Dynamiques démographiques et dynamiques foncières en Côte d’Ivoire :

les sources du démographe

Ronan Balac

Communication faite au CEPED du 18 novembre 2004 – cor.  24 janvier 2005 -

 

 

L’idée de cette communication est de proposer une réflexion sur les matériaux, les sources chiffrées, que les démographes et géographes peuvent être amenés à mobiliser pour observer et analyser comment s’opère et se structure le peuplement d’un territoire donné et comment celui-ci s’articule, notamment, avec l’accès à la ressource foncière. Dit autrement, la question est la suivante : existe-t-il des bases de données, qui permettent de lire l’organisation des populations quant à leurs stratégies d’accès à la force de travail et d’accès à la terre ? Ces deux facteurs de production en Afrique rurale subsaharienne se situant au cœur de la reproduction et de l’ascension sociale des individus.

Je vais porter cette réflexion sur l’étude du sud de la Côte d’Ivoire et des populations insérées dans l’économie de plantation familiale de café et de cacao.

Initialement j’avais prévu de présenter deux sources de données que forment d’une part les recensements nationaux que connaissent bien les démographes et d’autre part les relevés cadastraux et les registres de population qui leur sont associés : sources un peu moins usitées par les démographes car sans doute beaucoup moins répandus que les premiers dans les pays du Sud. En fait, j’éluderai la source des recensements dont les intervenants précédant ont bien souligné les possibilités et les limites.

Cette étude est encore très exploratoire au niveau des résultats obtenus. Je vous demande d’excuser à l’avance le caractère très sommaire et sans doute inaboutie de leur présentation.

  I - Le contexte rural ivoirien de l’économie de plantation de café et de cacao

Le sud forestier de la Côte d’Ivoire a connu dans la seconde moitié du XXe siècle un afflux de centaines de milliers d’immigrants issus de la zone de savane du pays, mais aussi de régions de savane plus septentrionales appartenant au Burkina Faso, au Mali et dans une mesure moindre à la Guinée.

Ces migrants étaient attirés dans un premier temps par l’argent qu’il était possible d’amasser en tant que manœuvre-saisonnier dans les plantations de café et de cacao autochtones. Plus précisément dans les plantations Agni et Abè du Sud-Est ivoirien. Puis, dans un temps second, ces mêmes migrants et d’autres ont été attirés par la perspective de devenir à leur tour planteur en échangeant leur force de travail, non plus cette fois contre de l’argent, mais contre l’octroi d’une portion de forêt. La terre étant un bien abondant à cette époque (nous sommes au début des années 1950 et 1960) ces installations se sont réaliser aisément et ont même été encouragées par les populations du sud et par l’Etat ivoirien lui-même. Ces plantations allochtones vont attirer à leur tour de nouveaux flux de migrants : ceux que l’on nomme les « petits frères ». Ces derniers sont animés eux aussi par la perspective d’ouvrir à courte échéance leur propre plantation.

Il est aisé de deviner que ce moteur de l’échange de la terre contre le travail va créer un effet d’entraînement rapide de la migration et va expliquer le déplacement d’est en ouest dans le sud ivoirien d’un vaste front de colonisation pionnière.

A la fin des années 1980, l’ensemble des forêts ivoiriennes a disparu ou quasiment. Le front pionnier a atteint la frontière libérienne.

La question de ces dernières années, en milieu rural ivoirien, hors mis le problème du maintien depuis 1988 d’un prix d’achat du café et du cacao bas et le problème politique très aigu que traverse la Côte d’Ivoire depuis septembre 2002, est de savoir comment les planteurs migrants et autochtones vont pouvoir assurer la survie de leurs exploitations et de leurs familles, sachant que le blocage foncier peut entraîner une désaffection de la force de travail tant des manœuvres saisonniers que de la main-d’œuvre familiale.

 II - Les données du PFR ivoirien actualisées

Au début des années 1990, a été initiée une opération jusqu’alors inédite en CI : celle d’un relevé cadastral des terres et des droits d’usage attachés à celles-ci. Une opération pilote fut lancée sur quelques terroirs-test répartis sur l’ensemble du pays (0,1 % de la surface nationale environ). Cette opération était double : la première consistait en une couverture photographique aérienne de villages et de leurs terres complétée par un relevé au sol des limites de parcelles par GPS qui était établi en présence des agriculteurs, et par la signature d’un PV. Une seconde opération consistait en la réalisation d’un recensement démographique, devant enregistrer tous les individus résidents, mais aussi les non-résidents qui pouvaient détenir un droit foncier sur les parcelles. Un numéro d’identifiant des individus permet de le relier l’individu d’un ménage aux fiches parcelles.

