Peuplement et décentralisation au Mali

(contribution orale)

Stéphanie Lima[1]

 

Peuplement et territoires flous

La notion de « peuplement » renvoie d’une part aux modalités de localisation des populations dans l’espace et, d’autre part, aux dynamiques inhérentes à l’évolution de ces implantations dans le temps et dans l’espace. A cela s’ajoute la prise en compte des liens entre les lieux, car le peuplement ne nous dit pas tout de la relation de la société avec l’espace, ni des rapports entre les groupes sociaux dans l’espace. Ainsi, l’occupation de l’espace ne se limite pas à des lieux, mais ressort d’un écheveau complexe de relations tissées entre les lieux. Celles-ci s’expliquent d’un côté, par les conditions de peuplement et, de l’autre, par les rapports entre les localités au cours du temps et leur évolution dans l’espace.

Dès lors, le rapport entre peuplement et territoire (dont les dynamiques foncières) ne s’apparente pas à une logique d’appropriation fondée sur les lieux. Car, si le peuplement nous parle des lieux habités, il nous parle moins des relations entre ces lieux, qui elles-mêmes déterminent les valeurs et les usages de l’espace, et des territoires, par extension.

La notion de peuplement, définie comme « un processus d’occupation d’un espace par un groupe humain » [Lévy et Lussault, 2003], est une notion dynamique, et ce à différents titres. L’évolution des densités, d’un côté, les mobilités, de l’autre, produisent des transformations spatiales au cœur desquelles le peuplement lui même se trouve modifié. A cela s’ajoute les modifications des trames administratives qui tiennent compte ou non des dynamiques de peuplement dans leur diversité. Le rapport entre peuplement et découpage territorial pose question, dans la mesure où le peuplement est appréhendé comme un donné, si ce n’est comme une condition, un critère pour procéder au découpage.

Seulement la notion même de peuplement ne prend pas en compte l’ensemble des dynamiques relatives à la population et à ses mouvements. Dans un contexte de mobilités multiscalaires, l’équation peuplement/territoire présente certaines limites, puisque les lieux habités sont inscrits dans des espaces réticulaires diffus et flous. D’où une interrogation sur les dynamiques de peuplement, qui s’inscrivent moins dans un registre spatial que dans un champ social. Ce ne sont pas tant les lieux qui sont mobiles, que les liens entre les lieux, dans une dimension sociale, foncière et politique. Sans compter que par-dessus ces fluctuations locales s’ajoutent des changements impulsés « par le haut ». C’est le cas au Mali, où l’Etat conduit depuis 1992 une réforme de décentralisation, accompagnée d’une réorganisation territoriale (le découpage communal).

La fabrication de nouveaux territoires politiques locaux s’intéresse au peuplement, dans la mesure où la population (qui a valeur de « stock ») et les lieux habités (données ponctuelles) constituent des critères de base dans la configuration des entités territoriales. Produire un territoire c’est circonscrire à la fois un espace et une population. Dans le cas des communes maliennes qui, pour les communes rurales sont des regroupements de villages, le critère « populationnel » a été placé au cœur de la démarche du découpage, associé à la prise en compte des « solidarités communautaires ». L’un n’allant pas sans l’autre. Toutefois, la question posée est de savoir si la possibilité de fonder la mise en place d’un découpage à partir de la donnée du peuplement conduit à construire des « territoires flous », puisque les populations qu’ils sont censés regrouper ne se situent pas toutes sur/dans le territoire, mais aussi à l’extérieur, dans d’autres lieux. Ainsi le triptyque lieu/territoire/peuplement remet en cause la définition citée précédemment, l’occupation de l’espace se faisant à partir de plusieurs lieux, discontinus, dispersés.

Dans le contexte de la décentralisation malienne, l’approche du peuplement achoppe sur trois dispositifs spatiaux en interaction les uns avec les autres :

- la dispersion des espaces de vie, les mobilités et les réseaux sociaux. Dans ces espaces en mouvement, la mise en place d’un maillage s’accorde difficilement avec des valeurs spatiales qui se déclinent d’avantage dans le registre de l’ouverture que dans celui de la fermeture et de la centralité.

- l’émergence de territoires communaux, à la croisée d’une logique ascendante et d’une logique descendante. Il s’agit de « territoires flous », puisque les communes sont avant tout des regroupements de villages sur un plan administratif, mais pas sur un plan spatial. L’absence de délimitations territoriales découle des modalités de peuplement et d’appropriation foncière, selon lesquelles les limites sont des objets sociaux, toujours négociables.

- l’impossible délimitation des territoires. Ceci entraîne une série de questions quant à la gestion des populations et des ressources dans des territoires décentralisés, chargés de mettre en œuvre des plans de développement locaux. A cela s’ajoute, notamment pour l’Etat et l’ensemble des acteurs de la décentralisation, un problème d’outils quant à la connaissance des territoires, et plus particulièrement concernant les données quantitatives et la représentation cartographique.

Dans cet enchevêtrement de dynamiques spatiales, l’adéquation entre peuplement et territoire semble compromise. La nature même du peuplement annihilant toute entreprise de bornage des territoires. Mais la question se situe-t-elle vraiment à ce niveau ? Le territoire est-elle l’unique modalité de gestion des populations et des ressources ? Le territoire est-il le seul moyen de contrôle et de développement ? L’approche par le peuplement peut servir de « contrepoids » dans un schéma théorique qui accorde une certaine supériorité au concept de territoire. Dans cette partie du Sahel, le peuplement interfère sur la construction des territoires politiques, et plus particulièrement sur le découpage au sens strict. Ceux-ci sont enserrés dans une diversité d’espaces (lieux, réseaux, espaces de vie) : le peuplement ne constitue pas un support stable pour la territorialisation. Ainsi, la notion de « peuplement » est prise dans une tension entre deux pôles avec, d’une part, l’Etat qui a besoin de produire et de connaître (notamment par les cartes) des territoires stables, et, d’autre part, des populations qui fondent leurs pratiques spatiales sur des critères sociaux, laissant la question des limites de côté, « l’entente » sociale étant primordiale sur les aspects techniques et territoriaux.

Ce questionnement prend corps au Mali, et plus particulièrement dans la Région de Kayes, où de nouveaux territoires communaux ont été mis en place, selon une double logique ascendante et descendante, et en fonction d’une série d’interactions entre espaces et réseaux. Il se décline en deux temps.

