Les “ valeurs des lieux ” : l’exemple de Brighton & Hove (Sud-Est d’Angleterre)

 

Mathis Stock, EA HABITER,

Université de Reims Champagne-Ardenne

 

Introduction

 

Nous avons un problème théorique que pose la mobilité géographique accrue des sociétés contemporaines : il concerne l’ensemble des sociétés humaines – certes différenciées par le niveau de développement (économique, politique et social) – de différentes façons.

 

-         nos modèles classiques concernant un grand nombre de domaines (espace urbain, réseau de villes, identité spatiale, etc.) ne sont plus adéquats pour décrire et expliquer la réalité géographique : cartes de peuplement, pour n’évoquer que cet exemple, nous montrent uniquement la population dans un lieu de domicile (mais : quand est-ce que c’est réalisé ? Le jour, on est absent au travail, le week-end et les vacances, on est absent, reste la nuit ?) alors même que la mobilité a pour conséquence non seulement une présence dans d’autres lieux, mais aussi une absence dans notre lieu de domicile

 

-         on assiste à une recomposition des valeurs des lieux conférées d’une part par les individus, d’autre part par la société qui est l’expression de la mobilité géographique : i) d’un point de vue des individus, cette recomposition est souvent décrite comme “ déracinement ” : les individus seraient de toute façon enracinés (sédentaires) et de la mobilité géographique résulterait en un “ déracinement ”. ii) la valeur sociale et économique des lieux géographiques qui valorisent certains types de lieux.

 

 Comment définir la mobilité géographique ? La mobilité géographique, du point de vue des individus – mais il y en a d’autres (cf. Lussault & Stock, 2003) –, s’exprime par une pratique d’un grand nombre de lieux différents avec des objectifs eux aussi différents.

 

La question suivante se pose : comment les valeurs des lieux s’expriment-elles et comment interviennent-elles dans la mobilité géographique ?

 

 On tentera de répondre à cette question en émettant trois hypothèses :

1) C’est cette intentionnalité dans la pratique des lieux – le sens, la direction donnés à l’action – qui fait que la valeur des lieux pour les individus, est changeant. L’exemple de la différence entre lieu de vacances et lieu de résidence illustre cette différence de valeur pour les individus.

2) La valeur des lieux se différencie de plus en plus au cours de l’histoire : d’un lieu à valeur unique, on passe de plus en plus à des lieux à significations multiples.

3) une gestion de plus en plus fine de la valeur des lieux par les individus explique en partie la mobilité géographique accrue dans nos sociétés. À la limite, chaque pratique est associée à un lieu spécifique. 

Définir la “ valeur des lieux ”

 

La notion de valeur de lieu a différentes connotations que l’on peut cerner en recourant au sens que véhicule le terme “ valeur ” dans les sciences sociales.

 

1), en économie, il s’agit de la valeur monétaire : cela signifie qu’un certain prix, un certain coût, une équivalence monétaire est effectuée pour un bien. Cela s’applique bien aux dimensions spatiales : nous savons tous que le foncier, l’immobilier ou la rente foncière traduisent économiquement la valeur des lieux géographiques, par le jeu des distances. Nous savons à peu près la modéliser aussi : le modèle de von Thünen, Alonso bien qu’un certain nombre de questions contemporaines, justement liées à la mobilité géographique, soient éludées : par exemple la valeur des lieux touristiques dont les prix d’immobilier atteignent ou dépassent ceux des métropoles.

 

2) En sciences sociales, “ valeur sociale ” signifie donner un certain sens aux pratiques en fonction de “ principes moraux ou éthiques ” (Guedez, 2003). La sociologie a travaillé de façon extensive sur les valeurs des sociétés, distinguant . En Europe, le European Value Survey, ou à l’échelle le projet de recherche de Ron Inglehart (World Value Survey)

 

3) En géographie, la valeur des lieux est un rapport entre individu et espace, en fonction de son inscription dans un groupe/communauté/société. Elle s’exprime par des représentations, des idéologies, des fantasmes, des peurs, de l’imaginaire, une Weltanschauung, mais aussi par les pratiques. Cf. Berdoulay (1995). Ainsi, on donne une certaine valeur à l’environnement, par la protection et la préservation.

 

Cette valeur change, les valeurs conférées à l’espace géographique ne correspondent pas au cours de l’histoire et entrent dans les relations asymétriques de pouvoir (Berdoulay, 1995). Comme le dit Brunet : “ D’un espace donné, une autre formation sociale qui le conquiert ou en hérite ne sait pas toujours quoi en faire, il n’a pas de valeur pour elle : invasions barbares et incursions de nomades ont ruiné des civilisations urbaines, dont l’espace se trouvait d’un coup dévalorisé. A l’inverse, des espaces sont convoités précisément pour leur valeur d’usage. Les voisins qui s’insinuent par leurs émigrants, leurs entrepreneurs ou leurs touristes ; à l’extrême par leurs soldats ; ils se gardent bien de le transformer, afin d’en préserver cette valeur même qui les a séduits ” (Brunet, 1990, 71).

