Instabilité du peuplement et valeur du territoire en région de frontière : le cas du département du Tarija (Bolivie)

Nicolas d’Andréa

 L’objectif de ce bref article est de contribuer à la réflexion sur la notion de valeur du territoire, en s’inspirant du cas de la Bolivie et plus précisément de sa frontière Sud, étudiées dans le cadre d’une thèse en urbanisme [d’Andréa, 2004]. On assiste depuis une cinquantaine d’années en Bolivie à un changement profond de l’organisation hiérarchique du peuplement, qui se traduit schématiquement par un processus de basculement vers l’Est. C’est par exemple la valeur agricole des plaines tropicales qui explose, exutoire pour le paysannat des Andes sèches confronté au minifundio, ou terreau du développement agro-industriel (coton, oléagineux, canne à sucre) ; c’est aussi la confirmation de la valeur du sous-sol de la zone subandine et du piémont, riche en hydrocarbures exportables, alors que les cours de l’étain se sont effondrés en 1985, transformant les bassins miniers des départements altiplaniques, en zones sinistrées. On s’attachera d’abord à caractériser les tendances de la redistribution du peuplement à l’échelle nationale, puis l’analyse portera sur la relation entre fluctuation des valeurs du territoire et instabilité du peuplement, à partir de l’exemple des franges pionnières et des zones hydrocarburifères observées dans le département du Tarija.

1) La redistribution du peuplement bolivien.

On conçoit bien la diversité physique de la Bolivie (1,1 million de km²) en observant sa localisation à l’échelle de l’Amérique du Sud. Des quatre grands ensembles déterminés par le relief que forment la Cordillère des Andes, les massifs anciens de l’Est (massif des Guyanes et plateau du Brésil), les grandes plaines intérieures (Amazonie, Chaco et Pampa) et le plateau patagonien, seul ce dernier ne touche pas le territoire bolivien. La déclinaison de ces traits physiques [carte 1] sous des latitudes tropicales a engendré une mosaïque de milieux inégalement propices à l’occupation humaine. Le pays peut ainsi être divisé en deux grands espaces : l’Occident où se concentre le peuplement depuis plusieurs siècles, dans les parties froides (altiplano) ou tempérées (vallées mésothermiques) de la montagne andine, soit environ 30% de la superficie nationale ; puis un vaste Orient faiblement valorisé, qui englobe les contreforts humides et chauds de la Cordillère orientale (le massif subandin), le piémont des Andes et les plaines qui s’ouvrent vers le Brésil et le Paraguay. De fait, les deux grandes concentrations démographiques historiques se localisent sur l’altiplano Nord, polarisé par la ville de La Paz, et dans les vallées du Nord, autour de Cochabamba [carte 2]. D’après le recensement, en 1950, les trois-quarts de la population nationale vivaient dans la région occidentale ; le pays connaissant alors les derniers moments de cet état de grand déséquilibre spatial.

La rupture est impulsée par l’avènement d’un cycle de politiques interventionnistes qui s’attachent à l’intégration de l’espace oriental, par la construction de voies de communication modernes et en relançant le processus de colonisation agricole. Il s’agit d’un processus inédit de colonisation par l’intérieur, que l’on peut opposer à la valorisation poussive des franges limitrophes [Fifer, 1967 ; Roux, 2000] qui avait cours jusqu’aux années 30. Pour la première fois de l’histoire, en partie par défaut[1], le potentiel de la zone subandine et des piémonts est reconnu et va faire la priorité de l’investissement public. Le pays passe alors d’une dépendance absolue vis-à-vis des gisements miniers (en particulier l’étain) localisés dans la montagne andine, à une diversification de sa base exportatrice, par l’exploitation des hydrocarbures et le développement de l’agro-industrie, apanage des régions orientales. Il faut aussi noter la tendance de réorientation des échanges internationaux vers la façade atlantique, l’amélioration des voies de communication avec le Brésil et l’Argentine, ainsi que l’intensification du commerce avec ces deux pays, intégration énergétique en tête. S’ensuit l'avancée significative de la frontière du peuplement vers l’est, dominée par la cristallisation d’une troisième concentration démographique majeure, autour de la ville de Santa Cruz, et parallèlement, le déclin relatif de la zone occidentale [carte 3].