Dans une première partie sont présentées les principales modalités du peuplement tel qu’il se présente dans cette région. La dispersion et la mobilité en sont deux caractéristiques essentielles, avec comme conséquence des interférences fortes entre les lieux, malgré les discontinuités et les distances.

La deuxième partie s’intéresse à la relation entre peuplement et territoire, avec comme entrée, la fabrication des communes, entités politico-administratives locales dont une des fonctions est de « déplier » les espaces de vie des populations, et de les incorporer dans des mailles conçues en fonction d’un seuil démographique variable selon les espaces considérés, entre autres critères.

 

I.                    Peuplement, dispersion et espace mobile

L’histoire du peuplement et de ses évolutions nous livre un panorama sur les origines des villages de la Région de Kayes, en termes de lieux et de liens, dans la mesure où la « mise en lieux » est fondée sur les rapports sociaux et surtout sur les rapports entre société et nature :

« La parcelle de terre, la source, le rocher… sont titulaires d’une âme ou abritent une part de l’âme. Cette âme s’exprime par la parole de quelques initiés suivis par l’ensemble de la société et transforme notablement le sens possible de ce qui se fait ou de ce qui est apparemment. C’est l’entrée dans la magie quand aucune barrière ne sépare les mots des choses. Dans cette « culture », la nature enveloppante occupe une place qu’elle n’a pas chez nous et que nous rêvons parfois dans la poésie ou dans les idéologies écologistes récentes » [Retaillé, 2003 :28][2]

Le peuplement se rapporte à une dimension globale, celle de la relation entre nature et culture. Au-delà du peuplement, la question de l’origine est essentielle, et avec elle celle de l’identité et de l’altérité. En outre, le peuplement s’apparente à un mouvement continu, et ce d’autant plus que les populations concernées sont prises dans des dynamiques de mobilités à de multiples échelles. Entre dispersion et mobilité, le peuplement met en jeu les liens entre les lieux.

a.      Peuplement et densités

Dans son ensemble, la région de Kayes appartient à un vide démographique, dans cette partie ouest du Sahel. Cet ensemble s’étire sur 1000 kilomètres environ, du Sénégal au Mali : il part du Ferlo, couvre la majeure partie du Sénégal oriental, le haut bassin du fleuve Sénégal, en amont de Kayes, et rejoint, à l’est, le delta intérieur du fleuve Niger. Pourquoi ce vide ? Une grande variété de situations climatiques et naturelles explique la faiblesse de ce peuplement, ainsi que des causes historiques qui ont tenu à l’écart cette partie du continent africain de mouvements de population débouchant sur une implantation importante [Raynaut, 1997 :70].

A l’échelle de la région, si l’absence de population s’explique sur les hauteurs stériles du plateau mandingue (le long de la frontière guinéenne) et dans le massif du Kaarta (au nord de Bafoulabé) par des arguments agro-écologiques, ce n’est pas le cas dans la grande plaine qui s’étend de Kayes à Nioro, ainsi que dans les vallées du Sénégal et de ses affluents [Raynaut, 1997 :83]. L’insalubrité des cours d’eau est associée à l’alternance d’une courte saison des pluies et d’une longue saison sèche qui favorise la constitution de réserves d’eaux stagnantes et le développement de certaines grandes endémies parasitaires, comme les bilharzies. Mais, « dans un contexte semi-aride, elles constituent aussi une précieuse ressource autour de laquelle des hommes se regroupent pour y développer des activités comme la culture de décrue, la pêche, l’élevage. » [Raynaut, 1997 :85-86].

Des raisons historiques se surimposent à ces éléments. Ainsi, après le déclin de l’Empire moyenâgeux du Ghana, le haut bassin du fleuve Sénégal n’a cessé de constituer un terrain d’affrontements entre puissances rivales, sans qu’aucun pouvoir stable s’y établisse durablement, à l’exception momentanée de l’Etat bambara du Kaarta, dont on retrouve la trace démographique de Kayes à Nioro. « L’existence éphémère et troublée de l’empire toucouleur d’El Hadj Omar n’a pu, pour sa part, donner naissance à des concentrations importantes de population. En fin de compte, le vide démographique actuel de cette région n’est certainement pas étranger à la situation d’insécurité qui y a régné pendant de longs siècles et à sa fonction d’approvisionnement en esclaves au bénéfice des Etats de la côté sénégalaise – que ce soit en vue de leur propre usage ou pour la revente auprès des comptoirs de traite. » [Raynaut, 1997 :93-94]. Et les explications historiques ne s’arrêtent pas à l’époque précoloniale, elles se poursuivent avec la colonisation qui contribue autant à fixer certaines populations (retour à la paix civile) qu’à produire de nouveaux mouvements de population vers des zones reculées, en réaction aux contraintes imposées par le pouvoir colonial (impôts, travaux forcés, exactions diverses).

A l’échelle du Sahel occidental, le haut bassin du Sénégal, vaste aire de basses pressions démographiques, se caractérise aujourd’hui comme une zone d’exportation de main d’œuvre.

« Saignée du trafic esclavagiste durant la période précoloniale, rôle de gisement de main d’œuvre au profit d’autres régions d’Afrique occidentale, position marginale vis-à-vis du réseau des transports et des échanges marchands, contraintes imposées par la nature des sols et le relief : tels sont les multiples facteurs qui ont contribué à générer la situation que l’on rencontre aujourd’hui. Que ce soit vers les pays de la côte, en direction de Bamako ou même à destination de l’Europe, ce territoire continue à exporter ses bras. Il ne bénéficie pas, en contrepartie, de l’effet d’attraction que d’aussi vastes étendues de terres libres pourraient exercer sur les espaces densément peuplés qui les jouxtent. L’inhospitalité du milieu, même si elle peut localement être réelle, est loin d’expliquer la dominance des forces centrifuges dans cet ensemble territorial. Dans une perspective de rééquilibrage de l’occupation de mise en valeur de l’espace, on doit se demander quels obstacles sont à lever pour bousculer l’inertie dont tout l’ouest malien est ainsi frappé. » [Raynaut, 1997 :114].

La démographie de la région de Kayes est caractérisée par une diversité de densités, qui passent de 8 habitants/km² dans le cercle de Bafoulabé à 21 habitants/km² dans le cercle de Yélimané. La densité régionale est de 12 habitants/km² pour une population de 1 432 019 et une superficie de 120 860 km² [RGPH, 1998 ; DNSI, résultats provisoires du RGPH, avril 1998 ; DRPS, 2001 :4].

