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Vieillesse à Mayotte

De la solidarité familiale au service marchand. Quelle place pour un projet social

Daniel REGUER, CNRS, CIRTAI-UMR IDEES, Université du Havre, Jean-Michel CAUDRON, Consultant en Ingénierie gérontologique (Ingénierie Sociale), France

Introduction problématique

La France a vécu durant les 19ème et 20ème siècles, le passage d’une société rurale à une société urbaine. Cette transition s’est accompagnée de nombreuses migrations internes, des provinces vers Paris ou vers d’autres provinces en voie d’industrialisation, depuis les mines dans le pas de Calais à la fin du 19ème siècle, jusqu’à la construction automobile en vallée de Seine après la deuxième guerre mondiale en passant par le textile dans le Nord au début du 20ème. Elle a aussi immigré de nombreuses populations étrangères de Pologne ou d’Afrique en passant par le sud de l’Europe. Terre d’immigration, la France est témoin des ruptures familiales ainsi engendrées. Elle est aussi témoin des transformations culturelles qui l’animent et, entre autres, de la déliquescence de l’influence religieuse.

Ce contexte, très sommairement brossé, a amené, surtout dans la période de l’État providence qui a suivi la deuxième guerre mondiale, à imaginer des politiques publiques en rupture avec les solutions élaborées au fil des ans sous des formes multiples depuis l’hospice parisien des ménages au 19ème siècle jusqu’aux établissements pour « infirmes et incurables » qui peu à peu excluent ce vocable « probablement pour ne pas affliger ceux qui, pour la première fois en franchissent le seuil » (Valéry-Rabot, 1948 : 65). Ils hébergeaient une population ouvrière (Bernan, 1977), dont les familles étaient empêchées de les accueillir, notamment en raison des temps de travail journaliers et hebdomadaires importants et de l’éloignement imposé par la recherche d’emploi souvent de survie. Ces établissements rendent visible l’existence des vieillards (Gutton, 1988). Les années 60, ont vu publier le rapport Laroque qui « condamne de la manière la plus formelle toute solution qui conduirait de quelque manière que ce soit à une ségrégation des personnes âgées » (Rapport Laroque, 1962 : 262). Les politiques publiques du vieillissement qui s’en sont suivit ont traduit ses recommandations en règles administratives, conditionnant l’attribution de subventions. De glissement sémantique en réécriture des objectifs, au fil des programmes finalisés et plan d’actions prioritaires, l’objectif de « maintien à domicile le plus longtemps possible » s’est substitué à l’ambition de « maintien dans le milieu habituel » (Laroque, 1962).

Croyant améliorer la vie des personnes âgées, cette politique a, dans l’ignorance générale, érigé en norme de parcours de vie, son miroir sémantique : « le placement le plus tard possible ». Ainsi, le « placement » n’est pas remis en cause. Il dénie un droit au domicile, au moment même ou la personne souvent esseulées après le décès du conjoint, ne dispose plus des ressources des amis, voisins et collatéraux eux aussi décédés pour tenter une recomposition d’une vie sociale. De plus, l’absence de moyen des politiques publiques a dénaturé l’ambition de maintien à domicile (Guillemard, 1980).

La France, malgré de nombreuses tentatives par des acteurs en quête d’innovation, ne semble pas encore avoir trouvé une voie qui reconnaisse un droit à une vie sociale jusqu’à la fin de la vie, quel que soit le lieu où la personne a élu domicile.

Mayotte, bien que territoire français, jouit d’une histoire sociale spécifique et d’une tradition forte de solidarité familiale. Or, cette tradition change. Elle est fondée, entre autres, sur la dimension et une conception des familles. Une autre définition de politique publique est possible, moins fondée sur le « maintien » dans cette période de la vie mouvante vers la mort, plus fondé sur le soutien à vivre une nécessaire recomposition de la vie sociale, parfois par la cohabitation, éventuellement successive, chez un(e) enfant. Cette cohabitation est inimagi¬nable en France, du fait même des personnes âgées qui ne souhaitent pas être « une charge pour leur famille ». Qu’en sera-t-il dans les décennies à venir sur ce territoire français qu’est Mayotte, au confluent des politiques publiques occidentales et des traditions de solidarité familial ? Mayotte reproduira-t-elle les politiques métropolitaines que nous qualifions de ségrégatives ou, au contraire, sa position spécifique, de surcroit en voie de départemen¬talisation, lui permettra-t-elle d’imaginer des solutions originales, d’autant plus exportables dans le modèle français qu’elles seront construites dans son cadre législatif.

C’est à l’exploration de ce questionnement que nous nous livrons dans une perspective de sociologie dynamique, interrogeant, le changement social à l’œuvre. Cependant, il ne s’agit en rien de nier les phénomènes de reproduction, ni même les déterminismes que nous avons repérés dans nombre d’enquêtes. Par ailleurs, l’analyse tente de faire le lien entre une sociologie des politiques publiques et une analyse institutionnelle.

Pour ce faire, notre travail est fondé pour l’essentiel sur l’analyse des textes législatifs, et discours publics, ceux-ci étant croisés avec les caractéristiques le l’île. Ce matériau a été complété par le rapport de master 2 réalisé par Hidaya Saidinah. La lecture de ce rapport nous a amené à le considérer comme un matériau d’une très grande richesse, compte tenu de l’immersion forte de l’étudiante dans son objet d’étude et de l’observation qu’elle restitue en consonance avec ce que nous pensons être son propre système de valeurs. Le choix des entretiens, la sélection opérée du contenu, nous semble révéler une restitution conforme aux représentations de la population, dans leurs dimensions normatives.

Ainsi, nous présentons successivement le contexte spécifique de Mayotte. Celui-ci constitue une explication partielle des rapports que la population entretient avec la métropole. Un état des lieux des modalités de solidarité, publiques et familiales est alors présenté avant de mettre la focale sur les stratégies de l’action publique et des familles pour imaginer des esquisses de solutions à la fois autonomes et adaptées au contexte locale.