 

Cette description n’est pas tout à fait satisfaisante pour deux raisons : i) le terme “ insinuer ” ne décrit pas toutes les situations de convoitise ; ii) l’exemple des touristes passe à côté du fait que ce sont eux, qui, historiquement, inventent une nouvelle valeur des lieux, celle d’un espace digne d’être regardé ou dans lequel on peut avoir des pratiques recréatives (cf. Knafou, 1992). Toutefois, il met sur la piste de la distinction marxienne entre valeur d’usage et valeur d’échange de l’espace, utilisée par exemple par Harvey (1973) dans son travail sur l’espace urbain.

 

4) Le Dictionnaire de la géographie de Lévy/Lussault définit “ valeur spatiale ” de la façon suivante : “ Ensemble des qualités socialement valorisables d’un espace ” (Lussault, 2003, p. 973). Il poursuit : “ la valeur d’un espace est celle que les individus, les groupes et les organisations, dans un contexte historique donné, y projettent et y fixent, en raison même de l’état, dans la société donnée, des systèmes de définition et de qualification des valeurs sociales ” (p. 973). Cette insertion de l’espace dans le contexte social est importante : elle explique la valorisation changeante au cours de l’histoire, du bord de mer – valorisée entre 1750 et 1840 par le tourisme en Angleterre (Corbin, 1988), voire un siècle plus tôt en Hollande (Knafou, 2000) –, de la Haute Montagne, en fait les Alpes européennes, à partir du 18ème siècle pour la valeur esthétique (Joutard, 1986), de la neige pour les sports d’hiver à partir des années 1860 dans les Grisons, ensuite les pentes neigeuses des Alpes pour le “ ski alpin ” à partir des années 1890-1920[1].

 

Elle indique, fondamentalement, des changements du “ regard ” - au sens non d’une perception visuelle, mais d’un jugement socialement organisé et réglé –  sur l’espace. Le “ tourist gaze ” (Urry,1990), le regard touristique, est un élément fondamental, depuis 1800, mais surtout depuis 1950, du regard porté sur l’espace européen et mondial. Qu’il s’agisse des grandes villes (modernité), des centres-villes (patrimoine), de la campagne (recréation), du bord de mer (recréation). “ Mettre le monde en coupe réglée ”, voici l’un des ressorts fondamentaux du tourisme depuis 1950 (Équipe MIT, 2005). Ces types de lieux ont, bien sûr, aussi d’autres valeurs : la campagne européenne comme à la fois espace agricole, espace résidentiel (“ principale ” et “ secondaire ”), espace de recréation (loisir et tourisme) et patrimonial (l’entretien des paysages ruraux) est tout à fait significatif ; les centres-villes des métropoles ont des valeurs économiques (immobilier, activités de services), mais aussi résidentielles (résidence “ principale ” et “ secondaire ”, “ pied à terre ”), touristiques (modernité et patrimoine) etc.  

Valeur des lieux et sens des lieux : quel lien, quelle différence ?

 

Une question se pose : quelle différence entre les concepts “ sens du lieu ” et “ valeur du lieu ” ? Selon Lussault (2003), les valeurs spatiales sont “ condensées ” et cette condensation “ injecte l’espace dans l’univers du sens et inscrit le sens dans la dimension spatiale. Ce couplage interactif : spatialiation-sémantisation, instaure le statut d’objet de la valeur spatiale ” (p. 973). Cela signifie que la valeur des lieux géographiques est l’une des manières d’aborder la question du sens assigné à l’espace.

 

Néanmoins, cette formulation n’est pas entièrement satisfaisante, “ sens ” ne signifie pas nécessairement “ sémantisation ”. Si l’on suit Alfred Schütz (1934), “ sens ” comporte deux aspects : interpréter les actions sociales des autres (Deutung) et donner sens à ses propres actions (Sinngebung)[2].

 

Une réponse simple, mais pas nécessairement satisfaisante serait : “ valeur ” serait de l’ordre du social ou collectif, et “ sens ” de l’ordre du personnel, individuel. La valeur des lieux repose idéalement sur une adéquation entre production de l’espace (images) et consommation (pratiques, interprétation). C’est cela peut-être : la valeur est une donnée constituée par interaction : interprétation par l’individu, mais toujours socialement construite. 

Les valeurs dans les pratiques

 

Pour les individus, c’est à eux que je m’intéresse ici, ces valeurs n’existent pas en elles-mêmes – sous formes de représentation –, mais sont insérées dans des pratiques, c’est-à-dire dans un ensemble d’actions dont le référent est un ou des lieux géographiques. Et ces pratiques ont souvent pour caractéristique le fait de gérer une absence ou une présence dans un lieu, donc la question de la mobilité.

 

Comment rendre compte de l’effectuation des pratiques par rapport aux lieux géographiques et par rapport aux valeurs des lieux géographiques ? Comment les pratiques créent-elles de nouvelles valeurs des lieux ?
 