Espaces pleins et espaces vides se côtoient, dessinant une géographie de la population hétérogène à l’échelle régionale. Les zones fortement peuplées sont de trois types : la Vallée du Sénégal, après la sortie du fleuve de la zone de grès du Plateau Mandingue, s’élargit. Elle est bordée de plaines inondables, et les villages qui s’alignent au bord du fleuve ont leur terroir à la fois en zone inondable et en zone de cultures sèches. Les abords des centres administratifs sont des zones de fortes concentrations de populations.

La zone arachidière de Kita présente aussi des densités importantes. Depuis 1995, la Compagnie Malienne de Développement des Textiles (CMDT) s’est implantée dans le cercle, la culture du coton attirant des populations extérieures. Dans le cercle de Bafoulabé, les densités sont plus importantes dans l’arrondissement de Bamafélé, où la construction du barrage de Manantali a attiré une nombreuse population. Dans le cercle de Kéniéba, les arrondissements de Dombia (sur la falaise) et de Faléa (le long de la frontière guinéenne) présentent des densités moyennes : « Quelques gros villages peuplés de Dialonkés, de


 

Malinkés et de Peuls pratiquent l’élevage, l’agriculture, notamment la culture fruitière (oranges surtout) (…). » [Keita, 1972 :44].

Les zones de faibles densités sont éloignées des points d’eau, comme l’arrondissement de Koussané dans le cercle de Kayes, à la frontière de la Mauritanie. Il en est de même dans le cercle de Bafoulabé, dans les arrondissements de Koundian et Oualia. Cette zone de faible densité est continue, dans les cercles de Kéniéba (arrondissement de Faraba) et de Kita (arrondissement de Sagabari) situés sur le Plateau Mandingue. Les villages sont peu nombreux et peu peuplés, « ils s’accrochent à mi-pente ou s’installent au sommet du plateau lui-même. Beaucoup d’entre eux ont plusieurs sites entre lesquels les habitants se déplacent à la recherche de meilleures terres quand les versants rocailleux sont épuisés, fuient la maladie quand toute une génération a été décimée par l’onchocercose dans la vallée. Les ruines de villages sont donc particulièrement nombreuses. » [Keita, 1972 :44].

Les zones presque vides et vides sont importantes dans les cercles méridionaux et centraux de Kita, Kéniéba et Bafoulabé. Elles correspondent aux vallées de la Falémé (arrondissement de Dialafara, cercle de Kéniéba), du Bafing (sauf l’arrondissement de Bamafélé, avec le barrage de Manantali), du Bakoye, du Baoulé, du Darouma, qui sont restées longtemps inhabitables à cause des endémies parasitaires. Aujourd’hui, ces forêts subissent une nouvelle pression, dans le cercle de Kita, avec l’arrivée de la CMDT, qui pousse les agriculteurs à défricher de nouvelles zones pour la culture du coton, dont les revenus sont plus attractifs que ceux des productions céréalières.

Cette présentation de la diversité des densités dans la région de Kayes donne à voir un tableau en mouvement, celui d’une population confrontée à une série de risques : la maladie, les conflits internes et les invasions extérieures, les milieux inhospitaliers (plateaux secs). Dans le temps long, les conditions de peuplement évoluent et dessinent une géographie de la mobilité, avec des foyers qui émergent et des circulations qui s’accentuent.

Cette population en mouvement a été jusqu’à présent encadrée dans un maillage administratif produit par le haut. Les arrondissements, en bas de la pyramide, ont des superficies très variables et constituent une trame assez lâche. En cela, les habitants n’ont pas eu à confronter leurs pratiques spatiales à un découpage resserré autour de leurs localités. La communalisation ne se présente pas de la sorte. D’une part, ce processus implique les populations et, d’autre part, elle remplace les arrondissements à la faveur de mailles de plus petites envergures. De ce fait, les usages de l’espace de la population sont directement pris à partie avec, pour conséquence, la possibilité de voir émerger des territoires aux profils hétérogènes. A cela s’ajoutent des pratiques spécifiques, comme la dynamique migratoire, qui caractérise cette partie du bassin du fleuve Sénégal, sans pour autant résumer à elle seule les pratiques spatiales des habitants de la région de Kayes.

Dans le contexte de la réorganisation territoriale des mailles institutionnelles au niveau local, la question de l’hétérogénéité des densités de population, interpelle les techniciens sur les critères à retenir pour former des communes aux poids démographiques équivalents. Car découper un espace, c’est avant tout diviser des populations et des ressources, et ce de manière plus ou moins « équilibrée ».

b.     Peuplement et dispersion

Dans l’espace sahélien, les foyers de peuplement sont pris dans une géographie de la mobilité qui dessine moins un espace vide, qu’un espace plein, malgré les ruptures et les discontinuités qui existent entre eux. Avant la colonisation, les espaces de vie sont en mouvement, le peuplement est sans cesse recomposé en fonction de flux de population multiples et multiformes. Ce qui entraîne une recomposition territoriale permanente : « les maigres densités de peuplement favorisaient la mobilité multiforme de populations aux ancrages spatiaux ténus. Une des conséquences de la colonisation fut de geler pour un temps les flux migratoires » [Pourtier, 2001 :139]

Ainsi prennent forment des terroirs à géométrie variable, selon les nécessités agricoles, économiques, guerrières ou sociales. Par exemple, à propos de l’ethnie Malinké présente dans le sud de la Région de Kayes, on note que « leur reproduction dans l’espace et dans le temps s’explique par deux paramètres fondamentaux. D’une part, la reproduction démographique. Sur ce plan, la communauté reste entièrement ou partiellement sur place. D’autre part, il y a un essaimage soit par migration, soit par scission. » [Diallo et Ramm, 1997 :110]. Et, de fait, le cercle de Kéniéba compte aujourd’hui 205 villages et 687 hameaux, émanant des localités situées sur la falaise de Tambaoura, où les terres agricoles sont saturées.

L’histoire régionale du peuplement est donc faite de stabilité et de mouvement, en réponse à des menaces exercées du plus proche au plus lointain. Au contexte politique extérieur qui explique en partie l’agrégation spatiale des implantations humaines, se surimposent des dynamiques contraires, propres aux unités de résidence. Ainsi, « la pénurie de terres cultivables, la croissance numérique du , un conflit particulièrement violent entre l’aîné et son frère peuvent être des causes de segmentation » [Lavigne-Delville, 1994 :58]. La relative sécurisation apportée par la colonisation permet à ces logiques de segmentation de se développer, ce qui va donner lieu à des nouvelles configurations spatiales, notamment réticulaires, entre villages mères et villages descendants[3].