Contexte

Mayotte est la 3ème île en superficie (374 km²) de l’archipel des Comores, après la Grande Comores (1025 km²), Anjouan (424 km²). Cet ensemble est situé dans le canal de Mozambique, à égale distance de la côte orientale d’Afrique et de la côte nord-ouest de Madagascar.

Un élément majeur du contexte de Mayotte est, malgré sa petite taille et son faible nombre d’habitants (186 452 habitants (INSEE, 2007) une grande diversité de groupes ethniques. L’île de Mayotte a été peuplée par des Africains bantous, des Proto-Malgaches et des Arabo-Shiraziens et tardivement par des colons réunionnais et des Créoles de l’île de Ste Marie. De ce peuplement, naît une pluralité linguistique (le shimaoré et le malgache, langues vernaculaires, l’arabe, langue des pratiques musulmanes et le français, langue officielle et apprise à l’école). Le plus important groupe ethnique, les Mahorais, représente moins de 60 % de l’ensemble de l’île. Il existe, selon Chanudet [1], « plusieurs univers culturels ». Cependant, l’unité de l’île est maintenue autour de la culture swahili faite de solidarités familiales et communautaires, puis renforcée par le désire de particularisme au sein de l’archipel des Comores. Celui-ci permet de comprendre l’histoire récente d’une départementalisation choisie, aussi en raison des bienfaits importés de la métropole. Les Mahorais aiment à dire qu’ils ont choisi « d’être français pour être libre ». Une protection aussi éloignée géographiquement que culturellement a toutes les chances d’être moins envahissante qu’un partenariat avec les voisins comoriens.

En effet, devenus français en 1841, avant la Savoie et Nice, les habitants de Mayotte ont choisi, par 63,8 %, à la fin de l’année 1974, de refuser l’indépendance, alors que, le 6 juillet 1975, le président Ahmed Abdallah proclame l’indépendance de l’État des Comores, archipel comprenant Mayotte. La résolution 3385 de l’ONU admettant le jeune État comme le 143ème membre de l’organisation, affirme « la nécessité de respecter l’unité et l’intégrité territoriale de l’archipel des Comores, composé des îles d’Anjouan, de la Grande Comore, de Mayotte et de Mohéli ».

Après le référendum de février 1976, au cours duquel la population de Mayotte se prononça avec une très large majorité (99 %) pour son maintien dans l’ensemble français La loi française du 24 décembre 1976 (loi n° 76-1212 du 24 décembre 1976) en fait une collectivité territoriale à part entière, pendant que la République fédérale islamique des Comores est proclamée le 1er octobre 1978. L’appartenance de Mayotte à la République française est réaffirmée par la loi du 22 décembre 1979 : « l’île de Mayotte fait partie de la République française et ne peut cesser d’y appartenir sans le consentement de sa population », alors que les nombreuses résolutions de l’ONU ont toujours dénoncé l’attitude de la France dans le dossier de Mayotte. Cette histoire a son importance pour la compréhension de l’attitude de la population vis-à-vis de l’État français et de ses politiques publiques. Même si l’État français est intéressé à conserver dans l’archipel une base géo-stratégique, le rattachement de Mayotte à la France ne se fait pas contre l’avis de la population. Bien au contraire, les habitants de Mayotte semblent préférer la protection de la France à la domination des Comores. Il semble que, à Mayotte, les acteurs de l’action publique, professionnels, administrations, élus, se sont efforcés de s’identifier à la France, l’importation des politiques sociales en constituant un élément. Cela peut être encore plus le cas de l’intervention sociale, perçue comme manne de l’État providence auprès d’une population généralement pauvre. Les efforts en matière d’éducation illustre cette volonté d’être comme la France.

Au terme d’un accord conclu le 27 janvier 2000 entre l’État et les élus de la collectivité, et approuvé par un référendum local le 2 juillet 2000 (72,94 % favorable), Mayotte devrait adopter très prochainement un statut départemental proche du droit commun. La loi du 11 juillet 2001 (loi n° 2001 – 616 du 11 juillet 2001) qui a établi la Collectivité Départementale de Mayotte (CDM) a en outre prévu le transfert de compétences de l’exécutif de l’État vers la collectivité départementale, l’article 74 de la loi constitutionnelle du 28 mars 2003 qui inscrit Mayotte dans la Constitution de la République française, ouvre toutes les possibilités en matière de modulation de la spécificité législative, d’organisation institution¬nelle et de répartition des compétences. Il s’agit d’un statut unique en France, intermédiaire, évolutif et provisoire vers le statut de la départementalisation en mars 2011, conformément au vote massif (95,2 %) du 29 mars 2009 des Mahorais. A ce titre, le code de l’action sociale et des familles n’est pas entièrement applicable dans l’île. Le Conseil Général de Mayotte, a alors pu développer son action sociale par analogie aux politiques sociales métropolitaines (Action Sociale Polyvalente, Protection Maternelle et Infantile (PMI) …), tout en affirmant son particularisme par l’adoption, en 1994, d’un Règlement Territorial d’Aide Sociale (RTAS) spécifique. Le constat que la loi sur l’allocation personnalisée d’autonomie n’ait pas été étendue à Mayotte constitue un indicateur parmi d’autres de spécificité de mise en œuvre de politiques publiques. S’agit-il pour autant d’une stratégie spécifique d’acteur conciliant les dispositifs publics avec un contexte culturel ?

Le conseil général, conformément à l’article L 542 -1 alinéa 2 du code de l’action sociale et des familles, peut offrir des prestations similaires réservées aux personnes âgées de plus de 60 ans. Malgré ce vide juridique, la CDM octroie des allocations simples vieillesses (ASV) et une possibilité de prise en charge à domicile des personnes dépendantes. L’objectif de cette politique volontariste est aussi explicitement normatif qu’en métropole : favoriser le maintien à domicile des personnes âgées. Mais quelles pratiques se cachent derrière ces sémantiques apparemment communes dans le contexte des cases sans confort de Mayotte ?

