Populations rurales, mobilité et accès aux ressources foncières

dans l’Ouest du Burkina Faso

 

BOLOGO Arzouma Eric

 

Doctorant au SPED (Université Catholique de Louvain) et chercheur associé à l’ISSP (ex-UERD, Université de Ouagadougou)

 

  

Introduction

 

Dans les pays du Sud, la pression démographique sur les ressources productives s’accentue dans toutes les zones rurales. Dans les zones de colonisation agricole, et plus largement dans les espaces ruraux qui accueillent des populations immigrées à un rythme soutenu qui dépasse souvent 3% l’an, la question de l’accès aux ressources foncières devient de plus en plus préoccupante (Quesnel, 2001). Les études foncières apparaissent aujourd’hui, à l’heure des ajustements structurels qui lient le développement à la privatisation des moyens de production, pour les pays essentiellement agricoles, comme un centre d’intérêt important en ce qu’elles évoquent le support fondamental (la terre) des productions agro-pastorales. La sécurité foncière est devenue la condition sine qua non du développement agricole en Afrique pour les organisations internationales et gouvernementales (Lavigne Delville, 1998). La quasi-totalité des pays de l’Afrique Subsaharienne ont une économie essentiellement basée sur l’agriculture. Au Mali, le secteur agro-pastoral participe à hauteur de 48% à la formation du PIB, contribue pour près de 75% de la valeur des exportations et assure des revenus à près de 80% de la population. En Côte d’Ivoire, le secteur agricole emploi 60% de la population active et contribue pour 28% au PIB et rapporte 60% des recettes d’exportations. Au Burkina Faso où 80% de la population sont des ruraux et tirent leur revenu du secteur agro-pastoral, qui contribue pour 40% à la formation du PIB en constituant 86% des exportations, la terre revêt un intérêt économique et social considérable[1].

 

La question foncière demeure dans ce pays une problématique d’actualité dans les politiques de population et de développement rural. La compétition et la concurrence pour l’accès à la terre s’accroissent sous les effets conjugués de la croissance démographique, du renforcement de l’intégration dans les échanges marchands, de l’extension des surfaces cultivées suite aux changements techniques ou au développement des plantations, de l’accroissement des fronts pionniers, des migrations interrégionales, de la crise du pastoralisme, de l’emprise croissante des élites urbaines sur les moyens de production en milieu rural, etc. L’accès aux ressources foncières occupe une place essentielle dans le cadre stratégique de lutte contre la pauvreté élaboré par les autorités politiques en 2000. Dans ce document qui donne les directives générales en matière de lutte contre la pauvreté, il est préciser que : « Avec l’accroissement de la population et l’augmentation du cheptel, la pression sur le foncier devient de plus en plus forte, exacerbant la concurrence sur cette ressource naturelle et créant des conflits et une insécurité croissante…La répartition et la possession des terres surtout celles cultivables (y compris l’attribution de titres de propriété), ont des incidences décisives sur la production, le revenu et les conditions de vie des ménages pauvres ruraux. Au-delà de son accès en tant que ressource productive agricole, la terre peut être aussi valorisée en tant que patrimoine foncier et principal actif des ménages pauvres. Il est aussi possible de lui attribuer une valeur d’échange en vue de favoriser l’allocation la plus efficace de cette ressource naturelle entre plusieurs utilisations possibles et ainsi contribuer à l’amélioration du bien être des groupes pauvres » (CNLP, 2000, p. 30-50).

 

Si l’accès à la terre et la sécurisation foncière constituent des problèmes qui concernent l’ensemble du territoire du pays, ces questions se posent avec beaucoup plus d’acuité dans l’ouest, zone de colonisation agricole par excellence. L’Ouest du pays est ainsi devenu un espace rural fortement différencié du fait de la diversité des acteurs en présence qui cherchent à s’approprier la terre : migrants, autochtones, citadins et de la multiplicité des activités en présence : agriculture, élevage, maraîchage, etc. L’accès à la terre devient précaire, compétitif et concurrentiel sous les effets conjugués de plusieurs facteurs : migrations interrégionales intenses, insertion de l’économie paysanne dans le marché par le biais du développement de la culture du coton et de la fruiticulture, instabilité des règles coutumières de la gestion foncière, affaiblissement des pouvoirs traditionnels, etc. Dans cette contribution, nous centrerons notre attention sur les processus d’appropriation de l’espace foncier dans cette zone. La configuration socio-démographique de cette zone ne peut être comprise et analysée qu’à travers une prise en compte de la mobilité des populations rurales. Comment la mobilité structure les rapports fonciers ? Quelles sont les pratiques foncières actuelles ? Comment ont-elles évolué ? Quels sont les acteurs en présence ? Comment se présente la précarité dans l’accès à la ressource foncière dans cette zone ? Quelles sont les populations vulnérables ? Telles sont les interrogations qui seront abordées dans cette communication. L’objectif de cette contribution est de montrer comment la mobilité structure les processus d’appropriation de l’espace foncier et comment elle est finalement au cœur de la dynamique démographique et foncière dans cette zone. Le texte est structuré autour des points suivants : a) une présentation du contexte de la recherche ; b) une analyse de la gestion sociale de la mobilité à travers l’institution du tutorat ; c) l’impact de la mobilité sur les dynamiques foncières ; d) une typologie des acteurs, des formes et des manifestations de l’insécurité et de la précarité foncière ; e) enfin, des compétitions foncières sous l’angle de la crise du tutorat et des conflits fonciers.