En résulte un phénomène de transition démo-spatiale qu’il faut aussi rattacher à deux mouvements de fond. D’une part, en générant des volumes considérables[2], la transition démographique soutient simultanément la reproduction du peuplement dans son assise traditionnelle (les campagnes occidentales), nourrit la croissance des villes et permet la conquête de nouveaux espaces [graphique 1]. D’autre part, la concentration urbaine constitue un accélérateur qui canalise et amplifie la mutation de l’organisation territoriale. C’est dans ce cadre que s’effectue le rattrapage oriental [graphique 2]. Le rapport d’effectifs Orient-Occident était de 1 pour 9 en 1950 ; 51 ans plus tard, ce rapport est sensiblement égal à 1 pour 1,4. Durant ce laps de temps, la population rurale orientale a augmenté 6 fois plus vite qu’en zone occidentale et la population urbaine 2 fois plus vite. Par ailleurs, les processus d’urbanisation se différencient singulièrement. Dans la partie occidentale, le semis traditionnel correspondant aux capitales départementales monopolise la croissance, la formation de nouvelles localités urbaines se limitant aux banlieues de La Paz et Cochabamba. Alors qu’en zone orientale existe une véritable diversification du semis urbain, au-delà de la polarisation de Santa Cruz et de ses villes satellites [d’Andréa, 2004].

Enfin, en dehors de ces dynamiques, les cartes censitaires révèlent l’essor de certaines périphéries frontalières [carte 3]. Il y a une vingtaine d’années, H. Rivière d’Arc avait signalé l’existence de régionalismes émergents à la limite du Brésil et de l’Argentine [Rivière d’Arc, 1979]… Vingt ans plus tard, l’évolution des sous-systèmes urbains régionaux témoigne de la consolidation territoriale du Nord amazonien, de l’Extrême-Orient (la Chiquitanie) et d’un Sud approximativement circonscrit au département du Tarija, qui se distingue tout particulièrement. En effet, le réseau urbain méridional est relativement diversifié et polarisé : la centralité de la capitale départementale - Tarija - s’affirme par son gabarit (135.000 habitants), ses fonctions tertiaires et son positionnement dans le réseau viaire [carte 4]. Comme Cochabamba, toutes proportions gardées, il s’agit d’une ville de contact qui articule les campagnes traditionnelles densément peuplées, à des fronts pionniers situés dans le cas présent en zone subandine et sur le piémont chaquéen. Surtout, le processus de différenciation démographique du Sud frontalier semble devoir se poursuivre et s’accélérer, car le sous-sol de la région abrite l’essentiel des formidables réserves de gaz récemment découvertes, plaçant la Bolivie au cœur de l’intégration énergétique du cône Sud.

Ainsi, partant du cas tarijénien, nous interrogerons les rapports entre valeur du territoire et peuplement, en nous référant d’une part à l’expansion de la frontière agraire, d’autre part à l’exploitation des hydrocarbures.

2) La valeur agricole : l’exemple de deux franges pionnières.

Le cas des zones de colonisation apparues durant les quarante dernières années dans le département du Tarija servira ici à fixer quelques éléments de réflexion concernant la notion de valeur d’un espace pour l’agriculture. Deux dynamiques d’expansion de la frontière agraire ont nettement contribué à la redistribution du peuplement régional : en zone subandine méridionale, dans le ‘triangle’ de Bermejo, formé par l’interfluve du Rio Grande de Tarija et du Rio Bermejo ; et sur le piémont chaquéen, à proximité de Villa Montes et Yacuiba [carte 7].

Le triangle de Bermejo en zone subandine : l’émergence ex nihilo d’une région sucrière.