J’ai eu la chance d’obtenir auprès du PFR ces bases de données pour deux terroirs notamment, et la chance de pouvoir réaliser lors de missions sur le terrain des enquêtes d’actualisation de ces données foncières et démographiques : la dernière ayant été réalisée en août 2002. Je dispose ainsi d’un recueil de données qui me permet théoriquement de lier données foncières et données démographiques et qui me permet de dessiner ainsi le film du peuplement et de l’évolution de l’économie de plantation au niveau relativement fin de la parcelle et de l’exploitation d’une part et de l’individu et du ménage d’autre part.

Je vais présenter ici les premiers résultats obtenus sur un de ces deux villages. Il s’agit du village de Brakaguhé : 1000 habitants en 1995, situé dans la région du Centre Ouest en pays bété, à 25 km au Sud-Sud Ouest de la ville de Daloa. La base de données m’autorise à explorer trois étapes de la construction de ce terroir :

-              avant 1995 : par l’utilisation des données rétrospectives sur les individus et sur les parcelles ;

-              l’année 1995 : par l’examen du rapport des données foncières et démographiques cette année là ;

-              enfin de 1995 à 2002 : par le suivi des ménages et des exploitations sur ces 7 années.

 1 – Brakaguhé, avant 1995

 Brakaguhé a été fondé à la fin du 19e siècle par 6 familles, dont 2 ont disparue dans la première moitié du XXe siècle, et qui ont donné naissance à 4 lignages familiaux et donc au partage à peu près défini de 4 espaces fonciers et donc de 4 autorités coutumières foncières.

En 1925, les premiers plants de caféiers et de cacaoyers sont introduits dans le terroir, suite à une politique d’incitation et de vulgarisation de l’administration coloniale française. Les Bété cultivent eux-mêmes les plants jusqu’au milieu du siècle.

Ce n’est qu’en 1958, que des Dioula (issus du nord ivoirien) et des Burkinabè se rendent à Brakaguhé et se proposent comme manœuvres. Ces derniers demanderont à s’installer comme planteur 4 ans plus tard. Ils auront toutefois été devancés par les Baoulé (issus du centre ivoirien) puisque qu’un premier immigrant s’installe en 1948 dans la forêt.

Entre 1958 et 1965, les terres sont distribuées. Elles permettent au terroir de se constituer, notamment dans sa partie Est et Sud-Est non limitée par l’eau.

La population passe de 108 hbts en 1955 à 669 en 1975. L’usage des terres est offert aux allochtones contre leur travail (essentiellement les allochtones du nord) dans les plantations bété. Mais ces terres sont aussi souvent achetées (notamment par les Baoulé). Le prix augmente avec l’arrivée croissante des migrants. Alors qu’en 1948, l’hectare de terre pouvait être acheté 5 000 FCFA, en 2000 son prix était de 115 000 FCFA : soit, compte tenu de la dévaluation du FCFA de 1994, une multiplication par 15.

 L’histoire du peuplement pourra être décrite de façon beaucoup plus fine à partir d’une analyse précise de la base de données démo-foncière. La base permet en effet de reconstruire l’histoire des exploitations, parcelle par parcelle.

Cette histoire est très intéressante car elle permet de mettre au jour les stratégies d’accès au foncier des différentes populations. Elle permet de montrer par exemple une emprise foncière des Baoulé très forte et très rapide et au contraire une emprise foncière des allochtones du nord beaucoup plus lâche et étendue dans le temps. Cette base de données permet aussi d’établir une vision nette des différents acteurs l’année 1995 tant du point de vue des ménages et de leurs structures que de leurs exploitations. C’est le point deux de cet exposé.

 2 – Brakaguhé en 1995

 La carte des parcelles de Brakaguhé par groupe ethnique et de nationalité permet tout d’abord de présenter l’organisation spatiale de cet espace : les contours délimités par des obstacles naturels comme les bas-fonds au nord, au sud et à l’ouest, le village placé au centre-nord du terroir, les pistes qui rayonnent à partir de celui-ci mais qui sont également issues d’autres terroirs, les campements éparpillés sur l’ensemble de l’espace du terroir et enfin les parcelles d’exploitation de tailles inégales, au nombre de 185, elles-mêmes subdivisées selon les différentes cultures qui les occupent[cf. carte 1].

 La deuxième information que présente cette carte est la répartition très homogène des parcelles selon les groupes ethniques.