Depuis la fin des années 1980, Mayotte est confrontée à des changements très profonds et particulièrement rapides sur les plans démographiques, économiques et sociaux (90 % du millier de personnes de plus de 60 ans n’a jamais été scolarisée) bouleversant ainsi le modèle socio culturel en vigueur, non sans lien avec les recompositions des formes de solidarité communautaire. L’accroissement du nombre des personnes âgées, dû à l’allon¬gement de l’espérance de vie plus qu’à la fin, antérieure, de la mortalité infantile, ne constitue pas le seul défis auquel la collectivité départementale de Mayotte est confrontée. Dans quelles conditions ce peut être une chance ?

États des lieux

Sur le plan démographique, Mayotte ne compte que 9960 personnes de plus de 60 ans, soit 5 % de la population. Mais les progrès à attendre vont modifier considérablement la pyramide des âges.

Il importe cependant de préciser que trois facteurs concourent à cette croissance démographique du nombre de personnes âgées :

  • D’une part elle résulte de la diminution relativement récente, plus tardive qu’en métropole, de la mortalité infantile,
  • D’autre part la baisse de la natalité diminue le nombre d’enfants en bas âge, tout en constituant en diminuant, à terme le nombre de personnes auprès de qui une personne âgée peut trouver soutien,
  • Enfin, en référence au concept d’âge-décès (Reguer, 2008) une élévation de l’espérance de vie n’engendre pas forcément une croissance du nombre de personnes vieilles, si au même âge équivalent (Bourdelais, 1992) une personne est en réalité en meilleure santé.

Ce n’est donc pas son importance quantitative qui justifie d’en faire un objet d’étude, les inégalités dans l’accès aux droits sociaux, à la santé, sans oublier un logement confortable. C’est cependant, aussi la perspective de vieillissement de la population à l’instar des pays occidentaux.

Les habitants de Mayotte sont déjà dix fois plus riches que les Comoriens. Avec la départementalisation, l’écart devrait encore s’accroître en raison des mesures de sécurité sociale (prestations sociales). D’une société rurale et vivrière où les échanges relèvent essentiellement du troc, Mayotte est passée en une décennie à l’usage généralisé de la monnaie (l’Euro !) non sans lien avec l’obligation scolaire qui ne date que de 1980 et n’est effective sur l’ensemble de son territoire que depuis 1997. « Il faut attendre 1986 pour que se construise le premier collège en zone rurale à Tsimkoura » [2]. La production endogène est allée décroissante, au profit d’échanges monétarisés. Les critères d’évaluation du travail se sont transformés et la possession de diplômes est devenue un atout pour l’appropriation, culturelle et matérielle de ce moyen d’échange qu’est la monnaie. L’obtention du diplôme a constitué un enjeu croissant depuis les années 80, coupant l’île de son élite migrante au retour non garanti. On voit ainsi, qu’en plus de la recherche de ressources financières, la migration vers la métropole lointaine est motivée par la recherche de ressources culturelles. On peut penser en outre que cette migration nécessite la mobilisation de ressources financières, culturelles et sociales et qu’elle n’est pas le fait de ceux qui en sont les plus démunis. Quoi qu’il en soit, ces migrations décomposent les formes traditionnelles de solidarités familiales et communautaires et incitent à en imaginer d’autres formes, de la part de population qui auront acquis des ressources financières monnayables contre des services formels aptes à se substituer aux services informels issus des systèmes de troc et d’échanges de dons et contre dons.

Les Mahorais ont ainsi développé, depuis le début des années 80, des stratégies migratoires. Parce qu’elles concernent deux générations distinctes, leur impact sur l’accom-pagnement des personnes âgées diffère : poursuite d’étude et recherche d’emploi.

La migration pour raisons scolaires est la première cause d’expatriation de la population mahoraise vers les autres départements français : à la Réunion et en France métropolitaine. Avant l’indépendance des Comores et jusqu’aux années 80, les Mahorais partaient poursuivre leurs études dès la troisième et dans le secondaire en Grande Comore ou à Madagascar. Le retour sur l’île d’origine était général. Le terme de migration serait impropre pour caractériser ces déplacements. Depuis, le département voisin, La Réunion, offre des possibilités limitées et la tentation de la métropole est forte compte tenue des facilités administratives. Ce déplacement de populations de jeunes disposant déjà de quelques ressources culturelles et en quête de formations qualifiantes engagent plus sérieusement l’avenir et l’apparition d’un décalage culturel croissant entre les partants et non partants. Les jeunes diplômés acquièrent des habitudes des modes de vie des aspirations qui tendent à les éloigner de la vie traditionnelle de l’île, même si celle-ci vit à sa façon les mutations de la société sur un modèle occidental. L’expatriation, même provisoire pour le temps de quelques années d’étude procure, en outre, une expérience de l’usage de l’administration des politiques publiques, auprès du CROUS, de la CAF, ou encore des transports en commun et des collectivités locales. Cette expérience de l’usage de l’administration facilite son importation sur l’île.

Ce schéma n’est évidemment pas unique car l’expatriation ne signifie pas la réussite des études, autant que la réussite ou non n’engendre tel un déterminisme une pratique de retour ou de fixation en métropole. De même, les migrations ne sont pas le seul fait de jeunes garçons, en quête d’emploi ou de diplôme. Ce sont parfois des couples, voir des familles, parfois des femmes avec enfants qui rejoignent le père, parti en métropole quelques mois ou années auparavant. C’est parfois aussi le fils étudiant qui fait venir ses parents, renforçant ainsi la monétarisation du service formel du à l’ascendant resté sur l’île. Quoi qu’il en soit, l’appropriation de biens culturels par une partie de la population donne une aptitude à les transformer en biens financiers pour un échange plus immédiat avec l’autre parti de la population qui s’en trouve démunie.