« Désormais qu’il y ait dissension et volonté de sécession d’une partie de la population, ou que le lieu de cultures soit jugé trop éloigné de celui des habitations – ce sera dans presque tous les cas le véritable motif – le debe kore (littéralement grand village, village mère) peut constituer un nouveau village, le soko debe (village de culture), localité stable, comportant des cases en banco (pisé) tant pour les habitations que pour les greniers » [Pollet et Winter, 1971 :153].

La recherche de nouvelles terres de culture est la principale raison de l’essaimage des villages en hameaux de culture qui peuvent devenir des nouveaux villages, à certaines conditions. Les rivalités entre lignages ou les conflits au sein de lignages s’articulent souvent, même si cette cause n’est pas avouée directement, avec la recherche de terres et l’implantation d’un hameau. Ainsi, « la recherche de terres est la raison d’être du village de culture, mais (…) ce sont souvent des hommes engagés dans des litiges qui réalisent cette nécessité objective » [Pollet et Winter, 1971 :153]. En même temps, il s’avère que le cultivateur soninké est très mobile.

« Quand son champ commence à s‘épuiser, souvent il quitte le village, et part à la recherche de meilleures terres, quelque fois malgré le fait qu’il pourrait facilement en obtenir une aux alentours de son village même. Il lui suffit d’avoir femmes et enfants pour assurer les tâches domestiques et que des parents ou amis construisent avec lui les cases de son nouveau lieu d’habitation. Certains individus se signalent par leur errance, allant de terre en terre, et parfois fondant des villages qui continuent à exister après leur passage » [Pollet et Winter, 1971 :156].

Les chasseurs ont l’habitude de parcourir la brousse, ils la connaissent bien et savent repérer les bonnes terres. Ainsi, ils rentrent au village, demandent au chef l’autorisation de s’installer, après avoir conclu sur place un pacte avec les forces de la nature (génies) sans lequel toute tentative de mise en culture est veine. Si la nouvelle implantation s’avère stable, d’autres familles y emménagent, issues du même village que le fondateur ou d’autres villages, qu’elles soient parentes, amies ou alliées de la famille du fondateur. Ce dernier demande alors des terres au maître de la terre compétent et les partagent entre les chefs de familles [Pollet et Winter, 1971].

L’éloignement dans l’espace d’une partie d’un lignage ou d’une famille entière, ne signifie pas la rupture des liens sociaux et familiaux et le sentiment d’une appartenance commune demeure. En même temps, ces hameaux peuvent intégrer des populations venues d’autres localités, reproduisant ainsi le schéma d’installation et d’attribution des terres qui distingue les fondateurs et les derniers arrivants. Selon les cas, l’influence du village mère sur son(ses) village(s) de culture devenu(s) indépendant(s) s’exerce avec force, notamment quand ils sont implantés sur le même terroir. Si des litiges fonciers surviennent, leur règlement revient au village mère, dont le chef de terre garde une influence sur ces anciens villages de culture. Un lien organique unit ces localités qui, dans le même temps, subissent la pression de l’administration coloniale, avec l’interdiction de l’esclavage (garantissant la production agricole), la levée de l’impôt et les travaux forcés.

La communauté villageoise étend ainsi ses pseudopodes et les espaces de vie des habitants forment des territoires réticulaires sans limites. Non que les limites n’existent pas entre les espaces villageois, au contraire elles sont bien connues, mais elles sont davantage vécues par les populations comme des lignes de contact et d’ouverture, plutôt que des lignes de rupture et de cloisonnement. L’administration coloniale, pour qui le contrôle des populations passe par le contrôle de l’espace, a tenté d’imposer des entités territoriales répondant au double objectif d’administration des groupes humains et de gestion des ressources matérielles, ainsi que les gouvernements issus de l’Indépendance. La décentralisation actuelle est une politique qui vise à transférer ces compétences à des instances locales, c’est pourquoi la maille territoriale doit être changée.

c. Peuplement et mobilité

A l’instar des relations entre les villages mères et les villages descendants, les liens qui unissent un village et la communauté des ressortissants en migration sont tout aussi forts. Malgré la distance géographique et l’éloignement physique entre ces deux composantes, la proximité sociale confère une même identité à ces deux pôles de la communauté villageoise, et l’appartenance au village est largement revendiquée par les migrants. La primauté de la proximité sociale sur la proximité spatiale pose la question des relations entre réseaux sociaux et territoires dans ce contexte de mobilité. Dans ce sens, les réseaux sociaux sont porteurs d’un « système d’intentions » projeté dans l’espace, en l’occurrence les villages d’origine, espaces de vie qui focalisent l’intérêt des migrants.

Les réseaux sociaux, issus de la dynamique migratoire, ont des effets sur les espaces de vie, cibles de leurs projets. La mobilité entraîne une reterritorialisation et l’émergence de nouvelles territorialités. Le groupe social constitué par les migrants, évolue dans deux types d’espaces différents, articule les références de l’un et de l’autre dans les domaines sociaux, économiques et politiques, en direction de l’espace d’origine, reconstruit et représenté à partir de « l’entre-deux » [Gonin, 1997] dans lequel il se situe. Dans le même temps, les villages qui reçoivent ces projets, sont pris dans une « toile » (celle des réseaux sociaux), qui leur ouvre un nouvel horizon. L’avenir de ces localités ne se limite plus à leur terroir, il est associé à un ailleurs, à des lieux dispersés, qui forment un espace de vie discontinu géographiquement, mais un espace vécu unifié de par la mobilité et les représentations spatiales dont sont porteurs les migrants. A cette dilatation de l’espace, dont les contours dépassent le cadre de vie propre des villageois, s’ajoutent des recompositions spatiales locales, conséquences de l’activité des associations de développement intervillageoises, dont les prolongements actuels participent à un renversement des réseaux spatiaux.

