Atelier mobilité et résidence, 16 & 17 novembre 2004, Nogent-Sur-Marne
L’alternance
résidentielle des immigrés portugais :
investissements matériels et symboliques dans un
système d’habitat
interculturel
Par Roselyne de VILLANOVA (IPRAUS)
Parmi les
immigrés en France, les Portugais sont apparus
comme les “ pionniers ” de ces
pratiques d’alternance, et d’une
tendance nouvelle, faisant suite aux pratiques anciennes de
mobilité plus
classique qui étaient celles des saisonniers, ou les
migrants du travail qui
partaient pour un certain nombre d’années ou
définitivement et revenaient de
temps à autre au pays pour les vacances.
J’utilise le
terme alternance dans le sens qu’on lui donne
habituellement dans les études sur la résidence
secondaire, ou sur les
migrations de retraite : le partage du temps entre deux lieux.
Ce partage, chez les
immigrés portugais, s’articule à des
stratégies résidentielles et familiales
impliquant plusieurs générations.
Cette tendance est
apparue, par ailleurs, dans les projets
d’avenir de familles turques et africaines de
l’Ouest que j’étudiais en
1994-1996. J’en ai conclu que cette tendance se
développait chez de nombreux
groupes immigrés du travail et qu’elle allait
au-delà de questions de facilité
et d’abaissement du coût des moyens de transports
[1].
Le
cadre de l’intervention :
Mon intervention s’appuie
sur les résultats de plusieurs
enquêtes qui m’ont permis de suivre
l’évolution des comportements
résidentiels
des immigrés portugais en France :
Les résultats du suivi des
trajectoires résidentielles ont
été publiés :
- 1994, Maisons de rêve,
R. de
Villanova, C. Leite, I. Raposo, ed.
Creaphis.
- 1997,
“ L’espace résidentiel
des Portugais de France ”, Hommes et Migrations
n°110,.R.de Villanova,
pp.32-43.
- 1996, “ Les
migrants
propriétaires, de la location à
l’accession, y a
-t-il des règles
d’agrégat ? ”,
R. de Villanova, Rapport Plan
Construction et architecture, 1996 (enquête
réalisée auprès de Portugais,
Turcs, Africains de l’Ouest).
- 1998,
“ Les immigrés
portugais et l’autoréhabilitation des pavillons en
région parisienne ”, R.
de Villanova, Sociedade e Territorio, n°25-26,
pp. 21-32.
- 1999, D’une maison
l’autre,
parcours et mobilités résidentielles,
ed.
Créaphis (ss dir. Ph. Bonnin et R. de Villanova) :
étude comparée sur
plusieurs populations immigrées (Algériens,
Marocains, Portugais, Tunisiens,
Grecs d’Istanbul ) ou de migrations de
l’intérieur (Français). Avec les
contributions de D. Arbonville, R. Bekkar, R. Bonnain, Ph. Bonnin, C.
Bonnette-Lucat, C. Bonvalet, N. Depraz, B. Decup-Pannier, A.Gotman,
J-M. Léger,
C. Leite, B. Mazérat, E. Nicolino, N. Ortar, D. Pinson, J.
Remy, R. de
Villanova.
La mobilité
sous forme
d’alternance concerne beaucoup de
sociétés actuelles mais selon des modes de vie
différents. On sait en effet par
des travaux de plus en plus nombreux et variés sur cette
forme de mobilité, le
partage du temps entre plusieurs lieux, que :
- outre
le système résidentiel entre
résidence principale et résidence secondaire, il
existe toujours des formes de
semi-nomadisme (qui s’appuient sur des traditions :
cf. les travaux
d’Alexandra Castro[2]
sur
les Gitans au Portugal ou ceux de Sébastien Boulay[3]:
sur la société maure en Mauritanie) ;
- la
vision historique linéaire d’un
nomadisme supposé toujours antérieur et
opposé à la sédentarité,
dans une
perspective évolutionniste de complexification et de
progrès des sociétés est
mise en question par ces travaux ; et surtout par J. P. Loubes
qui
souligne, à propos de sociétés
anciennement nomades en Ouzbékistan[4],
qu’il n’est pas rare que des formes de nomadisme
aient succédé à des pratiques
sédentaires.
Pour les immigrés,
l’alternance peut s’accompagner d’un
renversement, au cours du cycle de vie, de la hiérarchie
entre résidence
principale (au pays d’accueil) et résidence
secondaire (région ou village
d’origine).
Les Portugais de
France : l’ordre des investissements
Les Portugais ont
été étudiés dans
différents pays : la
littérature spécialisée permet
d’affirmer que pour l’immigration du travail aux
USA, au Brésil et au Canada, l’investissement
prioritaire des économies
concerne l’habitation, puis l’immobilier de
rapport.
Mais, à la
différence de la France, cet investissement
s’effectue dans le pays d’accueil principalement
(c’est du moins l’objet des
plus nombreuses études), tandis qu’en France la
maison au pays est prioritaire
et première dans l’ordre des investissements.
Il est
intéressant de
comparer ce comportement à celui des
immigrés dans différents pays : les
Turcs de France, les émigrés
sénégalais à Dakar, les Polonais aux
USA dans les années 20, etc.
Les
Portugais
- Ascension
résidentielle : du
bidonville ou de l’habitat vétuste, à
l’accession en France en passant par la
maison construite ou reconstruite au pays, plus souvent de dimensions
imposantes possédant tout le confort moderne.
- La
polarisation sur les régions
d’origine : certains villages de montagne
différents de la zone de Chaves
ou de la côte où les investissements se
multiplient avec une pression foncière
variable selon la croissance urbaine ou du tourisme.
