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La politique et les dispositifs de protection des personnes âgées vulnérables en Tunisie

Réalités et perspectives

Lassaad LABIDI
Institut National du Travail et des Études Sociales, Université Carthage, Tunis Tunisie

Introduction

A l’image des autres pays en développement, le régime de sécurité sociale en Tunisie, qui a démarré au cours des années 1960, a été un privilège puisqu’il n’a couvert qu’une partie très limitée des salariés du secteur privé. Ceci est vrai particulièrement pour les salariés du secteur agricole, du secteur du bâtiment et de certains métiers artisanaux qui sont les plus lésés à ce niveau. Dans les zones rurales ainsi que dans les zones urbaines populaires beaucoup de personnes âgées se trouvent dans l’obligation de travailler jusqu’à un âge très tardif, seule la dégradation de leurs forces physiques peut mettre fin à leur activité. Également en raison, des changements socioculturels qui ont profondément ébranlé les réseaux de solidarité primaires, les personnes en question ne peuvent plus trouver facilement la protection dont elles ont besoin aussi bien au sein du groupe familial qu’au sein du groupe communautaire.

Durant les dernières décennies du vingtième siècle, dans les quartiers populaires et dans plusieurs zones rurales, nous avons assisté à l’apparition d’une fraction de personnes âgées économiquement fragilisés et socialement marginalisés et qui constituent une nouvelle clientèle de services sociaux. En effet, dans les zones rurales et comme nous l’avons démontré dans une recherche précédente (Labidi 2003), la faiblesse du capital matériel chez certaines personnes âgées est un facteur d’exclusion. Elle se traduit par une faiblesse voire même une absence de revenu et par des mauvaises conditions de vie. Dans le milieu urbain, en particulier dans les quartiers populaires, certaines personnes âgées vivent dans une situation de pauvreté qui les accable et limite leurs possibilités pour pouvoir maintenir une interaction positive avec leur environnement social. Cette faiblesse du capital matériel en tant que facteur d’exclusion et de vulnérabilité se traduit par des mauvaises conditions de vie qui caractérisent le vécu quotidien des aînés concernés (Labidi Lassaad, 2003).

Conscients de l’impact des changement socioculturels et de la pauvreté sur la place et les conditions de vie des personnes âgées appartenant aux couches populaires, les pouvoirs publics tunisiens sont intervenus de façon progressive pour mettre en place une politique de protection destinée aux personnes âgées que nous qualifions de vulnérables. Dans le cadre de cette recherche, une personne âgée est considérée comme vulnérable si elle se trouve dans l’incapacité de subvenir à ses besoins et de se protéger contre les aléas de l’existence et ce pour des raisons personnelles (âge, maladie, handicap) ou pour des raisons qui relèvent de son environnement social et matériel (famille, logement, revenu, structures sociale et culturelle, revenu..). Il s’agit en fait d’une personne âgée qui appartient aux catégories pauvres vivant dans des conditions précaires. Selon cette définition, nous considérons pour le cadre spécifique de cette étude comme personne âgée vulnérable, les personnes âgées en perte d’autonomie physique, personnelle et matérielle ainsi que les personnes âgées sans aucun soutien familial et social.

Ainsi, la population âgée vulnérable est devenue objet d’intervention sociale. C’est par rapport à ces différents éléments que nous proposons cette réflexion. Son objectif est d’analyser les différents programmes mis en place et de voir leurs portées et leurs limites pour assurer aux personnes concernées la protection et la qualité de vie recherchée.

1 - Problématique et cadre méthodologique

Depuis les années 1970, les pouvoirs publics tunisiens ont commencé à développer un premier dispositif de protection des personnes âgées vulnérables. Le choix qui a été fait en ce moment a été axé sur la prise en charge institutionnelle dans des centres d’hébergement appelé centre de protection des personnes âgées. Puis à partir des années 1990 et au cours des années 2000, plusieurs autres programmes ont vu le jour : maintien à domicile, placement familial, équipe mobile, club de jours, assistance à domicile.

Dans cette communication nous nous proposons de présenter les différents programmes mis en place et d’analyser leur contenu et leur évolution au cours du temps à partir des documents et des rapports disponibles. Nous essayerons également de répondre aux questions suivantes : jusqu’à quel point les programmes mis en place ont pu assurer aux personnes ciblées la protection et la qualité de vie recherchées ? Quelles sont les limites des programmes en question et quel est leur avenir ?

Pour répondre à ces questions nous allons essayer brièvement, de saisir quelques éléments du contexte dans lequel a été conçue la politique d’intervention sociale auprès des personnes âgées vulnérable en Tunisie pour présenter après le système de sécurité sociale et ses limites. Dans un deuxième temps nous procèderons à partir d’une approche qualitative à une analyse du contenu des documents et des rapports ayant traité de la question des programmes d’intervention mis en œuvre en faveur des personnes âgées vulnérables. Nous nous servirons également des données quantitatives disponibles pour voir l’évolution des programmes durant le temps de leur réalisation.

2 - L’intervention auprès des personnes âgées vulnérables en Tunisie : Quelques éléments de contexte

La Tunisie connaissait depuis quelques années une nouvelle orientation démogra-phique. Grâce aux différents efforts entrepris sur le plan social et sanitaire, la société tunisienne est entrée dans une phase de transition démographique. Celle-ci se caractérise par une baisse importante de la fécondité se traduisant par le faible poids des classes d’âges les plus jeunes. Elle se caractérise également du côté opposé par la baisse de la mortalité qui se traduit par l’augmentation du nombre des personnes appartenant aux classes d’âges les plus vieilles.