Échapper à la situation sociale de l’île constitue le deuxième objet de migration en métropole depuis une décennie : 17900 personnes ont quitté Mayotte entre 1997 et 2002 (recensement INSEE de 2002). La migration sur l’île de La Réunion, dans un contexte scolaire social et culturel voisin, avaient toutes les chances d’être provisoire. La migration vers la métropole ne produit pas les mêmes effets, ne garantit pas le retour auprès de la communauté villageoise ou familiale. Le département de la Creuse semble en être une terre de prédilection et la presse (La Montagne 29 septembre 2009) se fait l’écho de stratégies d’intégration en métropole. Mais cette expatriation définitive, même si elle se traduit par des bénéfices financiers pour les collatéraux restés sur l’île accroit le risque d’isolement des personnes âgées. Ainsi, des personnes âgées « se retrouvent de plus en plus seule dans leur maison sans que personne ne s’occupe d’elles » (Saidinah H. rapport à la DSDS, ronéo, p. 14).

Certaines familles, éloignées de l’île et de ses solidarités de proximité, font un apprentissage accru des dispositifs d’assistance sociale, de prestation sociale ou d’allocations. Selon le rapport Bruelle [3] dans le département de la Creuse, les familles mahoraises sont logées majoritairement en HLM et leur nombre s’accroit depuis 2003. C’est une expérience pratique du bénéfice de politiques publiques transformable en biens immédiats lors du retour dans l’île.

Si l’expatriation est le fait de population aux ressources différentes, elle est également genrée. En effet, ce sont plus aisément les garçons qui sont appelés à faire des études et à rapporter des ressources économiques sur l’île, alors que les sœurs sont construites sur le modèle de la réussite par le mariage. Ces pratiques différentes se complètent en renforçant une monétarisation des échanges sociaux. D’un côté une partie de la population, jeunes mahorais « monté à Paris » avec une jeune mahoraise ou se mariant sur place, se trouve dans l’incapacité d’accomplir son devoir social de service solidaire aux anciens, mais est détentrice de ressources financières aptes à s’acquitter du devoir de solidarité. De l’autre côté, une population est restée sur l’île, constituée d’autres membres de la fratrie. Elle se trouve démunie de ressources financières aptes à assouvir une aspiration croissante aux biens de consommations présentés comme normes sociales. La complémentarité, non sans rapports conflictuels, peut être négociée.

Mais il existe aussi des situations dans lesquelles aucun membre de la fratrie ne reste sur l’île. C’est là, un espace d’échange qui peut être occupé par des services marchands ou les politiques publiques qui dépassent le seul cadre de la sphère familiale ou de la communauté. La question est de savoir quel modèle culturel caractérisera l’usage des ressources accumulées dans le processus historique que vit Mayotte. Ces services seront-ils livrés à la loi de l’offre et de la demande ou, au contraire, une organisation sociale collective, une politique publique, sera-t-elle imaginée pour répondre aux besoins, eux mêmes en transformation de la population âgée ?

Mayotte est aussi soumise à une immigration clandestine massive en provenance, principalement des Comores attirée par les bénéfices d’une protection sociale. Cette immigration impose aux acteurs de l’intervention sociale une expérience, puis une expertise, de l’usage des politiques publiques, dont ils peuvent faire usage pour le reste de la population.

Mayotte est également marquée par une unité culturelle de solidarités. « A Mayotte, on va à la campagne en famille pour cueillir les fruits qui appartiennent à tout le monde » explique Abdallah Combo (doctorant en sociologie Université de Bordeaux 2) (La Montagne 29 septembre 2009). Comme nous l’avons montré dans la présentation contextuelle de l’île, Mayotte a une origine pluriethnique (Africains bantous, Proto-Malgaches, Arabo-Shiraziens, colons réunionnais, Créoles de l’île de Ste Marie…) qui construit sa culture, son « savoir vivre ensemble » sur ce qui est commun à la population. Le mode de vie familiale et communautaire en constitue un ciment. Nous peinons à employer la notion de solidarité, tellement celle-ci est souvent aseptisée, désincarnée des conflits qui traversent tous groupes. « Sur l’île il n’est pas concevable de confier son enfant à un étranger » Abdallah Combo doctorant en sociologie mahorais accompagnant l’intégration de compatriotes en Creuse (La Montagne 29 septembre 2009). Alors, devenu adulte dans cette immersion culturelle, on conçoit qu’il ne soit pas plus pensable pour un enfant de « confier son parent à un étranger et « de payer pour cela ». Cette solidarité, si elle peut se reproduire dans un univers assez stable, est mise à mal par l’apprentissage d’autres pratiques sociales, qu’il s’agisse de la crèche ou de la nourrice, notamment à l’occasion de séjours en métropole. Il en est de même d’une « prise en charge institutionnelle, à domicile ou en hébergement collectif des personnes âgées ».

La migration en métropole est aussi l’apprentissage de la famille réduite où les différentes générations ne vivent plus dans le même quartier ou le même village, surtout quand le parent âgé est resté sur l’île à prés de 8 000 km de la métropole. Même si l’intégration revendiquée par le migrant mahorais en France est bien plus celle de la communauté que celle de l’individu, les solidarités de proximités peinent à se reproduire à l’identique des pratiques mahoraises. C’est aussi la communauté restée sur l’île qui est amputée des ressources humaines de cette solidarité, avant de l’être plus fortement sur le plan symbolique.

La réalité des solidarités familiales et communautaires vécues par les populations est révélée par le discours introductif du Vice Président de l’AFARCDM, lors du colloque sur les difficultés des retraités, des personnes âgées et des personnes handicapées à Koropa le 12 décembre 2007 : « Mayotte évolue. Nous sommes entrain de perdre notre solidarité communautaire. Il faut préserver cette solidarité tout en évoluant vers la solidarité nationale, c’est-à-dire prévoir la mise en place de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) ».