C’est tout d’abord le ‘triangle’ de Bermejo qui va connaître une profonde mutation à partir des années 60. La zone était jusqu’alors une enclave pétrolière et militaire, communiquant davantage avec la petite ville argentine d’Oran, distante d’une cinquantaine de kilomètres en plaine, qu’avec la capitale du département (Tarija), située en altitude et reléguée à plus de 10H par des conditions d’accès rudimentaires. Or, le modèle interventionniste qui s’affirme et se décentralise offre au Tarija l’opportunité d’une industrialisation. Les secteurs plats du triangle de Bermejo et leur similarité agro-climatique avec la région sucrière argentine limitrophe font pencher la balance en faveur de l’implantation d’une filière de production et transformation de la canne à sucre. Les terrains sont défrichés, une première raffinerie est construite, l’attribution des terres organisée : la première récolte - la zafra - a lieu en 1968, la croissance démographique est explosive[3]. On peut qualifier d’« âge d’or » de l’activité, la période qui comprend le développement du complexe agro-industriel, avec l’implantation d’une seconde raffinerie au milieu des années 70, l’augmentation de la productivité qui culmine entre 1975 et 1978, et la création d’une administration autonome, la IAB (Industrias Agrícolas de Bermejo Sociedad Anónima) en 1977 [graphique 3]. La période qui s’ensuit est marquée par différents facteurs de déclin de l’activité et la dégradation de la situation économique et sociale des agriculteurs de la région. En effet, plusieurs éléments concourent à une baisse de la productivité : afin d’exploiter les secteurs plats, les colons sont remontés vers le Nord-est difficile d’accès (municipe de Padcaya) et sont désormais forcés de défricher les reliefs du massif subandin, difficiles à travailler ; de plus, les agriculteurs sont subordonnés à la IAB, sans liberté d’agir sur les prix et peu encouragés à l’amélioration de qualité ; enfin, les parcelles se fragmentent par héritage, entraînant la formation du minifundio dans la région[4]. Le rythme de l’accroissement démographique de l’aire rurale – stationnarité entre 1976 et 1992, progression faible de 1992 à 2001 - confirme l’épuisement de la dynamique de colonisation.

Le piémont chaqué en : déboires de la filière agro-industrielle et colonisation spontanée.

Plus à l’est, sur le piémont chaquéen, un second foyer d’expansion de la frontière agraire et du peuplement s’est plus récemment affirmé. En effet, la région qui était traditionnellement spécialisée dans l’élevage bovin extensif, dominé par la grande propriété, connaît un processus de recomposition des structures agraires. Comme à Bermejo, les pouvoirs publics sont à l’initiative d’un grand projet : dans les années 70, Villa Montes est choisie pour devenir un pôle agro-industriel national dans le domaine des oléagineux. Une raffinerie, la Fábrica de Aceite Comestible Sociedad Anónima (FACSA), est achevée en 1974. Or, la FACSA a été conçue pour une capacité de 15.000 tonnes par an, alors que la capacité sollicitée atteint difficilement les 15% [5]: à la fin des années 90, l’usine interrompt son activité. Parmi les explications de cet échec, sont couramment évoqués [CEDLA, 1998] le défaut de régularisation des titres de propriété octroyés aux paysans, l’endettement de ces derniers, le fait que la monoculture imposée ne correspondait pas à leurs besoins alimentaires et que les revenus générés étaient insuffisants. C’est alors un autre modèle d’agriculture qui va spontanément se répandre, par la mise en valeur de petites parcelles du piémont, en irriguant des secteurs jusque là délaissés ou cultivés en sec. L’enquête de la communauté de Caigua[6] fournit un exemple de ce type d’adaptation. Le modèle de développement de cette communauté de cultivateurs aura connu deux moments principaux. Au cours d’une phase créatrice, une population d’immigrants venus des vallées voisines a renouvelé l’usage d’un terroir sous-valorisé, en introduisant des méthodes d’irrigation permettant de pratiquer une polyculture de base maraîchère (années 70-90) : c’est alors le processus productif qui est déterminé par la pression démographique. Avec le succès de l’entreprise, les immigrants s’accumulent, la population augmente, la superficie des exploitations diminue pour les derniers arrivants [graphique 4] et les mécanismes d’ajustement démographique se renforcent, définissant l’avènement d’une phase malthusienne : c’est maintenant la population qui s’adapte à la capacité productive du système agraire[7].

Réflexions

Il est intéressant de noter que le processus de colonisation signale l’usage nouveau d’un site : vierge, comme l’était essentiellement le triangle de Bermejo ; ou délaissé, sous-exploité, comme l’illustre plutôt le cas du piémont chaquéen. Quels sont dans les exemples cités les facteurs qui font basculer la vocation des sites en question, vers un usage agricole entraînant des impacts démographiques significatifs ?

