Atelier Mobilité et Résidence, 16 & 17 novembre 2004, CEPED, Nogent-Sur-Marne



De la résidence principale à la multi-résidence

 

Par Catherine BONVALET (INED)

Le thème de la multi-résidence est loin d’être une « question de mode », la mobilité étant devenue dans nos sociétés une valeur : il faut être mobile dans tous les domaines, que ce soit géographique, professionnel et même familial. L’intérêt du thème de la pluri-résidence vient du fait qu’il nous oblige à remettre en cause les concepts traditionnellement utilisés dans les recherches sur la mobilité à savoir la résidence principale, le ménage. Un premier travail a été entrepris à partir de l’enquête Peuplement et dépeuplement de Paris de l’INED réalisée en 1986. Cette enquête qui retraçait l’itinéraire résidentiel et familial de 2000 parisiens avait en autre pour objectif d’étudier l’accumulation du patrimoine immobilier au cours du cycle de vie en fonction de différents critères comme l’histoire familiale et la classe sociale. Dans l'Enquête PDP, une personne sur deux possède sa résidence principale. Cette proportion est, comme on pouvait s'y attendre, inférieure à celle de l'Enquête 3B (64 %). Ces taux recouvrent des grandes disparités selon la classe sociale, disparités particulièrement fortes à Paris. L'écart est faible entre la capitale et l'ensemble du pays pour les cadres, mais il est plus grand pour ce qui est des employés et plus encore pour les ouvriers, spécialement les ouvriers non qualifiés, catégorie qui comprend près 50% de propriétaires à l'échelle de la France et seulement 13 % en Région parisienne.
 
Ces différences m'ont paru trop importantes pour n'être liées qu'au statut social. J'ai donc poussé plus loin l'analyse, tout d'abord en faisant éclater les catégories socioprofessionnelles. Les chefs d'entreprises et professions libérales ont été traités séparément des cadres supérieurs, les salariés du secteur public de ceux du secteur privé. Ainsi, les professions libérales et cadres supérieurs du secteur privé se distinguent nettement des autres catégories sociales, avec un pourcentage de propriétaires atteignant plus de sept personnes sur dix. A l'autre extrémité de l'échelle sociale, on trouve le personnel de service et les ouvriers non qualifiés qui comptent seulement 11 à 13 % de propriétaires. D'autre part, pour les cadres supérieurs, les professions intermédiaires et les employés, les différences entre secteur privé et secteur public sont loin d'être négligeables. On observe une sorte de glissement dans la hiérarchie des catégories, les cadres supérieurs de la fonction publique se rapprochant des professions intermédiaires du privé[1]. De même, les professions intermédiaires et employés du secteur public présentent des taux de propriétaires voisins, respectivement, de celui des employés du secteur privé et de celui des ouvriers qualifiés.

Ces décalages s'expliquent en partie par l'inégalité des revenus entre le secteur public et le secteur privé. En effet, les salariés du secteur privé ont parfois accès à des conditions avantageuses de prêts ou encore ont droit au 1 % patronal. Ainsi les différences entre secteur public et secteur privé apparaissent au moins aussi importantes que celles qui existent entre les cadres supérieurs et les professions intermédiaires[2] et remettent en cause, dans une certaine mesure, l'utilisation du statut de propriétaire comme indicateur d'une position dans la hiérarchie socioprofessionnelle. Le monde des artistes et des intellectuels offre un exemple qui va dans le même sens. En effet, parmi les cadres supérieurs, les personnes exerçant des professions liées au spectacles, aux arts et aux lettres ont un comportement particulier: le pourcentage de propriétaires, qui s'élève à  37 %, est proche de celui des ouvriers qualifiés. Leur parcours est totalement différent de celui des autres cadres supérieurs: très peu sont accédants à la propriété, et il est probable que l'incertitude et l'irrégularité des revenus qui caractérisent ces professions les incitent peu à recourir aux emprunts.

Si une grande partie des différences entre catégories sociales pouvait être expliquée, restait une zone d'ombre. En effet, le très faible taux de propriétaires parmi les personnels de service et les ouvriers non qualifiés avait attiré mon attention, d'autant plus que l'on n'observait pas de telles différences au niveau national. La catégorie sociale et les revenus étaient-ils la cause de telles différences dans les comportements patrimoniaux ? Mais dans cette hypothèse, pourquoi les employés du secteur public (dont les ressources ne sont pas plus élevées) comportaient-ils trois fois plus de propriétaires ?