  

1. Le contexte de la vieille zone de colonisation agricole : La mobilité bouleverse les données socio-démographiques et ethniques

 

Au Burkina Faso, la relation population-environnement est marquée par un déséquilibre entre les régions dégradées du Plateau central et du Centre-nord et les régions bien dotées en potentiel agro-écologique du Sud-ouest et de l’ouest. Au niveau agro-écologique, la région du Plateau central se caractérise par des sols dégradés et une pluviométrie assez irrégulière. Sur le plan des densités de population, cette région serait la plus peuplée du Burkina faso (elle compte 43% de la population totale) avec une densité moyenne de 72,4h/km2. Par contre, dans le Sud-Ouest, on observe une densité moyenne de 29,9h/km2 et une bonne pluviométrie[2]. La principale conséquence de ce déséquilibre est que les prédispositions naturelles des régions du Sud-ouest de l’Ouest vont attirer les populations des deux premières zones à la recherche de terres cultivables et de meilleures conditions de production[3]. Le mouvement va prendre une proportion importante avec les sécheresses de 1972 et 1983. En un quart de siècle d’exploitation, la zone est devenue (avec environ 60% du stock céréalier national) le principal centre de production céréalier du pays. Mais l’espace cultivable a également connu un rétrécissement important. Schwartz (1991) distingue quatre moments dans les vagues migratoires du Sud-ouest : la période post-indépendance, les décennies 1960, 1970 et 1980. Cette analyse montre que jusqu’en 1960, les fronts pionniers ont été constitués par ce qui allait devenir les zones cotonnières des pays bwa et bobo. La décennie 1970, tout en réaffirmant la prééminence des pays bwa et bobo, a vu le phénomène migratoire s’étendre timidement aux pays kô, vigué, bolon, nounouma, et enfin, pour la décennie 1980, et de façon spectaculaire, aux pays goin, sénoufo et dagara. L’on peut retenir que la décennie 1980 a été celle d’une réorientation des flux vers de nouveaux espaces d’accueil. Les pays bwa et bobo constituent cependant, en raison de leur ouverture initiale et du poids relatif des migrants, le cœur du dispositif de la zone de colonisation agricole. C’est dans cette zone que l’installation des colons est la plus ancienne. Elle est également l’aire cotonnière burkinabè. Cette zone se circonscrit quasiment aux provinces du Houet, de la Kossi et du Mouhoun. L’arrivée des migrants dans la zone a véritablement submergé la population autochtone dans certaines localités. Par exemple, Banwali, un village situé dans le département Padéma, en 1982, la population totale de 1502 habitants comptait 100 Bobo-Fing et 1400 Mossi (Tallet, 1985).

 

C’est également dans cette zone que les pratiques, les visions et les différentes stratégies, autochtones et allochtones, ont pu, soit s’harmoniser, soit s’affronter, en tout cas laisser dans l’espace des empreintes suffisamment significatives pour permettre une analyse dynamique. D’après des recherches menées par des géographes sur la base d’une analyse de photographies aériennes, de 10% en 1960, le taux d’occupation de l’espace dans l’ouest est passé à 85% en 1994 (Paré, 1997). 

 

2. La gestion sociale de la mobilité à travers l’institution du « Tutorat »

 

Selon Chauveau (2004, p. 3), « La relation du ‘’tutorat foncier’’correspond à une institution agraire générale aux sociétés paysannes africaines. Elle s’insère dans le dispositif normatif caractéristique d’une économie morale dans laquelle il existe un consensus sur le fait que le déroulement des processus économiques ne doit pas remettre en cause l’accès de tout individu, même étranger à la communauté, aux moyens de subsistance pour lui et sa famille – à charge pour l’étranger de respecter un ‘’devoir de reconnaissance’’ à l’égard de son tuteur et de la communauté d’accueil, dans la perspective de son intégration plus ou moins explicitement recherché et plus ou moins complète dans la communauté hôte. » La relation sociale du tutorat en Afrique joue un rôle fondamental dans la gestion de la mobilité au sens où elle remplit quatre dimensions essentielles dans les zones de colonisation agricole : morale, sociale, économique et identitaire. Au niveau moral, le tutorat s’inscrit dans le principe de l’économie morale qui fait de l’accueil de l’étranger un devoir moral du groupe ou de la société d’accueil : « On ne refuse pas la terre à un étranger. »  Au niveau socio-économique, le tutorat permet un transfert temporaire ou définitif de droits d’exploitation à des étrangers. C’est cette dimension qui permet à ces derniers d’avoir accès à la terre dans les zones de colonisation agricole. Enfin la dimension identitaire fait du tutorat un instrument social visant une intégration parfaite des étrangers dans leur communauté d’accueil. Cette bonne intégration a été constatée dans l’ouest du Burkina par Swartz qui parle « d’allochtone – autochtone ».

 

Dans la logique de l'espace ouvert, tout se passe comme s'il existait un droit naturel à la terre, le droit qu'a chaque homme, qu'il appartienne à la communauté villageoise ou qu'il en soit étranger, de se faire attribuer assez de terre pour, par son travail, assurer sa subsistance et celle de son groupe familial. Dans la logique coutumière, l’accès à la terre fait partie intégrante des relations sociales. Les systèmes coutumiers sont fondés sur l’alliance et reposent sur un certain nombre de principes : accès aux ressources lié à l’appartenance à la communauté, en fonction des règles en vigueur ; principe d’antériorité des fondateurs ; distinction « autochtones » /  « étrangers » ; droits d’usage confirmés par la marque du travail, etc. Ces principes sont mis en œuvre et arbitrés par des autorités dont la légitimité tient à la fois à l’antériorité d’installation (les fondateurs) et la reconnaissance de l’alliance magico-religieuse qu’elles ont passée avec les génies du lieu. Ces autorités disposent d’une maîtrise territoriale qui est, de fait, un pouvoir politique puisqu’il leur permet d’accepter ou de refuser l’installation d’une famille (Lavigne Delville Ph., 1998).