Le potentiel de valorisation et sa concrétisation - Le clivage entre la conscience d’un potentiel de valorisation et la concrétisation de ce potentiel nous semble déterminant dans la différenciation des cas. A Bermejo l’action publique est à l’initiative de la prise de conscience collective du potentiel agricole de la zone. C’est bien l’Etat qui donne une valeur foncière à l’espace en le défrichant, en octroyant des parcelles, et une valeur agricole en définissant un programme de développement intégral qui impose un système agraire et un marché contrôlé. L’invention du territoire résulte ensuite d’un agencement de forces, l’adhésion des colons permettant la réalisation du programme. Parallèlement, sur le piémont chaquéen, le développement de la filière des oléagineux s’essoufle rapidement et l’adhésion du paysannat est limitée. Les familles substituent un nouveau projet à celui pensé par l’Etat, en fonction de leur propre analyse des potentialités de l’espace : ils repèrent dans les interstices écologiques et fonciers, une possibilité de mise en valeur agricole différente. Spontanément, en fonction de leurs nécessités de reproduction, de leurs moyens et de leur savoir technique, ils aménagent le site, et grâce à des travaux d’irrigation rudimentaires, développent un système agraire maraîcher.

La valeur et le marché – Nos deux exemples signalent bien le caractère déterminant de l’orientation de la production. Sur les deux sites, un même modèle a été appliqué, celui d’une monoculture industrielle, avec marché unique et prix imposés. La greffe a pris dans la région de Bermejo, ou le marché de la raffinerie a constitué une source de revenu suffisante aux débuts du processus, mais cette orientation est de moins en moins adaptée, du fait de l’atomisation des parcelles. Ainsi, pour la majorité des propriétaires, le terrain affecté à la canne à sucre ne fait plus sens comme unité de production familiale mais s’intègre à une gestion en coopérative, et l’activité d’origine ne constitue plus qu’un élément de l’économie du ménage. Pour les plus pauvres, c’est la fonction résidentielle et les cultures vivrières qui dominent le mode de valorisation de l’espace. Si l’industrie périclite, comme on peut s’y attendre dans les prochaines années, la canne à sucre disparaîtra et spontanément, l’utilisation du site évoluera en fonction des possibilités de réorientation vers d’autres marchés. Peut-être les marchés urbains consommateurs de produit maraîchers à contre-saison, comme dans la région argentine limitrophe qui exploite ce créneau à grande échelle, ou bien justement sur le piémont chaquéen. En effet, le développement des systèmes agraires maraîchers tel celui de la communauté de Caigua est étroitement lié à la croissance des villes de la région. La valeur de ces finages émergents est donc aussi conditionnée par la dynamique d’urbanisation de Yacuiba et Villa Montes, ainsi que de Tarija, selon des mécanismes d’ajustement à évaluer.

3) La valeur du sous-sol : les impacts du boom gazier.

La dynamique de redistribution du peuplement régional est aussi liée à un autre type de mise en valeur, celui des ressources en hydrocarbures situées en zone subandine et dans le Chaco. Nous présenterons tout d’abord quelques paramètres historiques à l’échelle nationale, puis on s’intéressera aux conséquences territoriales du boom du gaz dans le Tarija.

 Exploitation des hydrocarbures et redevances aux départements : la roue tourne.

L’histoire de l’activité montre que le Tarija est un département pionnier d’où provient plus de la moitié du pétrole extrait jusqu’en 1947, mais en quantités infimes. Car ce sont les gisements du Santa Cruz qui vont permettre d’atteindre un niveau de production exportable (1955). La loi prévoyant une redistribution des redevances pétrolières aux départements producteurs, le Santa Cruz bénéficie dès lors d’une manne fiscale décisive, contribuant à déstabiliser l’assise andine de l’économie, du pouvoir et du peuplement. Au boom pétrolier succède celui du gaz, ressource jusqu’alors peu valorisée, grâce au contrat de vente à l’Argentine qui prend effet en 1972. Celui-ci bénéficie principalement encore au département du Santa Cruz, mais le Tarija commence à percevoir des niveaux de royalties inédits (plus de 3 millions de dollars annuels). A partir des années 80, la rente des hydrocarbures est mieux répartie entre les départements producteurs, augmentant significativement pour le Tarija (entre 5 et 10 millions de dollars annuels entre 1981 et 1992), mais la production de gaz diminue. Un contrat d’exportation avec le Brésil (1992) relance l’activité, prévoyant notamment la construction d’un oléoduc de Rio Grande (Santa Cruz) à Campinhas (Etat de Sao Paulo). L’Etat favorise alors l’investissement des entreprises étrangères, notamment par le démembrement et la capitalisation de l’entreprise publique Yacimientos Petroleos Fiscales Bolivianos (1996). Les résultats ne se font pas attendre, dès 1999 les réserves explosent et occasionnent un tournant historique, puisque l’essentiel de la ressource (90%) se localise dans le Tarija. Avec la mise en service des nouveaux puits, les royalties réaugmentent et connaissent une ascension vertigineuse, dépassant les 25 millions de dollars en 2003 [graphique 5]. Le Tarija se trouve désormais au cœur du processus régional d’intégration énergétique, compte tenu de l’intérêt marqué pour le gaz bolivien par tous les pays du cône Sud. Par ailleurs, la technologie du LNG[8] ouvre des perspectives de marché en Amérique du Nord, dont l’aboutissement est remis en question par la crise politique d’octobre 2003 et ses suites[9].