Mais, sous l’effet de la croissance d’un modèle culturel de consommation, de l’expatriation de nombreux mahorais, « le modèle de la société mahoraise traditionnelle est en train d’être abandonné au profit du modèle occidental » (Saidinah H. rapport à la DSDS, ronéo, p. 13), avec ces conséquences sur les solidarités entre les générations donc à l’égard des personnes âgées.

La scolarisation récente et obligatoire de tous les enfants, parfois des trois ans, a pour conséquence l’accroissement subit d’un clivage culturel, parfois linguistique entre les générations. C’est aussi une utilité sociale octroyée antérieurement aux personnes âgées, qui leur est retirée à travers le soin et le rôle éducatif apporté aux plus petits. C’est enfin, la suppression d’un don qui n’appellera plus le contre-don réciproque.

La professionnalisation des femmes, souvent présentée comme libératrice, rend moins aisée l’accomplissement des tâches domestiques que la tradition leur assigne. A l’inverse, l’émergence de politiques publiques, dans le domaine de la petite enfance par exemple, mais aussi dans celui de l’accompagnement des personnes âgées va autoriser la recherche d’autres ressources extérieures à la sphère familiale, ressources qui autoriseront à leur tour la satisfaction des aspirations née de l’émergence de nouveaux modèles culturels, parfois de consommation.

L’inconfort des logements constitue une caractéristique forte de l’habitat à Mayotte. Parfois sans approvisionnement en eau, avec des toilettes à 20 ou à 30 mètres ou la cuisine située à l’extérieur, les logements des personnes les plus âgées, faits de cases traditionnelles, sont totalement inadaptés à la situation de dépendance. La question de l’accessibilité est encore moins à l’ordre du jour. Malgré le discours anti normatif relatif à la diversité des habitudes culturelles, le maintien à domicile, dans ces conditions d’inconfort de la case, d’une personne lourdement handicapée et malade, a toute les chances de réduire considérablement autant l’espérance de vie biologique que la réalité de la vie sociale. Ce n’est plus seulement le handicap qui rend la personne dépendante d’un tiers, mais le contexte social d’un logement qui enferme plus qu’il n’ouvre sur la vie social. L’objectif de maintien à domicile le plus longtemps possible y est applicable ; tout dépend du curseur de cette limite. Même accompagné de façon permanente par un enfant, la vie dans la case retire à la personne toute possibilité d’affirmation d’une utilité sociale, ne serait-ce que pour l’accomplissement des actes essentiels de la vie quotidienne qui la concerne. Le désir de liberté qui semble un trait culturel de cette île au sein des Comores, entre Madagascar et le Mozambique, semble bien compromis, tant chaque geste peut devenir une épreuve. On ne sait plus alors qui est le plus dépendant entre la personne handicapée et l’aidant familial qui a toutes les chances de s’épuiser rapidement au moment, d’ailleurs, où son intervention complémentaire des services formels sera nécessaire. Ce contexte « peut avoir des conséquences sur la qualité de la prise en charge dans la durée… : maltraitances, négligence dans la prise en charge, et abandon... » (Saidinah H. p. 17). La « pénibilité au travail » semble ici avérée « d’autant plus que les aidants familiaux sont dans la plupart des cas, des femmes avancées elles aussi en âge (45ans et plus), ce qui a des conséquences sur leur santé physique et morale » (Saidinah H. p. 17).

Selon Saidinah Hidaya « La personne âgée a un rôle central dans la société mahoraise. Son importance découle de son statut prédominant. C’est une personne détentrice de sagesse, de ce fait dépositaire de savoir, du patrimoine et des valeurs collectives. Elles sont disponibles à tout moment pour délivrer l’histoire de l’île, les généalogies de telles ou telles familles, raconter les faits marquants de la vie du groupe ou du village et donner des conseils. Ce qui leur donne la considération respectueuse de la part de tous. C’est ainsi que les personnes âgées sont consultées sur toutes les initiatives locales et culturelles importantes du village ». Mais ce rôle est-il reconnu, et possible, pour la personne « enfermée » dans sa case inaccessible ?

Saidinah Hidaya poursuit « C’est donc par elle que se transmettent les connaissances et les traditions aux générations futures et aux petits enfants en particulier, de même que les usages et les coutumes… En plus de rôle de sage, les personnes âgées ont un rôle d’éducateur, puisque en l’absence de crèche, ce sont elles qui gardent et éduquent les petits-enfants, pendant que les parents sont au travail ou même qu’ils s’occupent des choses personnelles, ce qui crée un lien affectif très important entre les grands parents et les petits enfants. » Là encore, la dénomination édulcorée de « personne âgée » recouvre de nombreuse acceptions. Les personnes objet de notre réflexion sont moins celles qui produisent pour leur famille que la maladie ou le handicap conduit à un comportement de retrait sur l’être biologique, même si modestement elle poursuit une production à la hauteur de ses moyens.

L’ordre social est formalisé par le Grand Cadi [4] de Mayotte « ces personnes âgées méritent le respect, nous devons bien discuter avec elles, car elles nous ont supporté et nous ont donné une bonne éducation étant jeunes. Nous devons leur rendre les mêmes services que ce qu’elles nous ont fait. Ce caractère obligatoire de la prise en charge est aussi valable pour les parents que pour les enfants ».