Cependant, les réseaux constitués entre les villages et les associations de ressortissants ont marqué l’espace d’origine, l’ont transformé, ce qui n’est pas sans poser question dans le contexte de la réorganisation communale. Les structures associatives se présentent comme des compositions sociales et spatiales hybrides, à la croisée de plusieurs enjeux. D’une part, elles sont nées d’une pratique spatiale spécifique, la mobilité, qui s’est traduite par l’ouverture des terroirs villageois, vis-à-vis de lieux éloignés. Les migrants travaillent sur le différentiel qui existe entre leur région d’origine et le pays de résidence, ceci pour améliorer les conditions matérielles dans leurs villages, en vue de leur développement. L’arrivée de ces équipements s’accompagnant plus ou moins directement d’innovations sociales et spatiales. D’autre part, les associations s’ancrent dans des réseaux sociaux construits localement, qui remontent à la création des villages. Certaines se conforment aux espaces de vie ainsi constitués, tandis que d’autres s’en détournent, privilégiant la fonctionnalité spatiale plutôt que les références territoriales traditionnelles.

La mobilité est donc source de recompositions spatiales. Elle participe d’une territorialité renouvelée, empreinte d’anciens liens et de nouveaux réseaux. En cela, la construction des territoires locaux, leur reterritorialisation, est le fait d’acteurs mobiles qui opèrent une mise en relation entre des espaces discontinus. Cependant, ce type de territorialité, basé sur des espaces de vie fragmentés pose le problème des modalités d’articulation à la fois localement et entre espace local et espace national.

Les relations privilégiées entre villages d’origine et communautés de ressortissants ont atteint les limites du fonctionnement en vase clos. L’ouverture est devenue nécessaire, bien qu’elle signifie un relâchement dans le système réticulaire. Les liens se sont parfois distendus entre les migrants et les villageois, au profit d’une association implantée localement, ce qui a permis le renforcement des liens intervillageois. La communalisation a accentué cette tendance, étant donné que la construction des territoires communaux repose sur le regroupement des terroirs villageois.

Le peuplement, pris entre dispersion, mobilité et réseaux sociaux, se présente comme une dynamique mouvante. Pour l’Etat malien, qui a initié une réforme de décentralisation et une réorganisation territoriale, la lecture et la connaissance du peuplement est un préalable nécessaire. La construction de nouveaux territoires politiques passe par une « mise à plat » des caractéristiques des espaces locaux, dans leurs composantes sociales et spatiales, dont la population et le peuplement sont deux entrées essentielles. Les communes maliennes, figures territoriales marquées au sceau de la logique « ascendante », interrogent, de par leur contenu, la notion de peuplement et ses interactions avec celle de territoire.

 

II.                  Du peuplement au territoire : les formes et les fonctions du peuplement à l’épreuve de la construction des territoires politiques

A Bamako, la Mission de Décentralisation a en charge la mise en œuvre de la réforme, dont l’élaboration des critères de découpage communal. L’administration régionale et locale, de son côté, a pour fonction d’organiser et de conduire les étapes successives de la réorganisation territoriale. Les concertations, les restitutions, les conciliations et les confirmations rythment l’entreprise de fabrique des territoires, entre 1994 et 1996. L’administration est garante de la conception qu’a l’Etat du maillage communal, tandis que les villageois et les acteurs sociaux tentent d’imposer leurs projets territoriaux, qui tantôt convergent, tantôt divergent, en fonction de leur compréhension de la décentralisation et de leurs représentations de l’espace communal. Plusieurs pôles de tension se dessinent dans le paysage de la recomposition territoriale. Alors qu’il est aisé de circonscrire le contenu de la démarche descendante de l’Etat, consigné dans des textes et des documents de travail, celui de la dynamique ascendante se révèle plus difficile à cerner. Face à l’armature administrative, censée faire appliquer les normes du découpage, les connections villageoises qui fonctionnent à plusieurs niveaux (villages-mères/villages-descendants, villages d’origine/villages-bis) provoquent des « turbulences » dans le montage technique des communes.

a.      Population et peuplement : une donnée pour les territoires communaux

L’énonciation des critères représente le maillon final de la chaîne qui s’étire depuis Bamako jusque dans les chefs-lieux de cercle, par laquelle transitent les différentes modalités d’application de la décentralisation et de la réorganisation territoriale. A partir de là, la procédure cède la place à l’action, celle du découpage, située au cœur du pays, jusque dans ses localités les plus reculées. Le découpage territorial bascule dès lors du registre de la théorie vers celui de la pratique. La question qui se pose est donc de savoir quels sont les résultats de cette entreprise de fabrication de territoires politiques, à la fois « par le haut » et « par le bas ».

A la lecture de ces finalités, c’est toute la complexité du découpage communal qui est révélée. Chaque objectif comporte sa propre contradiction, ce qui pose la question de savoir comment articuler ces divergences à partir de critères dont la combinaison permettrait d’aboutir à un découpage « optimal ». Car il ne s’agit pas de produire un maillage qui réponde à un seul objectif, conçu à partir d’une seule modalité, mais de construire des territoires intégrant les différentes facettes de l’organisation sociale, politique, économique et géographique des populations villageoises, en rapport avec l’Etat.

Les critères élaborés et proposés à la population reprennent cette pluralité de dimensions que les futures communes pourraient articuler. Sur le terrain, le problème qui risque de se poser est celui du déséquilibre des choix effectués par les habitants qui privilégieraient un critère au détriment des autres. Car la question fondamentale qui émerge est bien celle de la possibilité de réaliser un découpage de territoires institutionnels qui permette une telle alliance entre les attentes de la population et celles de l’Etat. C’est une utopie.

L’Etat, de son côté, compte sur cette « rencontre », et tente de l’encadrer en établissant des bases qui, selon lui, pourraient permettre l’émergence de territoires locaux conciliant à la fois ses intérêts et ceux des habitants. Trois lignes directrices sont ainsi ébauchées, lesquelles sont présentées comme des lignes de convergence entre logique ascendante et logique descendante[4] :

-         La première est celle du « respect des solidarités communautaires », critère social par excellence. Il est présenté comme la base de la formation des nouvelles communes. Regrouper des villages de la sorte n’est pas une affaire simple : il existe des formes communautaires de fonctionnement social à l’échelle du village, mais le pari de la commune est à la fois de préserver et de dépasser ce niveau de solidarité en lui adjoignant des objectifs modernes de démocratie représentative et élective, de promotion de projets, de planification à long terme et d’intégration spatiale et culturelle. A cela s’ajoute l’hypothèse que certains conflits intervillageois, par exemple autour des ressources, qui n’ont pas pu trouver d’issue dans le cadre des formes actuelles, sont appelés à être traités dans le cadre plus large de la commune, la mise en commun d’un grand nombre de potentialités rendant caduque ce type de crise. Un bémol est pourtant imposé quant à l’usage de ce critère : « la recherche d’affinités sociales et culturelles n’exige pas nécessairement l’existence de liens privilégiés entre tous les villages appelés à former la future commune, mais obéira nécessairement à des opérations d’élargissement par cooptation [MDD, 1995 :12]. D’autres critères sont donc déterminés afin de pondérer l’influence du critère social et de donner à la commune des dimensions supplémentaires et complémentaires.