Les terres exploitées par les Baoulé se situent aux deux extrémités ouest et est du terroir, loin du village bété et donc loin de leur contrôle. Les lieux de résidence baoulé sont également situés tous en dehors du village au cœur de leurs exploitations. Si les Baoulé représentaient en 1995, 33 ménages réunissant 327 individus, soit le tiers de la population du territoire villageois, et si leurs parcelles couvraient le tiers du terroir, le nombre d’exploitants n’était que de 22. En réalité, les co-exploitations sont importantes dans cette population toute originaire de la même sous-préfecture de Didiévi, (proche de Bouaké). Les parcelles sont de grande superficie et les exploitations sont d’un seul tenant.

Les parcelles des allochtones du nord : population très composite où cependant les Sénoufo et les Dioula dominent, sont concentrées dans la partie sud du terroir. Elles couvraient une même étendue que celle des Baoulé mais pour une population plus importante : près de 61 ménages regroupant 484 individus et comptant pas moins de 57 exploitants. On peut comprendre que les parcelles soient ici plus petites et que les exploitations soient aussi dispersées géographiquement.

Enfin les parcelles exploitées par les autochtones bété se situent au nord du terroir. Elles entourent le village. Elles couvraient 28,5% du terroir. Les Bété représentaient une population aussi plus faible de 204 individus rassemblés dans 39 ménages et comptant 38 exploitants.

Les structures par sexe et par âge des populations présentent cette année là des profils relativement jeunes et équilibrés entre les sexes chez les Baoulé et les allochtones du nord et un profil par contre vieillissant chez les Bété [cf. pyramides]

 Ce premier examen bien que très rapide de la carte de l’occupation du sol et des données démographiques très générales de 1995 nous apprend beaucoup sur la position économique relative de chaque population. Il apparaît à cet examen que les Baoulé étaient, de façon relative, mieux lotis que les allochtones du nord en terme de surface foncière, et qu’ils étaient également mieux lotis en terme de main-d’œuvre familiale que les populations bété.

L’examen des modifications foncières et démographiques entre 1995 et 2002 permet quant à lui de rendre compte de la dynamique des populations et des exploitations.

 3 – L’évolution démo-foncière de 1995 à 2002

 Je prendrai pour exemple le changement d’exploitant des parcelles et des exploitations de 1995-2002.

La carte 2 [cf. carte 2] indique les parcelles qui ont connu un changement d’exploitants à la suite des héritages : soit après décès, soit après émigration, soit encore après maladie des exploitants précédant. On voit ici que près d’un tiers des superficies a changé de main. En regardant ces changements par groupe ethnique, on remarque que les trois populations sont touchées de façon identique par ces types de mutations. L’héritage après décès ou après émigration est le mode principal de changement foncier, et il est particulièrement spectaculaire : une parcelle sur trois a changé de main en l’espace de 15 ans.

Les cessions, par vente et les acquisitions de terre par achat, ne représentent qu’1% des superficies. Ces mouvements concernent rarement des parcelles entières. Mais ces types de mutation touchent en revanche une exploitation bété sur 3, dans le sens majoritaire de perte de terre et une exploitation allochtone du nord sur 4, dans le sens majoritaire d’un gain de superficie.

 Second changement notable à signaler : le morcellement des parcelles. C’est un phénomène général aux trois populations. [cf. tableau 1]

 

Tableau 1 : Evolution du nombre d’exploitants par groupe ethnique entre 1995 et 2002

 

Exploitant

Groupe ethnique

1995

2002

Variation

Bété

38

48

+ 10

Baoulé

22

28

+ 6

Allochtones du nord

56

60

+ 4

Total

116

136

+ 20

                                                   Sce : Enquête IRD – 2000-2002

 

Les évolutions démographiques présentent de leur côté une légère accentuation du vieillissement de la population chez les Bété mais aussi une désaffection de jeunes actifs masculins chez les Baoulé. En revanche les allochtones du nord maintiennent un volant de jeunes actifs important [cf. pyramides en annexe].

Confrontées les unes aux autres, ces informations sur la dynamique foncière et sur la dynamique démographique, notamment sur les mouvements de la force de travail potentielle, indiquent un fonctionnement « terre - main-d’œuvre » autarcique chez les Baoulé et au contraire un fonctionnement étroit entre autochtones et allochtones du nord. Les Bété de Brakaguhé ont besoin de la force de travail et de l’argent allochtone, les allochtones ont besoin des terres et de l’offre de travail autochtone. Un examen plus précis de la dynamique des ménages et du mouvement des parcelles permettrait d’en apprécier finement la dépendance et de la nuancer en mettant à jour une typologie d’exploitants.