Le rapport à la DSDS précise encore « la personne âgée doit participer aux manifestations culturelles qui sont régulières à Mayotte, que ce soit pour les manifestations traditionnelles, ou encore les manifestations religieuses. La plupart du temps, la personne âgée fait partie d’un groupe de tontine ou d’un chicawo [5]… Ce rôle actif, empêche la personne de se retrouver seule, puisqu’elle est entourée régulièrement de ses enfants et petits-enfants, mais aussi, des gens du « chicawo ». » (Saidinah H., p. 17). Ces représentations, formulées dans le rapport à DSDS, non sans nostalgie idéalisée voire enjolivée ou amnésique des maltraitances invisibles, révèlent cependant un système idéologique par lequel sont justifiées les pratiques sociales, conformes ou non au discours. On les retrouve aisément en métropole et plus largement dans les pays occidentaux disposant de politiques publiques du vieillis¬sement, pour décrire, souvent regretter, l’ancien temps, perçu comme celui des solidarités. Il faut cependant attacher de l’importance à ce qui est dit dans les termes choisis par le locuteur, car, au-delà des réalités occultées, le discours tenu par une étudiante mahoraise à l’occasion de son stage à Mayotte ne pourrait être tenu dans les mêmes termes en 2010 dans un département de métropole. Ce discours importe d’autant plus dans une période de raréfaction des moyens et dispositifs publics, de moindre influence du politique, au profit de l’acteur privé, parfois commercial. C’est en effet au nom du devoir de solidarité familiale, parfois emprunt de morale individualisante voire culpabilisante, que se trouve valorisé la prise en charge privée, directement familiale ou par le biais de services rémunérés et que se trouve justifié le désengagement des dispositifs publics, évidemment « pour le bien de tous et des personnes âgées en premier lieu ». De ce fait, on peut se demander si l’existence de « solida¬rités mécaniques » à Mayotte ne résulterait pas de carences de « solidarités organiques », plutôt que d’imaginer que ces dernières résulteraient de l’absence des premières. On peut parler de choix lorsque le choix existe. Mais en l’absence de politique publiques, de services formels, le recours à la famille s’impose, bon gré mal gré et le discours religieux que se sont inventés les générations antérieures apparaît comme loi sociale collective pour faire admettre cette forme de solidarité en l’absence d’accumulation apte à une forme plus élaborée, collective, socialisée et organisée de forme de solidarité. C’est d’ailleurs, en d’autre termes, ce que signifie Hidaya Saidinah dans son rapport (p. 13) : « En raison de l’absence de structures de prise en charge des personnes âgées à Mayotte, telle, les foyers d’accueil, les maisons relais, les maisons de retraites, les établissements d’hébergements des personnes âgées dépendantes (EHPAD), comme en Métropole ou dans les DOM, le rôle des aidants familiaux à Mayotte est très important, puisqu’ils n’ont pas d’autres alternatives que de garder la personne âgée à domicile, et subvenir ainsi à tous ses besoins quotidiens (faire sa toilette, son ménage, ses repas, etc.). » De ce point de vue, l’enquête réalisée par Amrat Moendandze sous la direction de la DASS en 2002, nous semble significative. Certes l’échantillon ne comporte que quarante personnes et aucune conclusion ne peut être généralisée. Cependant, on notera que parmi les items proposés relatifs au lieu d’hébergement ne figure que « vit avec ses enfants », « vit avec ses petits enfants », « vit avec un membre de sa famille » et « vit seul ». Cette enquête révèle, dans les représentations de son auteur ou dans la réalité, l’absence de solution de domicile dans un hébergement collectif. On ne répond jamais qu’aux questions qu’on se pose. Là est certainement le rôle social des sciences sociales : poser des questions à la société, plus que d’y répondre.

Les entretiens réalisés par Hidaya Saidinah, à l’occasion de son stage de master 2 à DSDS du Conseil général de Mayotte, restituent de façon cohérente le cadre social édicté par loi locale sous l’expression du Grand Cadi de Mayotte : « Je m’occupe d’elle car c’est elle qui m’a mis au monde, a souffert, donc c’est à mon tour d’assumer son entretien » explique une femme. « C’est ma tante, elle n’a pas eu d’enfants, elle nous a élevé, elle n’a personne pour s’occuper d’elle, je l’ai prise sous mon toit car c’est elle qui s’est occupée de moi jusqu’à mon mariage. Aujourd’hui, je dois m’occuper d’elle, lui rendre ce qu’elle a fait pour moi » témoigne une autre femme alors qu’une troisième précise : « si j’ai laissé toutes mes occupations et que je suis là, aux pieds de ma mère, c’est pour avoir sa bénédiction. Elle m’a mise au monde, elle m’a élevée avec peines et difficultés, je ne pourrais jamais lui rendre ce qu’elle m’a apportée ».

Cette obligation sociale d’accueil du parent âgé semble tellement intégrée qu’elle ne pourra jamais compenser totalement le don initial fait aux enfants. Le rapport précise ainsi : « Cette obligation ne peut être définie seulement comme une réciprocité car, dans la société mahoraise, les enfants ne peuvent donner autant que ce que leur a apporté les parents ». La dette de vie ne semble recouvrable que partiellement par le devoir de solidarité à l’égard des anciens : « Il s’agit de rechercher la bénédiction des parents, car on doit tout à ceux qui nous ont donné la vie », précise Hidaya Saidinah dans son rapport à la DSDS.

A Mayotte, selon le même rapport à la DSDS « toute la famille s’implique dans la prise en charge de la personne âgée… Dans l’hypothèse où il n’y a pas de descendants directs, ce sont les neveux et les nièces qui prennent en charge la personne âgée et subviennent à ses besoins. Cette mobilisation massive s’explique par l’entraide qui existe entre les membres d’une même famille ».

Mais comment expliquer cette entraide ? Il nous semble, pour notre part, que nous ne pouvons évacuer l’absence de politique publique, de services à domicile, voire de lieu de vie collective, comme raison de solidarité comme le note fort justement Hidaya Saidinah plus haut : « l’absence de structures de prise en charge des personnes âgées à Mayotte ».

