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En matière de mortalité des enfants, l’Afrique subsaharienne se caractérise non seulement par le niveau le plus élevé au monde mais aussi, et c’est sans doute là le plus inquiétant, par une stagnation des progrès, voire dans certains pays un retournement des tendances passées. Si, faute de séries continues de données statistiques fiables, il est impossible de connaître précisément l’évolution des mortalités infantile (avant un an) et juvénile (entre un et cinq ans) dans tous les pays africains, il existe cependant un certain nombre de données fiables qui convergent sur plusieurs points fondamentaux.
Le premier constant qui s’impose est la lourdeur du bilan de la mortalité des enfants dans cette région du monde. Alors que l’Afrique subsaharienne ne pèse que pour 11 pour cent de la population et 20 pour cent de l’ensemble des naissances enregistrées dans le monde, elle est le lieu de presque la moitié (45 pour cent) des décès d’enfants de moins de cinq ans, sur les 11 millions qui se produisent chaque année sur l’ensemble de la planète. Si l’évolution actuelle se poursuit, cette proportion atteindra 60 pour cent dans seulement dix ans. Dix enfants sur cent y décèdent avant l’âge d’un an et presque autant entre leurs premier et cinquième anniversaires. A titre de comparaison, ces indicateurs s’établissent à 6 et 2 en Asie et moins de 1 en Europe.
Pourtant, l’optimisme dominait au cours des premières décennies qui ont suivi la seconde guerre mondiale. L’invention récente des antibiotiques et le succès des campagnes de vaccination dans l’ensemble des pays développés, ainsi que l’espoir porté par l’accès à l’indépendance dans nombre de pays en développement et la prospérité des « trente glorieuses », laissaient présager un avenir, sinon radieux, du moins porteur de changements positifs pour l’ensemble du Tiers Monde.
De fait, entre 1950 et 1980, la mortalité a globalement baissé dans toutes les régions du monde, y compris les plus pauvres et, en ce qui concerne la mortalité juvénile, le progrès s’est même accéléré d’une décennie à l’autre. L’Afrique subsaharienne n’était pas en reste qui, bien qu’avec le niveau le plus élevé au monde dès les années soixante et un rythme de baisse plus lent que partout ailleurs, est parvenue à faire reculer de 40% la mortalité des moins de cinq ans entre 1950 et 1980. Ce succès était en grande partie à mettre au crédit des programmes verticaux (programme élargi des vaccinations à partir de 1974, lutte contre les maladies diarrhéiques et contre les infections aiguës des voies respiratoires, notamment).
La crise économique qui a frappé de plein fouet nombre de pays africains au cours de la décennie quatre-vingt, alors même que les structures de l’Etat y étaient encore fragiles, a engendré une première vague de ralentissement. L’émergence de nouvelles maladies infectieuses, la ré-émergence d’autres maladies (malaria, choléra, ...) ont encore aggravé la situation. Depuis les années quatre-vingt, le fossé se creuse entre l’Afrique subsaharienne et les autres régions du monde (figure 1) : en 1980, le taux de mortalité des moins de 5 ans y était quatre fois plus élevé qu’en Europe, en 1990 cinq fois plus élevé et en 2000 sept fois.
Plus grave, des 45 pays de l’Afrique subsaharienne, dix, dont la Zambie, le Kenya et le Zimbabwe, ont connu un retournement de tendance depuis 1990. Dix neuf autres pays ont progressé si lentement que l’objectif du millénaire de réduire des deux-tiers la mortalité des enfants entre 1990 et 2015 ne pourra être atteint au mieux que dans la seconde moitié du 21ème siècle au rythme actuel. Ces deux groupes représentent les deux-tiers des décès d’enfants dans la région. Ils incluent les quatre plus gros pays en terme de nombre de décès d’enfants, à savoir le Nigeria (avec 954 000 décès), la République Démocratique du Congo (545 000), l’Ethiopie (500 000) et la Tanzanie (237 000). Pour l’ensemble de l’Afrique subsaharienne, l’objectif du millénaire concernant la mortalité des enfants ne pourra au mieux être atteint qu’avec un siècle de retard, si la situation ne se détériore pas davantage.
