, 2005 ; Dupâquier, 2006 ; Pison G., 2009 ; Rapport sur le Développement Humain, 2010 ; Sajoux et Nowik, 2010). Il en va de même, dans une moindre mesure, au Sénégal. Comme on le voit sur le tableau I ci-dessous, la fécondité est aussi en baisse dans ces trois pays. L’incidence des pathologies cardio-vasculaires et métaboliques, et leurs conséquences invalidantes, est en augmentation d’après les constatations des médecins hospitaliers et suscite leur inquiétude. Au Sénégal, cette prise de conscience a incité les institutions, à l’initiative de médecins gériatres, à mettre en place des structures de soins spécifiques à Dakar (hôpital de jour), mais aussi un programme national de prise en charge gratuite des personnes de 60 ans et plus sans couverture sociale ; c’est le Plan Sésame initié et coordonné par le Dr Coumé (Coumé, 2009).

Tableau I : « Indices démographiques du vieillissement »

Au Maroc, comme au Sénégal, les personnes âgées bénéficient peu de retraites et de pensions, en particulier les femmes qui, de plus, sont souvent veuves au grand âge. Des structures de type maison de retraite ainsi que l’aide à domicile professionnelle y sont inexistantes. Au Liban, il existe une quarantaine d’institutions hébergeant les personnes âgées et une partie des frais des résidents les plus démunis sont pris en charge par l’État. En revanche, l’aide à domicile y est peu développée et non subventionnée (El Bcheraoui, Chapuis-Lucciani, 2008).

L’objectif de cette étude était de comparer les modes de vie et les perceptions d’une prise en charge de la vieillesse chez des populations issues de pays étant à des niveaux différents de la transition démographique mais ayant en commun une tradition de respect des personnes âgées et de prise en charge familiale.

De plus, au sein de chaque population nous avons enquêté auprès de personnes (âgées de 60 ans et plus) vivant dans des environnements contrastés : en milieu rural, en ville et à l’étranger, afin de mettre en évidence d’éventuelles différences au niveau de l’habitat familial selon le lieu de vie.

Nous avons questionné les personnes sur la façon dont elles perçoivent leur mode de vie pour leurs vieux jours ? Pensent-elles pouvoir compter sur leur famille comme le veut la tradition ? Souhaitent-elles vivre chez leurs enfants ? Souhaitent-elles une aide à domicile professionnelle ou vivre dans une maison de retraite ? Les souhaits sont-ils différents selon qu’elles habitent dans un village, en ville ou dans un autre pays que leur pays d’origine ?

Méthodes

Une série d’études a été menée sur la population âgée libanaise, marocaine et sénégalaise vivant dans leur pays (en milieu rural ou en ville) ou ayant immigré en France (pour les Marocains et les Sénégalais) ou au Sénégal (pour les Libanais) (cf. Tableau II ci-dessous).  

Tableau II : Distribution de la population d’étude

Toutes les personnes interrogées ont été soumises à un entretien en face à face fondé sur un questionnaire composé de questions fermées (impliquant des réponses par « oui » ou « non ») et de questions ouvertes (entraînant des réponses explicatives du « oui » ou du « non »).

Les données analysées portent sur :

  • des indicateurs socio-démographiques (genre, statut marital, niveau d’études, lieu de vie),
  • l’habitat familial (famille élargie ou nucléaire) ou individuel (seul ou en foyer pour les immigrés marocains et sénégalais en France),
  • le choix de vie souhaité pour les vieux jours : habiter chez ses enfants ; avoir une aide à domicile ; vivre en maison de retraite,
  • les personnes sur qui l’enquêté peut compter en cas de coup dur.

Résultats et discussion

Personnes partageant le logement des enquêtés

Tableau III : Nombre moyen de personnes partageant le logement des enquêtés

Les données recueillies mettent en évidence des types de cohabitation intergénérationnels différents selon la population comme on peut le voir sur le tableau III et la Figure 1 ci-dessous. En effet les Libanais vivent seuls ou en couple, souvent avec leurs enfants, mais n’accueillent qu’exceptionnellement la famille de leurs enfants. Les Marocains vivent plus fréquemment en famille, particulièrement en milieu rural, excepté les expatriés en France dont la majorité vit seul (56 %). Il en va de même pour les expatriés Sénégalais dont 57% de l’échantillon vit seul. Au Sénégal, en particulier en milieu rural, la famille élargie (enfants, petits-enfants, neveux…) est encore de mise. Une analyse complémentaire des données sera nécessaire pour analyser la cohabitation en fonction du genre et du statut marital (la polygamie est très fréquente au Sénégal, en particulier en milieu rural).