Il nous semble simplificateur de considérer que « toute la famille s’implique dans la prise en charge de la personne âgée », tant l’entraide semble genrée : « la plupart des aidants familiaux sont des femmes, avancées en âge ». Si la solidarité familiale est un trait culturel d’une société, comment expliquer qu’elle ne touche que ses membres affectés tradition-nellement aux tâches domestiques considérées comme subalternes ? De surcroît, les aidant familiaux semblent être plus souvent des personnes qui « n’ont jamais été scolarisées, par conséquent, n’ont pas d’activité professionnelle ». Cette remarque nous semble d’un intérêt majeur pour l’avenir, avec l’élévation à attendre du taux de scolarisation, y compris des femmes. Nous avons, en outre, pointé précédemment la croissance du taux de profession-nalisation des femmes, alors que la société mahoraise traditionnelle les affectait aux fonctions d’aidants familiaux. Désormais, ses femmes, plus éloignées du domicile, seront moins disponibles pour les personnes âgées, dans une période où l’objectif de lutte contre les déficits publics peut rendre moins aisé, en métropole, l’organisation collective du soutien dû aux personnes âgées, par la mise en œuvre, par exemple, d’une cinquième branche de la sécurité sociale.

Ainsi, parmi les facteurs explicatifs de la prise en charge des personnes âgées par des aidants familiaux, nous semblent figurer plus des carences scolaires et professionnelles qui s’ajoutent à l’absence d’organisation formelle de dispositif de soutien, comme nous l’avons précédemment mentionné.

Il nous semble pour notre part que les politiques publiques devront en outre intégrer à l’avenir, le double mouvement de migration, d’émigration accrue de mahorais vers la métropole et d’immigration plus ou moins clandestine depuis les autres îles des Comores et de Madagascar. En effets, les phénomènes migratoires sont souvent accompagnés de rupture familiale, parfois immédiate, parfois étalées sur deux ou trois générations, qui rendent moins facile la mobilisation des aidants familiaux, surtout si l’essentiel du soutien repose sur leur présence physique de proximité, irremplaçable par le seul service marchand.

Conclusion provisoire

Avec la mise en place du RTAS, en 1994, les premières actions en faveur des personnes âgées sont mises en œuvre. Elles se limitent à des prestations d’aide sociale légale, en complément ou substitue des solidarités locales. S’ajoute, trois ans plus tard, une prestation en nature sous la forme de l’aide ménagère à domicile. Les prestations monétaires semblent cependant privilégiées par le Conseil général.

On pourrait imaginer que ce choix constitue une traduction de ne pas ériger en norme un objectif de politique publique. En réalité, l’objectif de maintien à domicile est clairement identifié, dans des termes similaires à ceux utilisés en métropole. « A Mayotte, il n’existe pas de structure d’accueil. Par conséquent, pour aider la famille au maintien à domicile des personnes âgées dépendantes, le Conseil général intervient selon deux modalités : l’Allocation Compensatrice pour Tierce Personne (ACTP), l’accompagnement social (Saidinah H. p. 16), ainsi que, plus récemment, l’allocation pour personnes dépendantes, prémices de l’APA.

Dans la perspective de conciliation d’une tradition de solidarité familiale avec une politique publique qui n’induise pas une ségrégation des personnes les plus handicapées ou malades en reportant un « placement » au plus tard possible, sans y remédie, une esquisse de solution peut consister à privilégier l’organisation d’accueil de jour, voire d’hébergement temporaire, ou encore de l’accueil familial. Ces dispositifs, relativement peu utilisés en métropole en raison de l’absence de proximité spatiale et d’une moindre réciprocité des relations familiales (une des plus grandes craintes des personnes âgées est d’être une charge pour les enfants) qu’ils nécessitent, peuvent, au contraire, recevoir un accueil accru dans une population où le fait d’être soutenu par un enfant n’est pas conçu comme une charge. Au contraire, le vieillard conserve parfois ce pouvoir de faire honneur à un enfant, d’être hébergé dans sa demeure et de lui transmettre ainsi l’héritage spirituel.

Dans ce sens, l’accueil de jour et l’hébergement temporaire peuvent être vécus réciproquement et socialement au regard de la communauté, comme le respect d’un temps de soin ou d’un temps à soi pour le vieillard. Cependant, la solution de l’hébergement temporaire doit être considéré en veillant à ce qu’elle ne soit pas vécu comme un affront à l’égard des enfants ou autres membres plus éloignés de la famille, voire au sein du cadre communautaire du village, qui n’ont pas eu le « privilège » de l’accueil permanent. De ce fait, l’hébergement temporaire, doit permettre de répits des aidants familiaux de personnes lourdement malades ou handicapées, afin d’éviter leur ségrégation permanente dans des structures n’accueillant que ce type de personne. C’est dire la faible utilité de des structures d’hébergement temporaires qui ne permettrait pas l’accueil de personnes lourdement dépendante. La formule de l’accueil familial peut constituer un moyen formel de concilier cet élément de politique avec la tradition d’accueil… familial.

Pourtant, la tradition d’accueil familial n’échappe pas toujours à certaines formes de maltraitance (respect des rythmes de vie…), qui échappent au regard occidental nostalgique de son propre passé, souvent enjolivé, voire idéalisé ou même mythifié. Dans se sens, des actions de formation sont à imaginer.

Ainsi, les émigrations diverses des mahorais, l’élévation de leur niveau scolaire et de leurs aspirations culturelles, leur expérience des politiques publiques métropolitaines leur permettent de transformer des ressources financières contre des services formels aptes à se substituer aux services informels issus des systèmes de troc et d’échanges. Considérer que le niveau de solvabilité est atteint pour toutes les familles conduirait à produire des situations d’exclusion des plus démunis. La question est de savoir quel modèle économique caracté¬risera la construction d’une politique publique du vieillissement, dans le processus historique que vit Mayotte. Ces services seront-ils livrés à la loi de l’offre et de la demande ou, au contraire, une organisation sociale collective, une politique publique, sera-t-elle imaginée pour répondre aux besoins identifiés par tous indépendamment d’enjeux commerciaux ?