-         La deuxième ligne est celle du poids démographique, c’est-à-dire la recherche d’un minimum de « consistance économique et sociale » à même d’offrir à cette communauté les moyens autonomes de mener sa propre politique sur son territoire. Dans ce sens, un seuil minimal de 10 000 habitants (l’équivalent de 15 villages en moyenne) est recommandé, sans pour autant être imposé. Le profil d’une commune, en termes moyens, serait ainsi de 15 000 habitants (entre 10 000 et 25 000 habitants) et regrouperait 23 villages (soit de 15 à 35 villages). Le Manuel insiste sur le fait que ces chiffres n’ont rien d’absolu et que « seul un travail fin sur le terrain avec la pleine participation des citoyens concernés permettra de dégager l’image finale du découpage du Mali en communes rurales » [MDD, 1995 :13].

-         Le troisième facteur de construction du territoire communal est celui des distances et de l’accessibilité. La commune est un territoire institutionnel qui s’inscrit dans un territoire physique, concret, sur lequel pèsent des considérations d’espacement et de gabarit géographique. « Son importance vient du fait que l’une des principales motivations de la décentralisation est non seulement « la libre administration » de la population dans le cadre de ses collectivités territoriales, mais la possibilité d’offrir un cadre d’organisation optimal à cette orientation politique et démocratique de base. Dans cet ordre d’idées, les conditions d’accès « physique » de la population aux centres de décision et de services acquièrent une importance particulière » [MDD, 1995]. La suppression des arrondissements a été le préalable de cette réflexion sur la distance et l’accessibilité au chef-lieu communal. Prétendre rapprocher l’administration des administrés n’est pas qu’une question de changement de rapports entre l’un et l’autre, mais aussi une question de rapprochement spatial.

Derrière cet aspect technique du découpage se dessine une problématique actuelle qui touche les espaces ruraux africains : celle de l’évolution des conditions de transport avec le développement des moyens véhiculés, ce qui a pour conséquence immédiate de modifier les notions de distance et d’accès. La région de Kayes connaît, dans l’absolu, d’importants problèmes d’enclavement, ce qui n’empêche pas le tissu social relationnel d’être très actif. En fait, parler de l’enclavement revient à soulever un certain nombre de contradictions. Par exemple, si la communication par route ou par chemin de fer est une aventure quotidienne pour les passagers, les messages émis par la Radio Rurale de Kayes permettent de transmettre instantanément des informations entre des lieux éloignés, et ce depuis la France parfois [Gonin, 1997]. A l’échelle communale, le problème se pose surtout durant la saison des pluies quand des villages accessibles entre eux sont, du jour au lendemain, injoignables.

Dans cette perspective la distance absolue n’a pas toujours de sens. Comme pour le facteur démographique, le Manuel indique que le rayon maximal d’accès au chef-lieu de la commune sera en moyenne de 20 Km, situé dans une fourchette allant de 15 à 25 Km, en fonction de la densité de population[5]. La formation de la commune repose aussi sur la localisation du chef-lieu, « centre pouvant polariser l’activité économique et sociale de la commune et rayonner sur l’ensemble de son territoire » [MDD, 1995 :13]. Dans cette optique, il est recommandé que les localités susceptibles d’accueillir le centre communal obéissent au maximum de critères parmi les suivants : « avoir une disposition centrale par rapport au territoire communal ; être d’une taille de l’ordre de 1500 habitants ; bénéficier d’équipements sociaux collectifs ; avoir une bonne accessibilité routière par rapport aux autres villages ; être le centre d’activités commerciales (marché, foire, centre de collecte, centre d’approvisionnement, etc.) ; être le centre ou l’antenne d’un projet de développement local » [MDD, 1995 :14]. Ce critère marque l’orientation du découpage dans le champ du fonctionnel et du spatial au sens euclidien du terme, avec la localisation du chef-lieu au centre du territoire et la mesure du rayon du territoire communal.

Enfin, étant donné que nul découpage ne peut se réaliser sans référence au précédent, ne serait ce que pour des raisons techniques (continuité statistique), il est conseillé aux habitants de prendre en compte les délimitations territoriales du découpage actuel, afin de ne pas créer une « coupure statistique ». Pour ce faire, « il serait préférable de ne pas modifier certaines parties des limites de découpage de certains arrondissements : celles qui formeront les nouvelles lignes de découpage des nouvelles régions ou provinces. Cette précaution, fort importante quant à la continuité du système statistique, représente une contrainte mineure dans le processus de délimitation territoriale des nouvelles communes » [MDD, 1995 :15]. Cela revient donc à demander que les communes s’inscrivent dans les contours actuels des arrondissements, alors que dans le même temps la suppression de ces entités est proclamée. Sur le terrain, la question posée est de savoir si le poids des limites des arrondissements et des cercles a pesé sur le découpage communal et si le nouveau maillage s’est bâti à partir du squelette du précédent.

Le bilan de ces critères sur le plan théorique donne à voir un processus de réorganisation territoriale installé dans un champ de tension tiraillé entre plusieurs pôles. La proximité spatiale d’un côté, et la proximité sociale de l’autre, telles sont les deux rives auxquelles le territoire communal tente de s’amarrer. La possibilité de réalisation d’un tel découpage, à la croisée d’intérêts différents, voire divergents, ou opposés, se présente comme un véritable défi à la fois pour l’Etat et pour les populations qui projettent chacun leur représentation de l’espace local en fonction de ces critères et la hiérarchie qu’ils élaborent entre eux.