Vivre chez ses enfants

Tableau IV : Taux de réponses « oui » à la question « voudriez-vous vivre chez vos enfants ? »

Mis à part les Sénégalais de Dakar, la majorité des personnes interrogées ne souhaitent pas vivre chez leurs enfants (cf. Tableau IV).

Les raisons majoritairement données à un refus sont qu’ils tiennent à leur maison, à leur indépendance, leur liberté, mais aussi à leur tranquillité. D’autres ne veulent pas gêner leurs enfants (et leurs gendres) ou évoquent une mauvaise entente avec ceux-ci, en particulier les conjoints de leurs enfants (surtout les belles-filles) ; ils n’ont pas la même façon de vivre qu’eux et ne veulent pas se mêler de leurs affaires. Est aussi évoqué un dépaysement s’ils vont vivre chez leurs enfants ; pour certains la question ne se pose pas car leurs enfants sont loin. Pour d’autres enfin, leur souhait est que leurs enfants viennent vivre chez eux.

  Figure 1 : Distribution du nombre de personnes partageant le logement avec l’enquêté

Les personnes qui ont dit souhaiter aller vivre chez leurs enfants évoquent une bonne entente avec eux, de l’amour ; elles apprécient d’être entourées ; d’être prises en charge ; mais elles peuvent aussi les aider et s’occuper des petits-enfants et de leur éducation ; c’est aussi mieux que de rester seul ; ou de payer un loyer. Enfin les enfants ont le devoir de s’occuper de leurs parents puisque ceux-ci les ont élevés. Certains précisent qu’ils vivent déjà partiellement chez leurs enfants.

Vivre en maison de retraite

Tableau V : Taux de réponses « oui » au choix de vivre en maison de retraite

Curieusement, plus de 20% des Sénégalais vivant au Sénégal, pays où il n’existe aucune maison de retraite, évoquent accepter de vivre dans une institution spécialisée. Ils pourraient s’y reposer ; ils s’y sentiraient plus en sécurité, ils seraient soignés ; cela soulagerait leur famille ; ils retrouveraient des personnes de leur âge ; ils souhaiteraient la visite régulière de leur famille. La majorité des réponses des Sénégalais est quand même négative car ils comptent majoritairement sur leurs enfants ; ce serait un abandon, ce n’est pas un lieu d’épanouissement ; ce n’est pas dans leur culture ; ils ne comptent pas rester en France s’ils doivent « connaitre ça ».

La totalité des Marocains de France refusent l’idée de la maison de retraite évoquant la famille qui pourra les aider, un retour dans leur famille au Maroc, sauf s’ils y étaient obligés par la maladie.

Le Libanais sont majoritairement contre, évoquant la honte, l’abandon, le suicide ; ils n’y pensent même pas ; ils préfèrent mourir chez eux. Les libanais qui ont répondu « oui » estiment pour leur part que cela dépend de leur santé ; s’ils deviennent dépendants ; pour ne pas gêner la famille ; s’ils sont seuls. Des Libanaises dakaroises ont même cité une maison de retraite réputée au Liban.

Une aide à domicile

Tableau VI : Taux de réponses « oui » à une demande d’aide à domicile

La majorité des Marocains et des Sénégalais souhaite une aide à domicile ; en particulier les Marocains vivant en France qui souhaitent une aide à domicile, à condition qu’elle soit gratuite. En ce qui concerne les Libanais le « non » est majoritaire car ils estiment pouvoir encore se débrouiller tout seuls, ou avec l’aide de leur famille. Certains disent souhaiter rester maitre chez eux ; d’autres enfin se sentiraient handicapés s’ils faisaient appel à une assistance extérieure.