La zone subandine orientale du Tarija, nouveau centre des activités d’exploration-exploitation.

La question de l’incidence de cette activité sur la distribution spatiale de la population se pose aujourd’hui avec acuité, dans la mesure où le petit département du Tarija est promis au rang de producteur ultra-dominant. Il est intéressant de noter que si la localisation des nouveaux gisements implique le repositionnement géographique du Tarija dans le pays, elle n’est pas sans conséquence sur l’organisation spatiale interne du département. En effet, la carte de la production s’est reconfigurée au profit d’un secteur quasi inexploité dans l’histoire [cartes 6 et 8] : la zone subandine orientale[10], qui concerne les discrets municipes de Carapari et Entre Rios. De fait, ces subrégions dépourvues de centre urbain connaissent un certain dynamisme démographique. Le taux de variation de la population rurale cantonale entre 1992 et 2001, indicateur sensible compte tenu de la faiblesse des effectifs, signale bien l’impact des zones d’exploration et d’exploitation. Mais s’agissant d’un recensement de fait, le phénomène est principalement lié à la présence des travailleurs du secteur « exploitation de mines et carrières », dont la résidence habituelle serait à identifier. Ainsi, seulement une partie de cette population s’inscrit dans des lieux de peuplement « traditionnels », des localités artificielles ayant émergé sous forme de camps de base. Un autre aspect révélateur concernant cette concentration d’employés est le décalage qui s’opère entre leur localisation précise et les zones de production. Le rapprochement des cartes [carte 8] illustre bien l’un des paramètres fondamentaux de la diffusion spatiale de l’emploi pétrolier : ce sont les phases d’exploration et de mise en œuvre de l’exploitation qui génèrent un recours intensif à la main-d’œuvre. Les puits en fonctionnement ne dynamisent pas l’emploi, ils pourraient même signaler d’une certaine façon des zones fragilisées par le retrait de l’activité. On devine ainsi à travers la dispersion actuelle des travailleurs, la future géographie de la production, qui va renforcer l’importance du secteur nord-est de la zone subandine et de nouveau le piémont chaquéen, du côté de Yacuiba (structure de Madrejones).

Réflexions

La problématique de l’émergence d’un champ d’effets liés au boom du gaz est un sujet complexe et l’analyse que l’on peut en faire succinctement se voit de surcroît limitée par l’emballement des évènements. Néanmoins, les éléments présentés permettent d’en interroger la portée concernant le renouvellement de la valeur des territoires dans le Tarija.

Une question de gouvernance - Il faut tout d’abord noter qu’à travers la localisation de ces grands gisements dans les régions orientales du Tarija, c’est tout le département qui se trouve revalorisé. Car la loi attribue des redevances aux départements producteurs, qui les répartit en investissant dans des travaux d’intérêt public, où bon lui semble. Dans l’ancien système, le pouvoir préfectoral (le département) aurait probablement favorisé la vallée centrale et la capitale, mais depuis la décentralisation[11], les pouvoirs locaux s’affirment. Ainsi, la préfecture accorde 45% du montant des redevances reversées par l’Etat, aux provinces productrices (échelon intermédiaire entre le département et le municipe), qui elles mêmes répartissent la manne entre les municipes. De ce fait, des territoires délaissés par l’Etat et le pouvoir départemental pendant des décennies accèdent maintenant à des ressources fiscales considérables. Un mécanisme inédit de réduction des inégalités municipales se met en place, institutionnalisant le lien entre richesse du sous-sol et mise en valeur de la surface. Dans le contexte d’un recours à la main-d’œuvre globalement peu intensif et d’un système de production échappant totalement aux pouvoirs publics, la valeur du territoire apparaît finalement d’abord comme une question de gouvernance.