- L’ordre
des investissements chez les
primo-migrants portugais de France : maison au pays,
majoritairement au
village de la femme (plus souvent) ou de l’homme puis
acquisition d’une maison
en France à partir desquelles ils pratiquent
l’alternance. Une partie d’entre
eux font des achats immobiliers de rapport ou de vacances, dans une
ville de la
région dont ils viennent et qui se développe
notamment grâce aux transferts des
immigrés. Cette pratique s’observe majoritairement
dans le nord du Portugal, le
plus touché par une tradition migratoire très
ancienne (par exemple appartement
sur la côte près du village qui lui se situe
à l’intérieur) ou dans la
région
de Lisbonne s’ils en sont originaires.
Selon des données
chiffrées de 1992 : 39% des immigrés
sont accédants en France et 39% ont une maison au pays[5]
.
Les achats immobiliers
en
région parisienne n’ont cessé de
se poursuivre depuis. Les enfants issus de l’immigration
tendent, comme les
propriétaires français, à adopter des
comportements résidentiels d’accession
(mais plus souvent des appartements que des pavillons). Cela
dépend des
régions, de leur offre immobilière et des
caractéristiques de leur urbanisation
(différence entre région parisienne et zones
péri-urbaines notamment).
Le
raisonnement économique et affectif
- L’allégeance
joue un rôle important
(“ c’est mon pays ”)
comme il joue au niveau de la conservation de la
nationalité (toujours pour les primo-migrants) ;
mais le sentiment
identitaire renvoie à l’appartenance au village et
non au fait d’être de
nationalité portugaise.
- L’attachement
familial est un moteur
essentiel des stratégies résidentielles de double
résidence. Il permet de
retourner au pays et de continuer à séjourner
dans le pays où vivent les
enfants et petits-enfants. Il permet aussi de rester proche des enfants
et
petits-enfants lorsque ceux-ci ont choisi des pays
différents (l’un de rester
en France et l’autre de faire sa vie au pays) ou de suivre
l’évolution de leurs
projets : aller au Portugal, faire une première
expérience
professionnelle, puis revenir en France. En bref, la
mobilité se poursuit dans
la génération des enfants et les primo-migrants
cherchent à préserver la
famille de l’éclatement géographique
qu’ils ont vécu dans les
générations
antérieures (migrations vers les Amériques). Par
ailleurs, la double résidence
permet de faire face aux incertitudes économiques, de
contourner des désaccords
dans le couple (quand l’homme veut rentrer
définitivement et que la femme s’est
plus attachée au pays d’accueil et à la
famille qui s’y est installée).
- Le
souci de capitalisation et de
transmission des biens immobiliers aux enfants est présent
dans les stratégies
résidentielles et rationalise cette forme de capitalisation.
Qu’est-ce
qui fait système d’habitat interculturel?
- Une
certaine continuité spatiale entre
les deux résidences qui ne sont pas simplement
hiérarchisées sur le principe du
caractère principal et secondaire, mais qui permettent des
pratiques
complémentaires entre lieu des racines et pays de
réussite par exemple ;
ou entre lieu de ressourcement, de vacances, de liberté, de
sociabilité tel que
l’espace résidentiel, l’espace
domestique, ne se conçoit que dans la double
résidence sans rupture entre les deux lieux. La double
résidence permet par
ailleurs aux membres de la famille, à travers leurs
préférences, de
s’identifier plus fortement à un lieu ou
l’autre marquant les différences de
genre (hommes/femmes) ou de générations (entre
primo-migrants et enfants).
- Une certaine
continuité au niveau de l’espace
construit. J’ai étudié ailleurs les
interventions des immigrés dans
l’aménagement, la construction ou la
réhabilitation de ces habitations et les
emprunts culturels : transferts entre cultures nationales,
savoir-faire
constructifs, usage des matériaux etc.. C’est un
lieu d’observation privilégiée
des pratiques interculturelles et du renouvellement des formes de
l’architecture
domestique que d’autres appelleraient des hybridations ou des
métissages. Ces
pratiques ont eu des effets importants dans les régions
d’origine (l’extension
et la modernisation de l’habitat rural) ainsi que dans les
régions d’accueil au
niveau du patrimoine bâti, de sa conservation (reconstruction
de l’habitat
pavillonnaire ou de villages anciens par les nouveaux
propriétaires d’origine
portugaise).
[1]
Villanova R. de, 1996.
“ Les migrants propriétaires, de la
location à l’accession, y a-t-il des
règles
d’agrégat ? ”, Paris,
Plan Construction et Architecture.
[2]
Alexandra
Castro A., 1995. “ Le relogement des tsiganes au
Portugal : un cas de
redéfinition des identités ”
Etudes
Tziganes, n°13, p.35-44.
[3]
Boulay
S., 2003.
La tente dans la
société maure
(Mauritanie) entre passé et présent. Ethnologie
d’une culture matérielle
bédouine en mutations, Thèse en
anthropologie et ethnologie, Muséum
d’Histoire Naturelle, ss. La dir. de P. Robbe et P. Bonte.
[4]
Loubes J.P., 2005 “ La mémoire de
l’architecture nomade dans la maison d’Asie
Centrale ”, in :
Le
Métissage
interculturels. Créativité dans les relations
inégalitaires, R. de
Villanova et G. Vermès, Paris, L’Harmattan,
collection Espaces
interculturels.
[5]
Voir Patrick Simon, 1996.
“ Le logement des
immigrés ”, dans le rapport final de
l’enquête
Mobilité géographique et insertion sociale, dir.
Michèle Tribalat, INED.