 

 3. Mobilité et dynamiques foncières

 

Nous tenterons de montrer ici que c’est la mobilité qui est au centre des dynamiques foncières et c’est elle qui structure les rapports fonciers dans la zone. Les analyses qui seront effectuées dans cette partie sont basées sur une enquête quantitative que nous avons réalisée dans deux départements (Bama et Padéma) de la province du Houet auprès de près de 750 ménages agricoles (250 ménages agricoles autochtones et 500 ménages agricoles migrants) réparties dans 8 villages[4].

 

3.1. Le rang d’arrivée dans le « système cotonnier » détermine les modes d’accès à la terre

 La zone a connu plusieurs vagues migratoires dans le temps et dans l’espace. Nous essayerons de montrer qu’à des périodes d’arrivée différentes correspondent des modes diversifiés d’accès à la terre. Les migrants qui sont arrivés dans la zone dans les entre 1960 et 1970 bénéficient pratiquement eux tous de prêts de terre à durée indéterminée soit à peu près 10% de notre échantillon[5]. Entre 1970 et 1980, les zones du Plateau Central et du Nord Burkina connaissent une période de grande sécheresse – entre 1973 et 1974 - qui a comme conséquence sur le plan démographique, le déplacement des populations de ces zones vers l’Ouest. Cette période se caractérise donc par une arrivée massive de migrants dans le système cotonnier. Les prêts à durée déterminée ont été leur principal mode d’accès à la terre et ils représentent près de 40%. De 1980 à 1990, une sécheresse frappe encore les zones du Plateau Central et du Centre Nord (1983-1985). On assiste encore à des déplacements des populations de ces zones vers l’Ouest. Durant cette période, les prêts à durée indéterminée continent d’être le mode principal d’accès à la terre pour les migrants (30%). Il faut préciser que l’une des caractéristiques majeures de ces migrants, c’est qu’ils ont comme principales zones de départ le Plateau central et la région du centre Nord. Après 1990, on assiste à une diversification des zones de départ des migrants qui arrivent dans notre univers d’enquête. Outre, les zones de départ traditionnelles (Plateau central et Centre Nord), on a des migrants de retour de la Côte-d’Ivoire, des migrants qui viennent des centres urbains. Cette phase se caractérise par une diversification des modes d’accès à la terre et surtout par l’apparition de transactions foncières monétarisées : location, achat.

 

3.2. Le rang d’arrivée détermine souvent la superficie exploitée par les acteurs

Chez les migrants, la période d’arrivée détermine assez souvent la superficie obtenue par l’exploitation agricole. Les migrants anciennement installés dans la zone (globalement autour des années 70) bénéficient de grandes superficies. Leur période d’installation correspond certainement à une période qui se caractérise par une abondance foncière d’une part et, d’autre part, par une souplesse des mécanismes traditionnels d’allocation des ressources foncières. Plus les migrants s’installent tard, plus, ils ont accès à de petites superficies. Ces périodes (globalement autour des années 90) correspondent à des phases de rétrécissement de l’espace cultivable qui se caractérisent par une rareté des terres cultivables, une montée progressive de la compétition et de la concurrence foncière. 

 

3.3. L’arrivée massive des migrants accélère la monétarisation de l’accès à la terre

Un élément essentiel à souligner demeure l’accélération de la monétarisation de l’accès à la terre dans notre zone d’étude à partir des années 1990. Cette phase se caractérise par l’émergence de nouvelles pratiques foncières dont la particularité réside dans le fait qu'elles ne sont pas admises dans le registre coutumier et demeurent illégales aux yeux des autorités administratives. Ces pratiques foncières marchandes qui entraînent de nouveaux modes de circulation des terres obéissent en fait à une double mutation : une mutation socio-économique et culturelle et une mutation dans les représentations et les perceptions des acteurs. Elles expriment la projection de la société locale sur l'espace et sont largement le reflet de son organisation actuelle et de son histoire foncière. Les terres s'achètent, se vendent et se louent; on s'installe inéluctablement dans un contexte de « marchandisation imparfaite » (Le Roy, 1997). Cela est sans doute normal dès lors que le contexte économique et social fait que les terres se vendent et s'achètent, et que, par ailleurs, les acteurs souhaitent « sécuriser » leurs transactions mais que les procédures locales sont difficilement praticables ou ne correspondent pas aux besoins de sécurisation (Mathieu, 1999:15). Nous synthétisons ci-dessous les mutations foncières que nous avions observées dans les départements de Bama et Padéma :

 

- La disparition progressive du prêt coutumier, hier tenure dominante. En effet, pour tenir compte de la fin des terres cultivables, des besoins fonciers croissants de leur(s) famille(s) et des difficultés qu'ils auraient à reprendre les terres prêtées, les autochtones, détenteurs de droit coutumier d'appropriation développent des prêts annuels pour marquer leur emprise. Cela contraint les usagers, les migrants à des renégociations permanentes et donc, à une gestion évidente de l'incertitude. La pratique des prêts annuels est également un indicateur social du climat, de méfiance, de manque de confiance et de prudence qui caractérise les relations actuelles entre autochtones et migrants.