La modification des valeurs résidentielles - Quelles relations entretient le déploiement des activités liées à l’exploitation des hydrocarbures avec la dynamique de concentration de l’habitat ? Le système de redistribution des redevances est favorable à l’équipement des centres administratifs, soit les capitales de provinces et de municipe : le bourg de Carapari et la petite ville de Villa Montes sont les plus favorisés à ce niveau. Mais au-delà de ce canal de diffusion de l’effet de rente, la valeur de la position des localités se voit modifiée par la proximité des chantiers de l’activité. La générosité relative des compagnies pétrolières (financement d’équipements scolaires, sportifs, médicaux, routiers, électriques) peut avoir une incidence directe sur la valeur résidentielle de localités auparavant anodines, comme San Alberto (à proximité de la structure San Alberto) ou Palos Blancos (structure Maragarita). On trouve aussi à Villa Montes des locaux de Transierra, l’entreprise en charge de la construction du gazoduc allant de Yacuiba à Santa Cruz (Gasyrg). Bien que de nature temporaire, tous les chantiers occasionnés directement et indirectement génèrent une offre d’emploi. Les mécanismes du recrutement et l’origine géographique de la main-d’œuvre concernée devront faire l’objet d’études spécifiques. Dans le cadre des enquêtes effectuées par l’IRD dans la région en 2002, il a pu être montré [D’Andréa, 2004] qu’une partie significative des ménages de Villa Montes (8%) et Carapari (12%) est directement concernée par les emplois liés au secteur pétrolier. Par ailleurs, l’analyse des mobilités de travail à Villa Montes indique une proportion de 10% en lien avec le secteur pétrolier, désignant une activité temporaire sur les sites de la zone subandine orientale, dans un rayon d’une à trois heures. Cette articulation concrète entre la ville et les sites de production est illustrative de l'importance de la circulation qui s’établit à partir des centres régionaux et contribue à reformuler la valeur de leur position, pour l’habitant comme pour l’entreprise susceptible de recruter. Les villes de Yacuiba et même Tarija, la capitale départementale, voient selon ce même principe les paramètres de leur attractivité évoluer.

Conclusion

Derrière la tendance du basculement démo-spatial bolivien, qu’amène depuis une cinquantaine d’années l’intégration d’une partie du massif subandin, des piémonts et des plaines, existe une grande complexité des processus de territorialisation. Réexaminer dans la perspective des valeurs du territoire, la différenciation du Sud frontalier, partie prenante de cette réalité, nous a permis d’expliciter certains mécanismes. On comprend notamment qu’à l’instabilité du peuplement oriental correspond la fluctuation de la valeur des positions, des terroirs, des ressources qui définissent l’organisation de l’espace. Cette articulation entre séquences de valorisation/dévalorisation et phases de progression/contraction démographique se révèle dépendante de trois sphères. On peut tout d’abord noter l’importance des facteurs externes afférents aux champs de l’économie mondiale. Ainsi, le gaz a toujours existé dans le sous-sol du Tarija, mais c’est bien parce que les marchés de consommation de cette énergie sont en forte croissance, que les compagnies pétrolières ont fait les découvertes susmentionnées. On doit ensuite constater localement l’impact majeur des politiques publiques. Le programme de colonisation et d’industrialisation du triangle de Bermejo illustre la fonction créatrice de l’Etat développementiste, qui veut alors planifier, financer et coordonner la mise en valeur de cette marche. La question des royalties départementaux et de leur administration dans le cadre de la décentralisation, est un autre exemple des mécanismes institutionnels contribuant à modifier la valeur des positions géographiques. Enfin, notre réflexion nous a conduit à souligner le rôle parfois prééminent de l’habitant, qui aménage ou déserte l’espace en fonction de ses nécessités de reproduction. Ainsi, dans le cas du piémont chaquéen, c’est de la population immigrée qu’émerge un contre-projet se substituant à celui de l’Etat. En définitive, le modèle de croissance du Sud frontalier peut être analysé comme le résultat de l’interaction de ces trois champs de forces en interaction, nommons les respectivement « sphère macro-économique », « sphère institutionnelle » et « sphère de l’habitant », qui redéfinissent perpétuellement la valeur des territoires.