Selon les données disponibles pour les années 2000-2003, la plupart des décès d’enfants sont imputables à un petit nombre de maladies, maladies qui pourraient être évitées grâce aux interventions existantes et dont le coût est faible. Trois causes sont responsables à elles seules de plus de la moitié des décès de moins de cinq ans en Afrique subsaharienne, à savoir, par ordre d’importance décroissante, les infections respiratoires aiguës (21 %), le paludisme (18 %) et la diarrhée (16 %). En y ajoutant deux autres causes, le Sida et la rougeole, la proportion atteint les deux tiers.
Outre les facteurs d’exposition aux risques liés à l’environnement naturel et à l’absence de vaccination, la prévalence des maladies infectieuses et parasitaires et leur fort degré de létalité - comparé à d’autres régions du monde en développement - résultent du rôle aggravant de la malnutrition, qui pourrait intervenir dans plus de la moitié des cas de décès d’enfants du fait de l’affaiblissement du système immunitaire naturel qu’elle provoque. L’Afrique subsaharienne est d’ailleurs la seule région du monde où la malnutrition s’est aggravée au cours des vingt dernières années.
Si ces faits sont relativement bien établis, un certain nombre d’incertitudes demeurent sur la situation sanitaire des enfants en Afrique qui rendent difficile la compréhension de la stagnation observée dans un grand nombre de pays, ou le retournement que connaissent certains.
L’épidémie de Sida et ses ravages figurent souvent au premier rang des facteurs incriminés pour expliquer la situation actuelle en matière de mortalité des enfants en Afrique subsaharienne. Il est d’ailleurs indéniable que, dans plusieurs pays, le Sida joue effectivement un rôle majeur. Neuf cas de Sida pédiatrique sur dix se produisent dans cette région du monde qui conjugue à la fois les taux de fécondité les plus élevés et les taux de prévalence du VIH-Sida les plus forts. Au Botswana, l’un des pays les plus touchés, la mortalité infantile a doublé au cours des années 1990 du fait de l’épidémie et, en 2000, le Sida a été à l’origine de plus de 60% des décès d’enfants. Le Zimbabwe, qui se caractérise par l’une des prévalences les plus élevées au monde parmi les jeunes adultes (25% des 15-49 ans y sont infectés selon le rapport le plus récent de l’UNAIDS) et pour lequel on dispose de plusieurs enquêtes permettant de suivre précisément l’évolution de la mortalité des enfants, la remontée de la mortalité infantile et, surtout, juvénile y est très clairement attribuable à cette maladie (figure 2).
D’autres pays, qui présentent une évolution de la mortalité des enfants comparable à celle du Zimbabwe, sont néanmoins beaucoup plus faiblement touchés par le Sida. Il en est par exemple ainsi du Kenya où la remontée de la mortalité des enfants y est très clairement établie (figure 3) et où, pourtant la prévalence du VIH-Sida est presque quatre fois inférieure à celle du Zimbabwe (et où elle se réduit progressivement depuis quelques années).
De même, parmi les pays qui enregistrent une stagnation de leur niveau, pourtant encore très élevé, de mortalité des enfants, certains se caractérisent par une prévalence négligeable du VIH-Sida, comme par exemple le Sénégal (figure 4) où cette dernière est inférieure à 1 pour cent (voir aussi la communication de Gilles Pison).
Dans tous ces pays, la crise économique qui sévit depuis plus de vingt ans, la dégradation des services publics en général et l’effondrement des systèmes de santé en particulier, l’aggravation de la pauvreté (responsable d’un accroissement de la malnutrition et d’un recul des conditions d’hygiène), la réémergence de maladies infectieuses ou parasitaires telles que le paludisme, sont autant de facteurs susceptibles d’expliquer la stagnation ou le retournement des tendances de mortalité infanto-juvénile.