 

- Suite à l'individualisation croissante, les jeunes se sont émancipés par rapport à l'autorité des anciens. Les transferts traditionnels de la terre se sont intensifiés (échanges, prêts), tandis que d'autres plus modernes sont apparus et sont en pleine expansion, en particulier, la vente. Les relations foncières pénètrent progressivement dans la sphère des relations marchandes et ces rapports marchands se sont davantage manifestés en termes de vente. Cette nouvelle pratique fournit un mécanisme de transfert foncier en faveur des acteurs occupant la meilleure position sociale ou économique (commerçants, fonctionnaires, hommes politiques, entrepreneurs, migrants riches ...), créant ainsi de l'insécurité foncière pour les acteurs les moins influents. Cette pratique est le plus souvent le fait de jeunes autochtones qui revendiquent l'appropriation des terres familiales et/ou lignagères et se les représentent comme une source de rentrées monétaires. Les ventes de terre ont connu une dynamique liée à l'évolution des relations familiales et des rapports sociaux au niveau local. Au début, les ventes étaient restrictives: seuls les membres du lignage du vendeur pouvaient acheter la terre. Par la suite, chaque individu a pu être « candidat acheteur », mais la vente était soumise à l'approbation de la famille du vendeur. Dans le dernier stade de l'évolution de la vente de terre, plus aucune approbation n'a été nécessaire. L'absence de repère et/ou de code précis et le caractère opaque des ventes de terre posent toute la question et la complexité qui résident actuellement dans la gestion du patrimoine foncier familial et/ou lignager au niveau des autochtones.

 

- Apparition et expansion des retraits de terre et des violations ou remises en cause des accords: Les retraits de terre entraînent également un transfert foncier des groupes moins nantis vers les groupes économiquement et socialement puissants. Cette pratique est un révélateur de la dégradation progressive des relations autochtones-migrants et de la tension sociale qui existe entre ces deux groupes. Pour, disent-ils, satisfaire les besoins de leurs progénitures, nouveaux chefs de ménage, les autochtones, détenteurs du droit coutumier d'appropriation se retournent vers les migrants à qui ils avaient délégué des droits d'usage. Les retraits de terre sont également pratiqués lorsque intervient un besoin d'extension des superficies. La quasi-totalité des terres ayant été prêtées, il ne reste que souvent les retraits, véritables cauchemars pour les migrants et source de conflits fonciers.

 

- Expansion des pratiques de location marchande des terres: La location est une pratique foncière qui consiste, pour un détenteur de droit coutumier d'appropriation, à déléguer pour une période déterminée, ses droits d'usage contre le paiement d'un loyer. Développée surtout dans le département de Padéma, la location se pratique le plus souvent d'un autochtone vers un migrant. Les durées de location sont courtes (souvent un an ou deux ans renouvelable), ce qui oblige les locataires à des renégociations permanentes et signifie l’absence de sécurité.

 

4. Acteurs, formes et manifestations de l’insécurité et de la précarité foncière

 

Pour construire la typologie des acteurs, nous avons croisé les principales variables suivantes : l’origine de l’acteur (migrant ou autochtone), le lieu de résidence (ville ou campagne), l’activité dominante pratiquée (agriculture, élevage, etc.) et deux variables secondaires que sont l’âge et le sexe. Nous présentons les différentes populations qui s’approprient l’espace foncier dans cette zone, les formes de précarité foncières qu’elles connaissent et leurs besoins de sécurisation foncière. Les notions de sécurité foncière, d’insécurité foncière et de précarité recouvrent assez souvent une certaine confusion[6]. Dans ce texte, nous désignerons par sécurisation foncière, le processus dynamique par lequel les acteurs tentent dans un contexte donné de faire reconnaître et de garantir leurs droits d’accès à la terre et son contrôle et, par là, stabiliser leurs exploitations agricoles. Nous parlerons d’insécurité foncière lorsque les acteurs n’arrivent pas à faire reconnaître et garantir leurs droits d’accès à la terre. Dans cette situation, les exploitations agricoles sont instables. Les situations de sécurité foncière et d’insécurité foncière dépendent du statut des acteurs (détenteurs de droits coutumiers lignagers permanents, emprunteurs, locataires, etc.).

 

a)     Les agriculteurs

 

Il s’agit des acteurs qui ont l’agriculture comme activité principale. Selon l’origine et le rapport au foncier, deux catégories se dégagent : les autochtones et les migrants. Nous parlerons de ces deux catégories d’acteurs tout en insistant sur le cas des nouvelles générations.

 

a.1. Les agriculteurs autochtones, détenteurs des droits coutumiers d’appropriation foncière

 

Nous entendons ici par « groupe des autochtones », les aînés Bobo qui détiennent le droit traditionnel d’appropriation foncière. Les recherches historiques menées dans la région attestent en effet, que ce sont les Bobo qui seraient autochtones de l’Ouest du Burkina Faso[7]. Ils sont chefs de village, de terre ou de lignage et ont installé successivement les différentes vagues de migrants. L’insécurité foncière à leur niveau, c’est la perte de contrôle de la gestion foncière. Les migrants qu’ils ont installés sur leurs terres au fil des années s’émancipent progressivement de l’emprise de la gestion traditionnelle de la terre. Pour ces autochtones, la sécurisation foncière, c’est la reconnaissance du pouvoir traditionnel comme centre de décision et de contrôle de la gestion foncière.

 

a.2. Les agriculteurs migrants

 Ce sont les groupes de population arrivés dans l’ouest du Burkina faso depuis les années 1960 en provenance essentiellement des zones dégradées du plateau central et du centre-nord.. Pour ces migrants, l’insécurité se révèle à travers :

· Les difficultés d’accès aux terres de bas-fonds ;

· La pratique des prêts annuels ;

· La violation des accords par les usagers autochtones ;

· La violation par les autochtones des accords fonciers définis ;

· Les retraits de terres ;

· L’interdiction d’effectuer certains investissements (plantation d’arbres).