Bibliographie

 




[1] Le territoire hérité de l’indépendance (1825) a été redimensionné par des révisions de limites consenties et des conflits armés qui ont progressivement privé la Bolivie de ses sorties maritimes directes ou potentielles (par voie fluviale), vidant les frontières d’une partie de leur intérêt. Ce processus d’amputation graduelle comprend principalement : la perte du haut-Madeira et de l’Acre en Amazonie centrale, au profit du Brésil (1867-1903) ; la perte du littoral de l’Atacama et de ses grands gisements de salpêtre, dans la Guerre du Pacifique face au Chili (1879-1883) ; la perte d’une partie du Chaco central et d’un accès facile au Rio Paraguay, confluent du fleuve de La Plata, dans la guerre du Chaco face au Paraguay (1932-1936).

[2] Entre 1950 et 2001, la population a été multipliée par 2,7 pour une variation nette de 5,5 millions d’habitants, qui ont porté l’effectif à 8,3 millions d’habitants. D’après les projections, le taux d’accroissement naturel a été constant sur la période, autour de 2,4% annuels [CELADE, 2001]. Il aurait alors commencé à décliner vers l’an 2000 et selon une hypothèse moyenne [CODEPO, 2003], le pays devrait gagner un million d’individus tous les 5 ans jusqu’en 2020, où il atteindra approximativement plus de 12 millions d’habitants ; l’indice synthétique de fécondité étant alors de 2,7 enfants par femme.

[3] On peut estimer la population totale de la zone subandine méridionale à 3.300 habitants en 1950 ; en 1976, 11500 personnes composent la population rurale, et la localité de Bermejo est passée de moins de 500 à 11.500 habitants.

[4]Il y avait 1.687 parcelles en 1988 et 2.409 en 1998 (dont 90% de moins de 10 ha) [Arce et Castro, 1999].

[5] Pour atteindre ce volume de production, il aurait fallu cultiver 33.000 ha de soja, soit installer environ 6.600 familles à raison de 5 ha par unité de production, soit un projet de colonisation d’ampleur inédite dans le pays.

[6] Enquête ENVIL 2002, IRD-UAJMS-IFEA.

[7] Le statut résidentiel de la descendance des chefs de ménage donne par exemple un aperçu de la sélectivité de l’émigration. Il apparaît ainsi que la localisation des descendants est surdéterminée par la taille de l’exploitation : si le ménage de référence est non producteur, 70% des enfants résident à l’extérieur de la communauté ; 56% s’il s’agit d’une micro-exploitation ; 37% dans le cas d’une petite exploitation.

[8] Liquefied Natural Gaz. La liquéfaction du gaz permet d’obtenir un produit 600 fois moins volumineux que le gaz et deux fois plus léger que l’eau, favorisant son transport maritime.

[9] Les émeutes urbaines d’octobre 2003, concentrées dans la capitale, ont été assimilées à une « guerre du gaz ». Violemment réprimées par le gouvernement, elles ont entraîné la mort d’au moins 60 personnes et abouti à la démission du président Sanchez de Lozada. Son successeur (C. De Mesa) a organisé un référendum invitant les électeurs à se prononcer sur cinq points : l’annulation de la loi des hydrocarbures en vigueur, la récupération de la propriété du gaz à la sortie des puits par l’Etat, la réimplication d’YPFB dans toutes les phases de l’activité, l’utilisation du gaz comme moyen de pression pour récupérer un accès maritime, l’augmentation des redevances et l’obligation pour les multinationales d’investir dans la transformation du gaz en Bolivie. Les votes ont massivement exprimé une réponse affirmative aux cinq questions.

[10] Les quatres « megacampos », les structures dont les réserves sont estimées à plus d’1 TCF (trillon cubic fit, 28 milliards de m3) se trouvent toutes dans la zone subandine : San Alberto (11,9 TCF), San Antonio (8,6 TCF), Itau (10,4 TCF) et Margarita (13,4 TCF). Ces quatre gisements concentraient au premier janvier 2003 plus de 80% des réserves boliviennes prouvées et probables en gaz naturel.

[11] La loi de Participation Populaire (LPP) et la Loi de Décentralisation Départementale (LDD), de 1994.