Le tableau ci-dessous apporte des éléments d’informations qui permettent justement de mesurer dans le domaine de la ressource foncière les différentes dotations de nos trois populations et ainsi la place de chacune d’elle dans le jeu de l’échange terre contre travail [cf. tableau 2]

 

Tableau 2 : Surfaces exploitées par groupe ethnique en 2002

 

Surfaces

Groupe ethnique

ha parcelles

ha café

ha cacao

% planté cfcc

1

2

3

(2+3)/1*100

Bété

380

24

61

22,4

Baoulé

497

67

127

39,0

Allochtones du nord

506

195

120

62,3

Total

1383

286

308

43,0

                                                  Sce : Enquête IRD – 2000-2002

 

Ce tableau décrit la répartition par groupe ethnique des surfaces exploitées du terroir. Le taux d’occupation en café et en cacao par parcelle est étonnant. Il indique que 43 % seulement des parcelles sont en moyenne occupées par l’une ou l’autre de ces plantations de rente. Jachère et cultures vivrières occupent donc la plus grande part des parcelles de Brakaguhé[i]. Toutefois, de grandes différences s’observent selon les populations d’agriculteurs. Ainsi, 1 hectare sur 5 seulement est planté en café et ou en cacao chez les Bété, contre 2 ha sur 5 chez les Baoulé et 3 sur 5 chez les allochtones du nord.

Ces grandes disparités seraient l’indicateur chez les autochtones de l’existence de réserves foncières encore importantes ou seraient aussi le signe de leur incapacité à mobiliser de la force de travail sur leurs exploitations. A l’inverse le fort taux d’occupation en plantation notamment de café exigeante en main-d’œuvre, chez les allochtones du nord, indique avec force chez ces agriculteurs à la fois les fortes capacités de mobilisation de la force de travail mais aussi la saturation relative de leurs parcelles.

 En conclusion :

L’examen au niveau fin du terroir, des individus et des parcelles, des dynamiques foncière et démographique nous apprend que l’échange de la terre contre le travail demeure au cœur du fonctionnement de l’économie de plantation bien après que se soit réalisée l’étape pionnière de forte immigration et de mise en valeur de l’espace.

L’évolution foncière et démographique n’est pas sur une période de 7 années révolutionnaire ou spectaculaire. On assiste davantage à des ajustements progressifs : échange de portions de parcelles entre Bété et allochtones du nord contre de l’argent mais aussi du travail pour pallier ici le manque de main-d’œuvre, là le manque de terres ; fonctionnement autarcique terre-travail chez les Baoulé, qu’il serait intéressant d’étudier en soi pour en apprécier l’équilibre. Cette échelle d’observation fine et la confrontation de données foncières et démographique dynamiques, permettent bien de repérer les évolutions économiques d’une population d’agriculteurs du Sud.

Ce premier travail reste bien évidemment à développer largement et à nuancer dans ces propos. Il évoque davantage les possibilités d’un rapprochement de données que l’établissement de résultats fins et précis. Les pistes d’une étude approfondie de cette double base d’information doit envisager d’autres entrées qu’ethnique. L’entrée intergénérationnelle, ou économique entre petits et grands planteurs s’impose. De même une étude plus poussée doit intégrer la dimension d’ouverture de Brakaguhé sur l’extérieur par l’examen du réseau migratoire, des non-résidents, par l’examen des terres détenues ailleurs et des activités exercées ailleurs.

Bien que cette démarche de lier en Côte d’Ivoire données cadastrales et foncière et données démographiques présente des inconvénients (les cadastres ne sont pas construits en vue de recherche démographique (problème de l’adéquation entre exploitation et ménage) ; ils sont en décalage avec la réalité (redressement à opérer) ; non généralisé à l’ensemble du territoire national, il se pose le problème de la représentativité) ce travail de confrontation nous paraît prometteur et source de nouvelles questions pour les analyses macro-démographiques.

 

 

[pyramides]  

Bété émigrés Bété immigrés
10 hommes, 22 femmes 7 hommes, 14 femmes


 [pyramides]  


 


 [pyramides]  

 

 


 

 


 

[pyramides]  


 



[i] Précisons que le PFR n’a pas cadastré les bas-fonds : terres essentielles pour les cultures vivrières notamment du riz. Ces terres ont rarement été cédées aux allochtones.