 

La précarité des droits d’usage se manifeste à travers les remises en causes des contrats fonciers antérieurs entre les autochtones et eux. La non reconnaissance par les nouvelles générations d’autochtones des accords antérieurement passés par leurs parents place les migrants dans une situation d’incertitude quant à leur avenir dans les zones de colonisation agricole. Pour illustrer notre propos, prenons l’exemple de l’ouest du Burkina. Arrivés dans cette zone autour des années 70 où il y avait des disponibilités foncières énormes, les migrants en provenance essentiellement du Plateau central et du Centre nord du Burkina Faso avaient obtenu des terres suivant les règles traditionnelles (don). Près de 30 à 40 années après leurs installations, les disponibilités foncières se réduisent, la génération (chez les autochtones comme chez les migrants) qui avait conclu les accords initiaux dans les années 70 est en cours de disparition, remplacée par une nouvelle génération qui ne se sent pas forcément liée par les clauses des premiers accords (Paré, 2001 ; Tallet et al., 2000).

 

Les remises en cause des contrats fonciers s’accompagnent d’une fixation de plus en plus restrictive des conditions pour l’exploitation des terres prêtées. Les migrants sont soumis à des renégociations permanentes des contrats fonciers. On assisterait à une tendance forte à la multiplication des prêts de terre à courte durée (une ou deux années) qui maintiennent les exploitations allochtones dans une instabilité permanente[8].

 

Duvernoy travaillant sur le processus de stabilisation des exploitations agricoles en Argentine, décrit plusieurs phases conduisant les exploitations allochtones de l’installation vers la stabilisation : de la colonisation vers la pérennisation, d’une agriculture minière vers une agriculture stabilisée avec des cultures de rente (Ducernoy et al., 1994)[9]. Dans l’ouest du Burkina Faso, on assisterait plutôt à une instabilité des exploitations allochtones. Les remises en cause des contrats fonciers, la dégradation des relations entre autochtones et migrants et les retraits de terre entraînent une situation d’insécurité foncière qui met en cause le processus de stabilisation (Totté, Laurent et al., 1994 ; Mathieu, Lavigne Delville et al., 2000).

 

La précarité des droits d’accès à la terre menace la préservation des ressources foncières et partant,  l’avenir de l’agriculture dans cette zone de colonisation agricole. L’absence d’un accès stable au foncier ne favorise pas l’intensification agricole et conduit le plus souvent à une exploitation minière des ressources foncières et à une accentuation de la pression sur l’environnement. Comme le souligne Tallet (1997, p. 206) dans le cas de l’ouest du Burkina : « L’insécurité que connaissent beaucoup d’exploitations de migrants n’est pas favorable à l’investissement financier et humain que supposent les mesures de protection des ressources naturelles et de gestion de la fertilité. »

 

La sécurisation pour les migrants c’est, d’éviter les incertitudes, les confusions et les ambiguïtés liées à la terre. C’est aussi la clarification, dès le départ, des modalités d’occupation des terres. En termes de droits, c’est bénéficié de droits d’usage permanents, ou tout au moins, une clarification des conditions d’exercice de droits d’usage permanents ou durables.

 

b) Les générations nouvelles d’agriculteurs

 

Hier marginalisés par le caractère gérontocratique de la gestion coutumière du foncier, ils accèdent de nos jours, dans un contexte écologique, démographique, social et économique nouveau à la direction des familles, des lignages et des instances de décision. Acteurs principaux de demain, leurs visions foncières méritent une attention particulière dans les analyses du processus d’appropriation de l’espace foncier dans la zone de colonisation agricole. En fonction de leur origine, nous distinguons deux groupes : les jeunes autochtones et les jeunes migrants.

 

b.1. Les jeunes autochtones

Chefs de ménage dans un contexte écologique de pression et de concurrence foncières, ils ont, de plus en plus de mal à satisfaire leur besoin foncier ; d'où leur propension à remettre en cause les accords antérieurement établis par leurs parents. En réalité, même si le besoin foncier est souvent la raison principale avancée par les autochtones (cette raison ressort dans le discours que les autochtones tiennent devant l'intervenant extérieur ou le chercheur étranger) pour justifier les retraits de terre, dans le fond, cette pratique est une étape préliminaire et souvent indispensable à une transaction future; il s'agit de libérer de l'espace pour le vendre ou le louer à un autre acteur. Pour cette nouvelle génération d'autochtones, la terre est une source importante de richesse monétaire, le don gratuit ne se justifie point.

 

Conscientes de la valeur économique de la terre, les générations nouvelles d'autochtones remettent de plus en plus en cause les accords conclus par leurs parents et pour lesquels ils ne se sentent pas forcément engagés. On peut également, d'une manière hypothétique, appréhender les retraits de terre comme une tentative de réaction de la part des autochtones liée à la peur de perdre le contrôle de la gestion foncière dans un contexte marqué par une pression démographique et une compétition foncière.

 

Pour ces jeunes autochtones, la sécurisation c'est d'abord la reconnaissance préalable d'un droit d'appropriation foncière sur les terres coutumières appropriées par leurs lignages ou familles. C'est ensuite, la maîtrise foncière exclusive des terres dont les droits d'usage ont été délégués.

 

b.2. Les jeunes migrants

Nés pour la plupart en zone de colonisation agricole, ils ont, de plus en plus de mal à accéder à la terre en raison de la rareté des terres cultivables. En outre, ils sont confrontés à des remises en cause fréquentes par leurs homologues autochtones des droits d'usage sur les terres « héritées » de leurs parents. Les migrants doivent remplir un certain nombre d'obligations sociales: reconnaître la propriété éminente des autochtones, entretenir de bonnes relations, acquitter à l'égard de ceux-ci un ensemble de prestations symboliques. Mais dans le contexte actuel de l'individualisme et de la prise de conscience de la valeur monétaire de la terre au niveau des nouvelles générations d'autochtones, ces prestations se transforment progressivement en exigences croissantes et de plus en plus financières. Si les jeunes autochtones perçoivent les remises en cause comme des actes légitimes(ce qui est rationnel) de sécurisation, pour les jeunes migrants qui n'ont connu et ne connaissent d'autres espaces que ceux exploités par leurs parents, ils s'opposent aux retraits de terre d'où leur implication de plus en plus accentuée, dans les conflits fonciers.