Le modèle culturel est aussi en cause. Si la présence familiale, de surcroit nombreuse et élargie n’a justifié ni une politique d’hébergement, ni même une politique de maintien à domicile autres que des services d’aide ménagère depuis quelques années, c’est désormais l’absence de politique publique (structures de prise en charge des personnes âgées et services) qui risque de contraindre des familles, moins présentes, plus nomades, en raison de l’élévation des niveaux scolaires et culturel entre autres.

La départementalisation de Mayotte l’incline plus aisément que d’autres à transposer le modèle de politique publique de la métropole. Bien que non contraint par son statut (les textes législatifs et réglementaires ne s’appliquent sur le territoire, actuellement, que sur ordonnance de l’autorité territoriale), le Conseil général de Mayotte a développé son action sociale par analogie à la politique sociale nationale. Cependant, tout en conservant le cadre juridique et institutionnel de la métropole, le Conseil général a montré une capacité d’acteur pour être autre chose que l’application simple des modes de vie de la capitale. Une sélection drastique des éléments de dispositifs nationaux, l’adaptation de ceux qui reste pour bénéficier des financements constitue, de facto, une politique publique autonome. Le Règlement Territorial d’Aide Sociale (RTAS) constitue une mise en forme d’un projet politique spécifique.

Concernant les objectifs de politique publique, nous ne pensons pas que « Le maintien à domicile suppose que la personne âgée demeure là où elle habite depuis plusieurs années », si elle y demeure isolée, sans voisin avec des enfants émigrés en métropole. Il nous semble qu’il faille imaginer pour ce « pays du Sud », une diversité de solutions. Pour certaines personnes qui ont fait le choix de demeurer dans le domicile où elles habitent depuis longtemps, il convient de préserver une utilité sociale. Aussi faible soit-elle, elle constitue une source majeure d’affirmation de la dignité, ce qui semble contradictoire avec certaines situations d’isolement suggérées. Pour d’autres personnes, dont les familles, pour des raisons diverses, parfois de survie économique, sont contraintes de s’expatrier en dehors de l’île, des solutions sont à imaginer conciliant les avantages de disposer des services rassemblés pour plusieurs personnes, tout en garantissant le droit à un domicile personnel, voire en concevant des unités d’hébergement et de vie sociale comme une forme de domicile, dans lesquelles on n’est pas maintenu, mais dans lesquelles on est soutenu dans le nécessaire processus de recomposition d’une vie sociale (Réguer, 2001). La tradition d’accueil familial propre à Mayotte rend plus aisée une double révolution culturelle. Il s’agit, en premier, de la manière de penser l’exercice d’un droit au domicile, au sens d’une vie sociale, jusqu’à la fin de vie, quel qu’en soit le lieu. Ce lieu peut être le logement occupé depuis de longues années. Il peut aussi être plus récemment occupé en prévision, prévention, du vieillissement et de sa plus grande probabilité d’être atteint par le handicap ou la maladie. Ce domicile individuel dans une unité résidentielle, dont les services et les solidarités amicales, de voisinage et familiales puissent se compléter mutuellement durant la dernière étape du cycle de vie. Il nous semble que la solution la moins adaptée à la situation de Mayotte, serait la réalisation d’établis¬sements n’accueillant que des personnes « lourdement dépendantes », qui attendraient, que les personnes dépendantes ne puissent plus vivre dans leur domicile. Un tel choix, qui retarde au tard, nous paraît être le plus ségrégatif, non pas des personnes âgées, mais de celles d’entre elles les plus malades ou handicapées. En revanche, il faut s’attendre à ce que l’expérience de confort des logements en métropole, y compris HLM, délaisse la case traditionnelle comme lieu de vie. Une politique de prévention est, de ce point de vue, toujours préférable, de telle sorte qu’un déménagement dans une petite unité de vie, librement pensé, organisé, choisi à proximité immédiate du village ou du quartier, rende inutile le « placement » synonyme de ségrégation dans des établissements ne regroupant que des personnes dépendantes. Cela suppose une autre révolution : que soit repenser les rôles respectifs des services, de plus en plus techniques et des familles. C’est ce qui nous avait amené à distinguer les notions « d’aidant professionnel » et « d’aimant familial » (Réguer, 2008).

Il nous semble que la pire des solutions serait, pour Mayotte d’adopter d’ériger en norme unique, le parcours de vie qui consiste à organiser le placement des personnes devenues inaptes à l’adaptation, après les avoir maintenues à domicile le plus longtemps possible. Ce dernier choix dénie l’exercice d’un droit à la dignité d’habiter dans un domicile. Il nous semble au contraire que le rôle des politiques publiques n’est pas de promouvoir une norme de vie ou une autre, mais d’imaginer des solutions plurielles pur une population plurielle, dont la caractéristique majeur n’est pas d’être âgée, mais d’être dans une étape changeante de la vie. C’est cette prévision de changement qu’il importe de considérer.

Mayotte dispose des atouts de son histoire et de l’émergence de politique pour inventer des solutions à leur tour exportables en métropole.

[1] Chanudet Claude et Rakotoarisoa Jean-Aimé, Mohéli une île des Comores à la recherche de son identité, l’Harmattan, 2000, p. 48.

[2] INSEE - La Réunion – Revue économique de La Réunion N° 119 – Dossier Mayotte en 2002.

[3] Corinne Bruelle, « Mission pour l’accueil des familles et jeunes mahorais en Creuse », Conseil Général de la Creuse, 19 mars 2008.

[4] Juge islamique qui rend la justice selon la loi coranique. Ils utilisent le Minhadj comme livre de droit en ce qui concerne le statut personnel qui ressort seul de leur juridiction. En effet, le système judiciaire à Mayotte est double : droit commun et droit local.

[5] Une association d’entraide qui réunit des personnes d’une même classe d’âge.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011