Au sortir des deux années de concertation et de négociation, les résultats du découpage pour la Région de Kayes dénotent une « surenchère » territoriale : ainsi 126 nouvelles communes ont été créées, au lieu des 91 initialement prévues en conformité avec les critères. Ce supplément s’explique en grande partie par une multiplication des « micro-communes », c’est-à-dire d’entités configurées en deçà du seuil démographique recommandé (de 10 à 15000 habitants). Pourquoi cette désaffection pour le critère démographique ? Quelles sont les raisons à l’origine de cet écart entre les normes prescrites et les profils effectifs ? Le gabarit des territoires communaux, édicté en bonne et due « forme », s’est vraisemblablement perdu dans les replis des espaces sociaux, dont les références, quant à elle, ressortent principalement d’un champ social, politique et relationnel, plutôt que d’un registre fonctionnel. Parmi ces données, le peuplement apparaît comme la plus labile, et donc la moins lisible en termes de « cadrage territorial ». Ainsi, les communes sont prises dans une « incertitude » territoriale à plusieurs niveaux, depuis leur inscription spatiale jusqu’à leur composition démographique.

b.     L’inadéquation peuplement/territoire : la question de la limite et l’impossibilité de la représentation

La Région de Kayes compte 81 communes avec moins de 10000 habitants (dont 21 en dessous de 5000habitants / sur 126 au total). Ainsi, la facteur « démographique », essentiel aux yeux de l’Etat en termes de « capital » du territoire communal, étant donné que la base populationnelle détermine une part de l’impôt communal, n’a pas été appréhendé de la sorte par la population elle-même. D’une part, il semblerait que cette équation « population/impôt » n’ai pas été suffisamment explicitée lors des concertations intervillageoises et, d’autre part, la question est de savoir si, dans les représentations spatiales des habitants, ce n’est pas plutôt l’équation « une population/un territoire » qui est elle même caduque ?

En effet, d’un côté il est complètement convenu que l’Etat ait une lecture de la population en tant que « stock » contenu dans un espace délimité. A l’inverse, de l’autre côté, il s’avère que l’équation espace/peuplement se décline prioritairement dans le registre de la maîtrise de l’étendue et de la distance, au regard des populations. D’où les modes de dispersions et de mobilités qui caractérisent le peuplement des régions sahéliennes. En cela, la faiblesse démographique des communes n’est justement pas perçue comme une « fragilité » par les populations, dans la mesure où elle appréhende ses « forces », non pas dans une logique de proximité spatiale, mais plutôt dans une lecture en extension des lieux et des liens qui constituent l’espace de référence.

A cela s’ajoute une indétermination due à la configuration actuelle des territoires communaux. Ceux-ci ne sont pas délimités spatialement, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas de limites propres. D’où une difficulté à définir et à mesurer la « population communale ». Concrètement, sur le terrain, les hameaux dispersés sur différents territoires communaux, considèrent qu’ils appartiennent à la même commune que celle de leur village-mère, même si ils en sont éloignés et qu’il n’existe pas de continuité territoriale entre les deux localités. Et on pourrait pousser cet exemple plus loin dans le cas plus extrême des migrants, vivants sur un autre continent, mais qui sont toujours considérés comme des « villageois » !

Dans le cadre fonctionnel des communes, les élus sont directement confrontés à cette dissociation entre peuplement et territoire : comment recenser leur population ? quelle solution adopter pour le paiement de l’impôt ? Le risque est bien que les maires se « disputent » cette population éparpillée qui, dans certaines zones, est assez importante numériquement. Ainsi en témoigne l’exemple de la commune de Dombia (cercle de Kéniéba) :

Le maire de Dombia (cercle de Kéniéba) relève que les « gens des montagnes » ont tendance à abandonner leurs villages, situés sur la falaise de Tambaoura pour descendre dans la plaine de Kéniéba, pour pratiquer l’agriculture et l’orpaillage. Cependant, il note aussi que ces personnes conservent des liens très forts avec leur village d’origine et les membres de leurs familles. Ainsi, un chef de famille qui réside dans la commune de Dombia « peut diriger jusqu’à cent personnes », quel que soit leur lieu de vie, et y compris en ce qui concerne le paiement de l’impôt. Selon lui, cet attachement est un atout à valoriser dans le cadre de la décentralisation, ce qui passe par la conciliation de ces références sociales actives, inscrites dans des espaces réticulaires, avec les impératifs territoriaux du développement communal. Le territoire communal, dans ce cas, est pensé comme une forme spatiale parmi d’autres, non exclusive et non exhaustive. [entretien, Dombia, 2001]

C’est donc dans cette articulation entre territoire et espace social que se trouverait une clé de la dynamique de territorialisation, caractérisée par un principe « d’accumulation » des formes spatiales et des fonctions, c’est-à-dire sans principe hiérarchique de l’une par rapport à l’autre.

Entre dispersion et mobilité, l’adéquation peuplement/territoire peut sembler caduque. Toutefois, elle se retrouve enrichie, si l’on effectue un renversement de logique, en défendant l’idée que le territoire est moins une finalité qu’un moyen de renouer entre eux les fils d’une spatialité tiraillée entre plusieurs référents.

En cela, l’ouverture des territoires communaux, due à l’absence de limites pose moins de problème du point de vue des dynamiques sociales et spatiales, que du point de vue des représentations formelles. En effet, les fonctions de la limite (inclusion/exclusion, aire de contrôle, légitimité politique, etc.) se retrouvent interrogées au regard de la gestion des relations sociales et spatiales telle qu’elle se présente aujourd’hui. Ainsi, les limites entre les terroirs apparaissent comme des objets de consensus, d’appropriation réciproque des terres. Elles sont connues et, dans le même temps, elles sont floues, ce qui ne dérange personne. De cette manière elles garantissent un lien, une interdépendance qui sous-tend des questions de statut social, d’alliances historiques qui remontent à l’origine du peuplement de ces espaces. Elles instaurent un face à face entre communautés villageoises, où chacun tient son rang. Par contre, la limite, au sens strict, voire la frontière, apparaît, dans les représentations des habitants quasiment comme un « mur », qui met chacun dos à dos. Si elle est matérialisée, montrée, marquée dans le sol, elle pose problème. Elle enferme, elle crée une scission, une division, et bouleverse l’équilibre des rapports sociaux et spatiaux.

En ce qui concerne les représentations formelles, le décalage entre le maillage administratif, déterminé géométriquement (surface), et la réalité du peuplement, défini ponctuellement (point), entraîne une impasse cartographique et statistique. Si les limites communales ne sont pas déterminées, il en est de même pour les superficies. Ainsi, une donnée telle que la densité n’est pas identifiable. Cette impossibilité d’approcher le territoire communal dans se dimension « géométrique » a partie liée avec les « valeurs » que cette société attribue à l’espace. Ainsi, la valeur sociale de l’espace (liens) « empêche » que celui-ci soit découpé en surface. D’un côté, la population est définie par l’Etat comme une « ressource » du territoire communal ; de l’autre, pour les habitants, les liens et la cohésion sociale ont été mis en avant dans le processus de communalisation. Enfin, dans la relation peuplement/territoire, les lieux habités sont analysés, ce qui pose la question de la notion « d’habitant », dans une région où les mobilités, à toutes les échelles, amènent à s’interroger sur la relation lieux/territoires/mobilités.