 

Pour les jeunes migrants, la sécurisation c’est d’abord l’accès à la terre ; elle s’étend ensuite à la possibilité d’exploitation permanente. C’est aussi et surtout l’exercice d’un droit à la limite de l’appropriation et de l’usage permanent.

 

Cette description des nouvelles générations d’acteurs autochtones et migrantes montre qu’elles ont des perceptions et des représentations foncières contradictoires et antagoniques [Cf. tableau 1]

 

 Tableau 1 : Les nouvelles générations de producteurs autochtones et migrants: des visions foncières et identitaires antagoniques

 

 

Nouvelles générations d’autochtones

Nouvelles générations de migrants

Visions foncières

· La terre est un « bien » économique

· Les rapports fonciers sont des rapports monétarisés

· Le droit imminent de la terre

· La terre est un « bien » social

· Le droit d’usage de la terre doit être un droit permanent

· Les rapports fonciers sont des rapports sociaux

Visions identitaires

· L’autochtonie donne droit à une maîtrise sociale

·  Peur et crainte de perdre le contrôle social du village

 

· L’identité se définit par rapport à l’appartenance à un même pays et à la durée de résidence dans la localité

 

c) Les pasteurs

Dans un contexte caractérisé par un rétrécissement de l’espace, les pasteurs occupent le plus souvent des terres marginalisées. En dépit de l’existence de points communs, importants, selon qu’on soit sédentaires ou transhumant, les formes d’insécurisation connaissent quelques différences.

· Chez les agro pasteurs sédentaires, l’insécurisation c’est la réduction des aires pastorales par la progression des espaces disponibles. Elle se manifeste à travers la forte concurrence, souvent conflictuelle, dans l’utilisation des bas-fonds et, aussi, à travers l’absence de règles reconnues et appliquées de gestion de l’espace.

· Chez les transhumants, l’insécurisation c’est la difficulté d’accès aux ressources que sont l’eau et la pâturage. Elle se manifeste à travers les restrictions vécues et souvent imposées par les villages exerçant un droit d’appropriation sur les espaces d’accueil.

 Pour ce groupe d’acteurs, la sécurisation, c’est la reconnaissance et la protection de droits d’appropriation et d’exploitation exclusifs sur l’espace défini comme pastoraux (zones de pâturage et points d’eau)). C’est aussi l’ouverture de pistes à bétail et de voies d’accès aux ressources d’alimentation.

 d) Les femmes : genre et accès à la terre

 Enjeu majeur dans les pays du Sud, la question de l’accès des femmes rurales à la terre et son contrôle a été placée par la FAO comme une priorité dans son Plan d’action pour l’intégration des femmes dans le développement (1996-2001) et dans la Plate-forme d’action de Beijing[10]. S’il est largement reconnu que les problèmes fonciers touchent l’ensemble de la population dans la zone de colonisation agricole, il est particulièrement aigu pour les femmes qui se heurtent à beaucoup plus de difficultés. « La question de l’accès à la terre ne concerne pas les femmes ». Ce postulat du droit coutumier résume à lui seul et suffisamment, la place de la femme dans l’appropriation du foncier. L’insécurité foncière qu’elles soient autochtones ou migrantes, se manifeste à travers les facteurs suivants :

 

- Souci d’accès à des fins d’exploitation d’une parcelle appropriée. Bien que cet accès existe, les femmes se voient attribuées les terres les moins fertiles et les plus lointaines.

- Souci d’obtenir un droit d’exploitation sur une durée relativement satisfaisante. Les femmes se voient souvent leurs droits d’usage remis en cause alors qu’elles avaient entamé un processus d’exploitation des champs de cultures de rente et d’intensification ; ayant investi dans les intrants (engrais notamment), elles ne peuvent pas bénéficier des effets de cet investissement.

- Souci de voir respectés les engagements. Bien souvent les droits d’exploitation obtenus sont remis en cause malgré les accords antécédents. Cela se passe lors du décès du détenteur du droit d’appropriation avec lequel le droit d’exploitation a été acquis, ou pour d’autres raisons sans que la femme n’ait de possibilité de recours.

- Statut précaire des droits d’exploitation. Du fait que les femmes n’ont pas de droit d’appropriation, leurs droits d’exploitation sont supprimés lorsque intervient un divorce. L’insécurité foncière est, dans ce cas, le résultat de l’instabilité familiale. La situation des femmes migrantes est généralement liée à celle de leur époux. C’est en fonction des parcelles attribuées à celui-ci que les modalités de leur accès au foncier se définissent.

 

Du fait qu’elles ne sont pas détentrices de droits d’appropriation, pour les femmes, l’enjeu majeur, c’est la stabilisation des droits d’usage. Assurer l’opportunité d’un accès durable au foncier pour les femmes est important en soi, nécessaire, mais non suffisant. Il reste qu’elles doivent disposer des conditions pour exercer leurs droits, transformer les droits d’usage en droits d’exploitation effectifs et satisfaisants. Dans cette optique, la sécurisation foncière devient un levier dans la négociation des rapports hommes-femmes.

 

e) Les investisseurs urbains ou nouveaux acteurs

 

Il s’agit des fonctionnaires, commerçants, entrepreneurs, hommes politiques et autres acteurs résidant en ville et qui manifestent un intérêt grandissant pour les activités agricoles. Ils perçoivent l’agriculture comme un secteur d’appoint voire, de substitution aux secteurs traditionnels en crise (fonction publique par exemple). Leur principale caractéristique réside dans le fait qu’ils veulent acquérir définitivement des terres afin d’investir dans l’agriculture à long terme. Malgré son pouvoir économique important qui en fait, dans le contexte foncier actuel de la zone, un acteur majeur, ce groupe connaît une insécurité foncière qui se manifeste à travers les indicateurs suivants :

 

- Les remises en cause éventuelles de droits qui signifieraient la perte des investissements, parfois importants, réalisés.