A ce stade de la réflexion, il m'a paru opportun de reconsidérer la notion de propriété. On peut se demander si la variable ‘résidence principale’ n'est pas trop restrictive et réductrice. Il est certain que celle-ci, du fait de son accessibilité dans les statistiques, est utilisée systématiquement pour situer l'individu dans l'espace. Mais, comme le souligne Paul-André Rosental, “loin d'aller de soi, cette prépondérance est le produit d'une histoire dans laquelle, bien souvent, pouvoirs civils et religieux ont cherché à assigner les individus à un point fixe de l'espace”[3]. Cette approche, qualifiée par l'auteur de "résidentialiste", rencontre des limites. En effet, l'accumulation d'un patrimoine ne passe pas forcément par la résidence principale. Il existe d'autres logiques qui comportent leur part de rationalité. La non-propriété de la résidence principale peut s'expliquer par la possession d'autres biens immobiliers. Il s'agit d'un choix particulièrement manifeste pour les étrangers résidant en Région parisienne: 16 % d'entre eux seulement sont propriétaires de leur logement, alors que 48 % ont acheté une autre résidence ou en ont hérité une. Toujours étrangers à l'âge de 50-60 ans, après une durée de séjour en France de 24 ans en moyenne, ils accordent à la propriété un sens particulier. Ainsi s'exprime un désir de retour au pays d'origine où ils ont constitué leur patrimoine immobilier. On observe ce comportement essentiellement chez les Portugais, les Espagnols et les Italiens[4]. A l'inverse, ceux qui ont choisi la nationalité française investissent dans la résidence principale, manifestant par là, peut-être, leur désir d'intégration dans le pays d'accueil. La même analyse peut être menée pour les provinciaux. Les récits de vie révèlent qu'une partie d'entre eux vivent toujours leur installation dans la Région parisienne comme une période transitoire, dans l'attente d'un retour au pays au moment de la retraite. Dans ce cas, l'accession à la propriété devient un révélateur de phénomènes sociaux comme le degré d'intégration dans une ville, un département ou un pays.

D'autres logiques coexistent, même si elles restent minoritaires. Pour certains ménages, la propriété de la résidence principale est moins attractive que la localisation du logement dans le centre-ville, car l'achat d'un logement risque de se traduire par un départ en banlieue. D'autres, bénéficiant d'un loyer peu élevé, ou logés à titre gratuit, en profitent pour investir dans un bien immobilier différent de leur résidence principale. C'est ainsi que plus de la moitié des enquêtés logés gratuitement ou dans un logement soumis à la loi de 1948 sont propriétaires d'un autre logement ; c'est encore le cas de 27 % des enquêtés habitant un HLM.

Et de fait, si l'on calcule, pour l'ensemble des enquêtés, un nouveau taux de propriété incluant les résidences secondaires et les autres logements, les différences entre la Région parisienne et l'ensemble de la France s'estompent : le pourcentage de propriétaires passe de 49 % à 69 % dans l'Enquête "Peuplement et dépeuplement de Paris", (que l'on peut donc comparer à celui de 61 % dans l'Enquête "Triple biographie"). Il en est de même pour les ouvriers non qualifiés, dont la proportion de propriétaires, qui était seulement de 13 % dans le premier cas, s'élève à 42 % dans le second, ce qui le rapproche ainsi du taux national (50 %).

Cette multiplication des lieux d'habitat parmi les Français comme les immigrés, nous invitait à rompre avec les analyses uniquement fondées sur le lieu de résidence, et permet d'élargir la notion de logement à celle d'‘espace résidentiel’ ou de ‘système résidentiel’ définie par Daniel Pinson comme “un mode d'habitat articulant plusieurs aires de résidence séparées dans l'espace et occupées différentiellement dans le temps”[5]. Il est dès lors possible, dans cette perspective, de faire apparaître les habitats doubles structurés par la migration. “Ainsi, l'espace résidentiel de la migration ne se conçoit plus comme une succession d'habitats selon un schéma linéaire d'intégration sociale, spatiale et culturelle (modèle d'explication majeur de l'Ecole de Chicago par exemple), mais repose au contraire sur l'idée d'une double appartenance faite d'ajustements spatiaux et culturels spécifiques”.

Cette prise en compte de la résidence secondaire  -même si elle ne bouleverse pas la hiérarchie sociale de la propriété-  permet de mettre en perspective le statut de la résidence principale. L’intérêt de cette démarche est d’étudier en quoi la résidence secondaire explique la résidence principale ; c’est-à-dire comment elle permet de mieux comprendre certaines trajectoires résidentielles notamment celles des ménages locataires de leur résidence principale et propriétaires d’un autre logement. Il s’agit alors de cerner en quoi la double résidence, la pluri-résidentialité, fait système d’où la notion de système résidentiel (Bonnin, Villanova). Cette notion permet ainsi de mieux séparer les résidences secondaires qui ne font pas partie du système résidentiel (résidence de vacances, de week-end, de loisirs) des autres logements qui en font partie. Le double habitat peut se distinguer des résidences secondaires en reposant sur deux logements à part entière qui ne peuvent exister l’un sans l’autre dans la mesure où les deux éclairent les pratiques des ménages.