Derrière le territoire se tient la territorialité : telle est la proposition qui ressort des interactions entre peuplement et territoire dans le contexte de la communalisation au Mali. Ainsi ce ne sont pas tant les termes qui posent problème que les processus qui leur sont attachés.

 

Le peuplement entre liens et distances

Le découpage communal interroge donc la notion de peuplement de deux manières, à la fois comme construit social et comme donné spatial. Entre les deux, les contradictions pointent et redonnent à la dynamique de territorialisation une ouverture et une unité en replaçant l’espace et la société au cœur du questionnement. Au delà des oppositions binaires, le peuplement se présente comme une notion à la base de deux dynamiques spatiales, dont les interactions s’articulent plutôt qu’elles ne s’opposent. Ainsi, la dispersion n’est pas synonyme de désunion sociale, et la mobilité, entraînant des séparations sur de grandes distances (pour le cas des migrations internationales), ne signifie pas la rupture du lien social. Le peuplement, entre liens et distances, rend possible une autre façon de penser l’espace, et du coup, de reconsidérer les territoires, « espèces d’espaces » [Pérec, 2000] parmi d’autres, tels que les lieux, les réseaux et les espaces de vie.

  

Bibliographie

 

 


 

[1] Docteure en géographie ; enseignante contractuelle, Université de Versailles–Saint-Quentin-en-Yvelines ; membre de l’UMR CNRS 6588 MITI « Migrations Internationales, Territorialités et Identités », équipe Migrinter, Université de Poitiers ; stephanie.lima@wanadoo.fr

[2] RETAILLE, Denis, 2003, Fantasmes et parcours africains, in L’information géographique, Hors série n°1 « L’Afrique », septembre, pp. 25-44.

[3] Cf. Kane, Lericollais, 1975 :177-187 : « Pendant les premières décennies de la domination coloniale, avec la fin des guerres régionales, se produit une redistribution géographique de la population. Les populations paysannes refoulées sur la rive gauche du fleuve au temps des incursions des guerriers maures se réinstallent sur la rive droite. Le phénomène prend une grande ampleur à cause de l’absence d’impôt dans les divisions administratives de la rive droite sous contrôle militaire ; par la nécessité d’étendre les terrains de culture pour faire face à la pression démographique (les populations refoulées sur la rive gauche n’ont jamais complètement renoncé à cultiver leurs terrains sur la rive droite). Dans ce cadre, les scissions de villages et les fondations sont le moyen de résoudre des tensions et conflits entre familles dans les villages traditionnels ».

[4] 1. Les critères socioculturels : le respect des solidarités communautaires

Ce critère représente la principale base pour la formation des nouvelles communes rurales. Il conditionne directement la qualité de la concertation nécessaire qui devra se développer entre les différents acteurs de la vie politique, sociale, économique et culturelle au sein de la commune.

C’est ainsi que la Commission de découpage, de concert avec les acteurs concernés, doit chercher à :

-          identifier et intégrer toutes les formes communautaires de fonctionnement social et les confronter aux objectifs modernes liés à l’exercice de la démocratie au niveau local ;

-          prendre en compte les affinités sociales et culturelles, cependant que le respect de ce critères n’exige pas nécessairement l’existence de liens privilégiés entre tous les villages désireux de se regrouper pour former une commune ;

-          considérer les réalités historiques locales précoloniales, coloniales et récentes dans les domaines de l’organisation administrative, du découpage, des modalités de peuplement et de la culture (modes de vie, langues…) ;

-          identifier et prendre en compte les intérêts socio-économiques partagés par les villages et la complémentarité spatiale ; ces arguments seront spécialement importants dans les cas d’exploitation par différents villages d’une même ressource naturelle ainsi que dans les régions d’implantation de projets de développement.

2.        Le critère démographique : une population en nombre suffisant

Il n’existe pas de démarche uniforme ni purement arithmétique pour identifier la taille démographique optimale d’une commune.

Ce critère doit tenir compte aussi bien des genres de vie (population sédentaire, population nomade, population transhumante), de la répartition de la population dans l’espace (densité de la population, degré de regroupement et de dispersion de l’habitat) que des mouvements de population (la population de la future commune augmente-t-elle ou diminue-t-elle et pour quelle(s) raison(s) ?).

A titre indicatif et selon une étude réalisée, les chiffres suivants sont proposés :

-          15 à 25 villages et/ou fractions par commune rurale (23 villages en moyenne) ;

-          10 000 à 25 000 habitants (15 000 habitants en moyenne) dans une commune.

Le critère démographique est également important pour le choix du chef-lieu de la commune rurale.

3.        Les critères de distance et d’accessibilité : un chef-lieu de la commune rurale accessible par tous

Le village, chef-lieu potentiel de la commune rurale, doit, dans la mesure du possible, obéir aux critères suivants :

-          avoir une disposition centrale par rapport au territoire de la commune ;

-          avoir de l’ordre de 1500 habitants ;

-          avoir une bonne accessibilité depuis les autres villages ;

-          bénéficier déjà d’équipements sociaux collectifs ;

-          abriter le centre d’activités commerciale ou de regroupement : foire, centre de collecte, centre d’approvisionnement, etc. ;

-          être le centre ou l’antenne d’un projet de développement local ;

-          être un village-mère ou un village d’ancienne chefferie : cette condition est importante car elle conditionne l’adhésion et optimise la fréquentation des populations (héritages historiques) ;

-          présenter un rayon d’accès au chef-lieu d’une commune en moyenne de 20 km dans les zones à forte densité (de 15 à 25 km) et de l’ordre de 25 à 40 km dans les zones à faible densité. Ces chiffres ne sont pas que des ordres de grandeur qui peuvent être modifiés dans les cas extrêmes en fonction des densités, des genres de vie et des conditions climatiques.

Pour identifier avec les populations le centre optimal qui sera proposé comme chef-lieu de la commune, chaque critère peut être noté avec un coefficient qui permette la hiérarchisation du choix (donner par exemple un coefficient important pour la centralité et la taille par exemple).

[5] Le rayon d’accès maximal sera de l’ordre de 15 km dans les zones à densité supérieure à la moyenne nationale et de l’ordre de 25 km dans les zones à densité inférieure à la moyenne nationale (MDD, 1995a :13).