- L’absence de documents formels garantissant l’obtention de la parcelle de culture constitue une insécurité permanente.

 

Pour ces acteurs, la sécurisation foncière passe par nécessairement par l’accès à un titre de jouissance. C’est pour eux, la seule garantie des investissements réalisés.

 

5. Compétitions foncières, crise du tutorat, identités sociales et conflits fonciers : Vers un risque de déstabilisation sociale ?

 

Dans cette zone de colonisation, la pression foncière consécutive à la dynamique démographique a engendré une course à l’espace et une utilisation concurrentielle des ressources foncières. On assiste ainsi à une multiplication des conflits fonciers de toutes natures et parfois violents. Par conflits fonciers, nous entendons les désaccords, les litiges, les différents, les oppositions entre acteurs dans l’accès à la terre. Il est plusieurs classements possibles des conflits fonciers en fonction de leur niveau (à l’intérieur d’un groupe domestique, d’une famille, d’un quartier, etc.), des acteurs en présence et de l’objet dont il est question (les droits sur la terre). Ces conflits sont révélateurs des tensions qui existent entre les populations locales dans l’accès à la terre et son contrôle.  Nous ne rentrerons pas ici dans une analyse des causes des conflits fonciers, nous nous contenterons de dégager une typologie des conflits [Cf. tableau2]rencontrés dans la zone quant à l’usage du foncier[11]

 

Tableau 2 : Essai de construction d’une typologie des conflits fonciers

 

Espaces

Acteurs

Eléments de conflits

Travaux empiriques

Zones d’études

1. Conflits de voisinage

 

 

Famille

·Voisinage

·Bornage et limites des champs

·Problèmes d’héritage

·Problèmes pour les migrants de retour au village

·Transferts de droits d’usage

 

 

 

Beaud (1999)

 

Paré (1997)

 

Bologo (2002)

 

 

Ouest du Burkina

Ouest du Burkina

2. Conflits locaux et régionaux

 

 

Divers groupes ruraux

Entre villages voisins

Entre autochtones et migrants

 

· Problèmes de limites

 

·Remises en cause de contrats fonciers

 

Paré (1995)

 

Bologo (2002)

 

 

 

 

 

Ouest du Burkina

 

3. Conflits entre groupes ethnico-professionnels

 

Agriculteurs et éleveurs

 

·Empiètement des champs sur les couloirs de passage du bétail

 

Ouédraogo (1997)

 

Tallet et alié (2001)

Ouest du Burkina

 

La multiplication des conflits est un indicateur de la dégradation des relations entre acteurs quant à l’usage de la ressource foncière. Elle témoigne également de l’incapacité des autorités coutumières et de l’administration locale à réguler les modes d’accès à la terre. En outre, ces conflits sont révélateurs d’une crise latente mais profonde. Rappelons que les migrants sont près de 75% dans certains villages (Séguéré, Bama, Zongoma) et occupent une place prépondérante dans le petit commerce, le transport. Les autochtones, quant à eux, se retrouvent minoritaires dans leur village. Les nouvelles générations d’autochtones ont de plus en plus de mal à accéder aux terres familiales et lignagères parce qu’elles ont été affectées par leurs parents à des migrants. Le besoin foncier insatisfait associé au sentiment d’envahissement pousse ces derniers à remettre régulièrement en cause les anciens contrats fonciers pour lesquels, ils ne se sentent pas nécessairement concernés. Le risque de déstabilisation sociale est fort possible dans la mesure où beaucoup de migrants commencent à s’opposer ouvertement (certains avec violence) aux remises en cause des contrats fonciers et aux retraits de terre. Les conflits intergénérationnels entre autochtones et migrants pourraient attiser à long terme des conflits interethniques et identitaires. Si l’on constate aujourd’hui une croise de la mobilité, c’est qu’il existe avant tout une crise du tutorat, institution traditionnelle socialement chargée de gérer la mobilité. Cette institution est secouée de l’intérieur par l’affaiblissement généralisé des pouvoirs traditionnels, la segmentation des lignages, la montée en puissance de nouvelles générations d’autochtones et, de l’extérieur, par la forte poussée des migrations, l’insertion de l’économie paysanne dans le marché (par le développement des cultures de rente notamment, le coton), le Réorganisation agraire et foncière de 1984

 

Conclusion

 

Cette recherche exploratoire a tenté de montrer que dans la zone de colonisation agricole de l’Ouest du Burkina Faso, c’est la mobilité qui structure la dynamique socio-démographique actuelle et les rapports fonciers. D’ailleurs, passant d’un « espace ouvert » (où il y avait encore de la disponibilité foncière pour tout le monde, à un « espace fermé » (où les disponibilités foncières se réduisent progressivement), l’accès à la terre dans cette zone est devenue une préoccupation centrale des populations locale et de l’administration locale.  L’arrivée massive des migrants et des investisseurs urbains, l’insertion de l’économie paysanne dans le marché (avec le développement des cultures de rente et la mécanisation progressive de l’agriculture) et le renouvellement des générations aussi bien du côté des autochtones que des migrants entraînent une complexification de cet espace rural.

 

La situation dans l’ouest du Burkina Faso montre que dans une situation d’insécurité foncière grandissante, c’est la subsistance des populations rurales qui est fondamentalement remise en cause. Dans un contexte de transition où les règles de la gestion des ressources communautaires deviennent incertaines, confuses et ambiguës, l’accès à la terre, bien de production et de reproduction n’est plus évident pour tous les acteurs ; des groupes vulnérables apparaissent : certains ayants droit, des cadets sociaux, les nouvelles générations de migrants et d’autochtones, les pasteurs, les femmes (Bologo, 2002).