La ligne de démarcation n’est pas évidente les critères pour l’établir non plus. Ils dépendent en partie  de la problématique de la recherche. Dans le cas de PDP c’était la propriété et les comportements patrimoniaux des ménages, mais cela peut être l’attachement aux lieux, l’investissement affectif, l’investissement en temps, en travaux la vie familiale qui se partagent en deux lieux.
 

La notion de système résidentiel permet ainsi de mieux cerner :

-         le comportement des jeunes qui habitent plusieurs lieux : celui des parents, celui des études et celui du compagnon ou compagne ;

-         le comportement des semi-cohabitants qui pour des raisons personnelles préfèrent vivre en couple tout en ne partageant pas le même logement ou qui sont obligés pour raisons professionnelles de vivre séparés ;

-         la vie des enfants de parents divorcés bien sur mais également celles des autres enfants qui partagent parfois leur temps entre le domicile des parents et celui des grands-parents. Celui ci devenant le lieu de référence, l’espace fondateur(A. Gotman)[6] ;

-         les familles recomposées dont on a vu l’importance de l’autre maison pour créer quelque chose qui appartienne aux couples et qui permette de rassembler les deux familles.

 

Enfin les recherches d’Anne Gotman et JM Léger permettent d’aller plus loin

Plusieurs pratiques de la double résidence sont distinguées :

-         l’intimisme : unité de lieu et réengagement familial ;

-         la scission : la double résidence pour faire maison à part. Dans ce cas la résidence secondaire de manière très nette est celle d’un conjoint ; elle permet à chacun de vivre ensemble séparément parfois en se succédant dans la maison.

La double résidence fait bien système et révèle dans ce cas-là un fonctionnement familial particulier.



[1] Le taux de propriétaires s'élève à 61 % chez les professions intermédiaires du privé, à 59 % chez les cadres supérieurs du public, tandis qu'il atteint 73 % dans le secteur privé. Ces différences d'accumulation patrimo­niale entre les cadres supérieurs et les autres catégories sociales apparaissaient déjà clairement dans ma thèse, cf. première partie du dossier;

[2] C. Bonvalet, «Le statut de propriétaire : analyse des différences» in Actes du Congrès de l'AIDELF Mont­réal, Paris, INED, Congrès et Colloques n°8, 1992.

[3] P.A. Rosental, «Statut résidentiel, appartenance territoriale et choix patrimoniaux», in  Le logement : une affaire de famille, Bonvalet C. et Gotman A. (eds), 1993, Paris, L’Harmattan, pp. 71-83

[4] Voir les travaux de R. de Villanova : «La maison du retour au Portugal», Familles, générations, patrimoines, Annales de la Recherche Urbaine, n°41, mars avril 1989. Ses recherches récentes ont montré que la question du retour définitif au pays n'est plus appréhendée par opposition à l'intégration au pays d'accueil, et qu'il existe une alternative, avec des stratégies immobilières dans les deux pays. Cf. «D’une maison l’autre », Bonnin Ph. et Villanova R. de (éd.), Créaphis, 1999.

[5] D. Pinson, Du logement pour tous aux maisons en tous genres, Paris, Plan Construction et Architecture, Collection Recherches, 1988. Dans cet ouvrage, D. Pinson décrit les combinaisons patrimoniales possibles : location de la résidence principale, location de la résidence principale et propriété d'un terrain, location de la résidence principale et propriété d'une résidence secondaire, propriété de la résidence principale, propriété de la résidence principale et d'une résidence secondaire, propriété de la résidence principale et d'une résidence se­condaire et propriété d'un logement en location. Cette description a un double intérêt, me semble-t-il : d'une part, la complexité de l'univers résidentiel est visible, d'autre part, l'importance du jardin, notamment pour les classes ouvrières (ce qui a fait l'objet de nombreux travaux et discussions depuis le XIXe siècle) apparaît dans la mesure où il procure bien un sentiment de propriété à travers l'appropriation d'un espace spécifique.

[6] Rappelons que dans l’enquête Biographies et entourage un nombre conséquent de d’enquêtes n’ont pas vécu toute leur enfance avec leurs deux parents.  Ils ont été hébergés soit par les grands parents, ou chez des oncles et tantes,en pension tous ces lieux sont importants et pourront avoir  une influence ensuite sur leur parcours résidentiel