Ceux qui ont répondu « oui » évoquent la fatigue, la nécessité de l’âge, la maladie, mais aussi pouvoir compter sur quelqu’un. Notons que les Libanais vivant au Sénégal ont tous une employée de maison.

Les mêmes raisons sont globalement évoquées chez les Sénégalais et les Marocains : les plus jeunes de la famille les aident ; ils se sentent autonomes ; ils souhaiteraient une aide car ils n’ont plus de force mais n’ont pas les moyens économiques pour faire appel à une assistante professionnelle.

Sur qui peut-on compter ?

Tableau VII : Taux de réponses « oui » à la question « pouvez-vous compter sur quelqu’un en cas de coup dur ? »

Comme on le voit sur le tableau VII, la grande majorité des Sénégalais interrogés estiment pouvoir compter sur quelqu’un en cas de coup dur quelque soit leur lieu de vie. Il en va de même pour les marocains excepté quand ils vivent en France où ils se sentent peu soutenus ; 65% d’entre eux estiment ne pouvoir compter que sur eux-mêmes ou s’en remettent à Dieu.

La majorité des soutiens restent en grande majorité d’origine familiale (en premier les enfants, puis le conjoint, les frères er les sœurs) quelque soit le pays. Apparaissent aussi les amis et les voisins, en particulier pour les Sénégalais vivant en France et pour les Libanais, les amis semblant prendre le relais de la famille éloignée. Les Marocains et Sénégalais vivant en France évoquent aussi une aide institutionnelle, celle de l’assistante sociale.

Conclusion

Les liens familiaux restent forts entre les générations et même si l’on ne vit pas sous le même toit que ses enfants, on compte sur eux.

Cependant les personnes âgées clament leur droit à la liberté et à l’indépendance, à la tranquillité et à finir leur vie dans leur maison.

La résistance des Libanais à une fin de vie en maison de retraite, alors que le nombre de ces dernières augmente très rapidement depuis ces dernières années au Liban, tend à montrer que les personnes âgées ne sont pas enclines à devenir des « objets » sociaux ou médicaux au sens où l’entend Ennuyer (1991).

Les personnes âgées interrogées accepteraient en revanche majoritairement une aide extérieure pour leur vie quotidienne ; ce qui leur permettrait de vivre mieux chez elles et de se reposer.

Cependant les résultats de ces enquêtes montrent des disparités selon le pays d’origine et le lieu de vie au niveau de la cohabitation intergénérationnelle : celle-ci a quasiment disparu chez les Libanais du fait de l’urbanisation et des migrations externes ; elle est en voie de diminution chez les Marocains pour les mêmes raisons. Au Sénégal on observe aussi des disparités entre ruraux et urbains. Enfin les expatriés en France, Marocains comme Sénégalais, vivent majoritairement seuls ou, s’ils sont en couple, sans leurs enfants adultes. Chez les Sénégalais interrogés, les réseaux sociaux semblent suppléer plus efficacement l’isolement familial que pour les Marocains qui, majoritairement, en France, ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes et sur Dieu.

Références

Coumé M., 2009. Rapport sur le Plan Sésame de soins gratuits pour les personnes âgées de 60 ans et plus au Sénégal : revue 2008. http://www.sante.gouv.sn/IMG/pdf/ra...

Courbage Y., 2005. Demographic Scenarios in the Mediterranean Region. Paris : National Institute of Demographic Studies

Dupâquier J., 2006. Le vieillissement de la population dans le monde. Bulletin de l’Association des Anciens et Amis du CNRS. N°42, p. 9-53. En ligne : http://www.rayonnementducnrs.com/bu...

El Bcheraoui C., Chapuis-Lucciani N., 2008. La gestion institutionnelle de la vieillesse au Liban. Human and Health, No. 4, 44-49.

Ennuyer B., 1991. « L’objet » personne âgée. Autrement ; série mutation. N°124, p. 14-18.

Pison G., 2009. Tous les pays du monde 2009. Population et société. N° 458, p. 1-8.

Rapport sur le Développement Humain, 2010. PNUD. 254p.

Sajoux M., Nowik L., 2010. Vieillissement de la population au Maroc. Réalités d’une métamorphose démographique et sources de vulnérabilité des aîné(e)s. Autrepart, n°53, p.17-35.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011