On peut y travailler en trois temps:

 

1) articuler les concepts de pratiques, de rapport aux lieux et d’intentionnalité (fig. 1)

 

Fig. 1 : Les concepts d'intentionnalité, de rapport au lieu et de pratique du lieu


 


 

Source : Stock (2001), modifié

 

 

2) en mettant en place une grille de lecture qui distingue différents types de valeurs des lieux (fig. 2) :

 

• en travaillant sur l’engagement/distanciation par rapport aux lieux, à partir des catégories de rapports aux lieux mis en place par Relph (1976).

 

fig. 2 : Le continuum de l'engagement et de la distanciation

existential insideness

empathetic insideness

behavioural insideness

vicarious insideness

incidental outsideness

objective outsideness

existential outsideness

engagé                                                                                                               distancié

Source : Stock (2001)

 

• en travaillant à partir d’une distinction entre quotidien/hors-quotidien pour rendre compte des valeurs différenciées (fig.3) :

 

fig. 3 : Classement des pratiques en fonction de l’insertion dans le quotidien et le hors-quotidien

 

Lieu du "quotidien"

Lieu du “hors-quotidien”

Pratique du "quotidien"

Ici : Travail

Travail

Voyage d’affaires

Pratique du "hors-quotidien"

Ici : Recréation

Loisirs

Tourisme

Source : Stock (2001)

 

Ces outils conceptuels permettent d’appréhender, du point de vue des individus, la signification des lieux, et le changement du sens des lieux au cours du temps.

 

L’exemple de Brighton & Hove : 250 ans de valeurs changeantes

 

Tab. 1 : L’évolution des différents “ habitants ” de Brighton & Hove au cours du temps

 

-1750

1750-1820

1820-1840/1870

1840/1870-1914

1914-1960/70

1960/70-2000

2000- ?

Lieu du quotidien

• Résidents travaillant sur place (pêcheurs, commerçants)

• Résidents travaillant sur place (pêcheurs, commerçants, médecins)

• Résidents (pêcheurs, commerçants, médecins, hôteliers, transports, entreprises “ touristiques ”)

• Résidents

• Excursionnistes (classes moyennes et populaires)

• Artistes travaillant à Londres

• Résidents travaillant à Brighton

• Résidents travaillant à Londres

• Excursionnistes

• Retraités

• Résidents travaillant à Brighton

• Résidents travaillant à Londres

• Excursionnistes (plage et pier)

• Retraités nouvellement arrivés

• “ Commuter ” vers Brighton

• Étudiants

• Sortie du vendredi soir (clubbing) pour Londoniens

• Résidents travaillant à Brighton

• Résidents travaillant à Londres

• Excursionnistes (plage et pier)

• “ Commuter ” vers Brighton

• Étudiants

• Sortie du vendredi soir (clubbing) pour Londoniens

• Shopping et soins hospitaliers pour “ régionaux ”

Lieu du hors-quotidien

 

• Curistes aristocratiques (balnéothérapie)

• Curistes bourgeois et aristocratiques (balnéothérapie et villégiature : séjour long)

• Hove devient lieu touristique

• Curistes bourgeois

• “ Vacanciers ” (bourgeois et classes moyennes : pratique balnéaire de séjour)

• Vacanciers (pratique balnéaire de séjour par classes moyennes et ouvriers)

• “ week-ender ”

• Courts séjours (plage, centre-ville)

• Week-end

• Congressistes

• Séjours linguistiques

• Touristes divers : visite de la ville et plage pour week-ends, courts séjours et passage dans le cadre d’un itinéraire touristique

• Congressistes

• Séjours linguistiques

Conclusion

 

Je voudrais défendre trois thèses :
 
1) nous assistons à une recomposition fondamentale de la valeur des lieux, impulsée par et fondée sur la mobilité géographique. Cette valeur des lieux s’exprime dans un nouveau regard sur les lieux plus ou moins urbains ou différemment urbains : regard touristique, patrimonial, résidentiel, etc.
 
2) la valeur d’un lieu géographique change au cours de son histoire, lié à la mobilité géographique, et, par là, les différentes pratiques qui investissent le lieu :
 
3) La valeur des lieux géographiques devient de plus en plus différenciée : il n’y a pas qu’une seule valeur assignée aux lieux géographiques, il y en a toujours plusieurs, qui peuvent être contradictoires, et ainsi engendrer des conflits.

 

Références :

 




[1] Les analyse d’Augustin Berque (2000) concernant le sens assigné aux milieux géographiques rentrent dans le cadre de cette analyse. Il travaille avec l’idée  d’un “ prédicat ”, attribut donné à un monde bio-physique afin que celui prenne sens.

[2] “ Sinnhaft sind eben jene Erlebnisse, welche reflektierend in den Blick gefaßt werden. Das "Sinnhafte" liegt nicht im Erlebnis oder seiner noematischen Struktur, sondern nur in dem Wie der Zuwendung auf dieses Erlebnis oder, wie wir es früher antizipierend formuliert haben, in der Attitüde des Ich zu seiner abgelaufenen Dauer ” (Schütz, Der sinnhafte Aufbau der sozialen Welt, p. 94).