 

Zone agricole par excellence, il nous semble que la sécurisation foncière des différents acteurs serait fondamentale si les autorités politiques veulent accroître la production agricole et préserver les ressources foncières. L’investissement dans l’agriculture rime en effet avec une sécurisation foncière. La sécurisation foncière des différents acteurs est une condition indispensable aux investissements agricoles, mais elle demeure insuffisante. Il faut des autorités compétentes, socialement acceptées et légitimées pour garantir les droits des uns et des autres. A ce niveau, l’Etat a un rôle capital à jouer pour assurer la sécurisation des droits fonciers. Comme le souligne justement Mathieu (1999, p. 23) : « Le rôle de l’Etat pour la sécurisation foncière apparaît aujourd’hui comme crucial (et problématique) sous trois aspects : 1) pour garantir la stabilité politique globale et la sécurité physique des personnes ; 2) pour répondre aux demandes de sécurisation des acteurs fonciers en appuyant ou en facilitant l’émergence des nouveaux ‘’arrangements institutionnels’’ répondant à ces demandes, et enfin ; 3) en arbitrant les conflits qui ne sont pas résolus par les mécanismes endogènes, et en garantissant des recours judiciaires accessibles et capables de produire des décisions de justice respectées. » Il est donc primordial de mettre en place des instances de médiation qui pourraient légitimer les contrats et les arrangements passés et reconnaître (et légitimer éventuellement et nécessairement) les nouvelles formes d’accès à la terre (locations, ventes, etc.) sur plusieurs cycles productifs.

 Cette analyse exploratoire nous amène à poser un certain nombre d’interrogations : Comment concilier contrôle territorial, contrôle social, stabilisation des tenures foncières, héritées ou revendiquées dans un contexte de forte différenciation de l’espace rural ? A moyen ou à long terme, les conflits intergénérationnels ne vont-ils pas attiser des conflits inter-ethniques ?

 

 

Bibliographie

 

 

 




[1] Données UEMOA (Union Economique Monétaire Ouest Africaine), 2003.

[2] Source : Recensement général de la population et de l’habitat au Burkina Faso 1996.

[3] Dans la littérature, pour souvent mettre en exergue les contrastes entre ces deux régions, l’ouest est désigné comme une zone de « vide démographique »,  « d’immenses étendues de terres cultivables », de « brousses libres » (Paré, 2001) et le Plateau Central comme une zone de « famines », de « sécheresses », « d’espace fini » (Marchal, 1983).

[4] Dans le cadre de ma thèse de doctorat, j’ai organisé une enquête quantitative et qualitative dans ces deux départements (Bama et Padéma). Et dans ces deux départements quatre villages ont été choisis pour une enquête exhaustive auprès des ménages agricoles. Je présenterai ici quelques données de l’enquête quantitative.

[5] Précisons que dans notre échantillon, sur 500 ménages agricoles migrants, 10% sont arrivés entre 1960 et 1970, 40% entre 1970 et 1980, 30% entre 1980 et 1990 et 20% entre 1990 et 2000.

[6] Pour des discussions autour de ces notions dans la littérature foncière, voir : Lavigne Delville (1998) ; Le Roy (1996) ; Mathieu (1995).

[7] Delafosse ( 1911 : 315) : « Ces indigènes ont occupé de tout temps, semble-t-il, leur territoire actuel » ; Chéron ( 1916 : 215) : « Ces Bobo, qui semblent être autochtones » ; Cremer ( 1924 : 57) : « Le pays d’origine des Bobo n’est pas connu, d’après eux ils ont toujours été dans la région » ; Mamby ( 1927 : 54) : « A leur arrivée, les ancêtres des Bobo Dioula trouvent les Bobo Fing installés dans la région de Bobo-Dioulasso ».

 [8] Baud (1999).

[9] Par exemple, les migrations burkinabè en direction de la Côte d’Ivoire qui datent de la période coloniale se sont progressivement transformées en migrations de colonisation agricole, grâce à la disponibilité des ressources foncières et aux facilités d’installation offertes par les autochtones dans certaines zones. Les migrants arrivés dans les zones forestières, d’abord en tant que manœuvres, vont par la suite se fixer comme planteurs et tendrent vers une certaine stabilisation de leurs exploitations agricoles (Balac, 1997, 1998 ; Bilon et Bredeloup, 1997). La récente crise socio-politique et foncière ne remettra t-elle pas ce modèle d’installation et de stabilité des exploitations agricoles migrantes en cause ?

 [10] Un atelier international sur le thème « Femmes rurales et foncier » s’est tenu à Thiès au Sénégal du 25 au 27 février 2003. Il a été organisé par le Réseau National des Femmes Rurales du Sénégal avec l’appui de la FAO. Son principal objectif était de mettre en exergue les difficultés rencontrées par les femmes de la sous-région ouest africaine dans l’accès aux terres de culture, aux ressources naturelles et à la transmission du foncier.

[11] Par rapport aux débats sur les conflits fonciers, leurs causes et leur interprétation, voir : Chauveau et Mathieu, 1998 ; Mathieu, Matabaro et Tsongo, 1998 ; Mathieu, 1996.  Les causes généralement évoquées sont : le caractère inadapté des Réformes foncières, des incertitudes foncières liées à une articulation instable entre les instances de régulation traditionnelle, le marché et les lois modernes, la diversité des acteurs quant à l’usage de la terre, certaines innovations exogènes (des projets de développement agricole ou des aménagements qui participent à une augmentation significative de la valeur de la terre) qui contribuent aujourd’hui à créer des situations conflictuelles (Chauveau et Mathieu, 1998 ; Paré, 1997 ; Mortimore, 1998).