Selon le recensement général de la population de 2004, le poids de la population âgée de 60ans et plus a enregistré une évolution considérable durant la période (1966-2004) allant de 5,5% à 9,3%. En parallèle à cette augmentation, nous assistons à une nette régression de la population âgée de moins de 15 ans. Elle est passée de 46,5% de la population totale en 1966 à 26,7% en 2004. Selon la même source 35% de la population âgée de 60 ans et plus bénéficient d’une pension de retraite et 20% continuent à exercer une activité économique surtout dans le secteur agricole avec un taux de 65%.

Comme plusieurs recherches l’ont démontré, l’augmentation du nombre des aînés et le vieillissement interne de la population âgée n’entraînent pas uniquement une modification progressive des extrémités de la pyramide des âges (les jeunes et les vieux). Mais ils peuvent également être à l’origine de plusieurs problèmes sociaux qui affectent les conditions de vie de certaines personnes vieillissantes. C’est ainsi que les pouvoirs publics en Tunisie ont pris conscience depuis quelques années des mauvaises conditions de vie qui caractérisent le vécu de certaines personnes âgées et ont élargi leurs programmes de protection sociale pour venir en aide aux aînés en difficulté et non couverts par le régime de sécurité sociale. Cet intérêt accordé aux personnes âgées dans la politique sociale ne doit pas être appréhendé uniquement comme étant une réponse à l’augmentation du nombre des personnes âgées parmi la population totale mais bien aussi comme une réponse aux effets pervers du changement qu’est en train de connaître toute la société tunisienne. En effet, une fraction des personnes âgées se trouve livrée à elle-même, incapable de satisfaire ses besoins fondamentaux ; cette fraction prend le chemin vers les centres de services sociaux sollicitant l’aide auprès des intervenants.

3 - Mise en place du régime de sécurité sociale et ses limites

En 1959, un régime général de retraite des agents et des fonctionnaires de l’état a été institué. Il couvre les agents employés par l’état et par les collectivités locales et par certaines entreprises publiques caractère commercial et industriel. La gestion de ce régime a été confiée à la Caisse Nationale de Retraite et de Prévoyance Sociale (CNRPS). En 1960, la loi 60-30 du 14/12/1960 a institué un nouveau régime de sécurité sociale pour le secteur privé en particulier les travailleurs salariés des secteurs non agricole relevant des établissements industriels ; commerciales, de tourisme et de services ainsi que des syndicats, des sociétés civiles et des associations. La gestion de ce régime est confiée à la Caisse Nationale de la Sécurité Sociale (CNSS).

Au fil des années les deux régimes mentionnés se sont développés pour couvrir aujourd’hui une fraction importante des travailleurs relevant de toutes les activités écono-miques aussi bien dans le secteur public que privé à l’exception des chômeurs, des salariés agricoles n’ayant pas totalisé 45 jours chez le même employeur et les travailleurs des les chantiers n’ayant pas totalisé dix ans d’activité.

Cependant, en Tunisie, à l’image des autres pays en développement, la sécurité sociale reste encore un privilège puisqu’elle ne couvre qu’une partie encore limitée des salariés du secteur privé. Ceci est vrai particulièrement pour les salariés du secteur agricole qui sont les plus lésés à ce niveau [1]. Aussi bien dans les zones rurales que dans les zones urbaines beaucoup de personnes se trouvent dans l’obligation de travailler jusqu’à un âge très tardif, seule la dégradation de leurs forces physiques peut mettre fin à leur activité. Comme le démontrent les données statistiques fournies par l’Institut National de la Statistique, 20% des personnes âgées de 60 ans et plus continuent à exercer une activité économique. Cette situation nous semble fort différente des sociétés occidentales ou les personnes âgées de 65 ans est plus apparaissent comme des générations relativement privilégiées sur le plan écono¬mique. Dans ce type de sociétés en raison de l’institutionnalisation et de la généralisation des systèmes de retraite et des possibilités d’épargne individuelle et grâce au niveau de vie relativement élevé la vulnérabilité économique des personnes âgées se pose avec moins d’acuité.

Ainsi, nous pouvons déduire avec Douidich [2] que la vieillesse dans les catégories sociales défavorisées, généralement non couvertes par la sécurité sociale, s’apparente nécessairement à un facteur de vulnérabilité socio-économique et passe, le plus souvent, pour synonyme de pauvreté. Durant ces deux dernières décennies, aussi bien dans les quartiers populaires que dans plusieurs zones rurales, nous assistons au développement d’une fraction de personnes âgées économiquement fragilisés et socialement marginalisés et qui constituent une nouvelle clientèle de services sociaux. Analysant le rapport entre la pauvreté et la vieillesse Douidich note également, que le fait d’être âgé et pauvre signifie vivre la pauvreté dans ses différents visages ou encore dans ses « émanations les plus redoutées ». Bien sûr il importe de signaler que la pauvreté pendant la vieillesse est différente selon qu’on soit en milieu rural ou en milieu urbain.

En effet, dans les zones rurales et comme nous l’avons démontré dans une recherche précédente [3] la faiblesse du capital matériel chez certaines personnes âgées est un facteur d’exclusion. Elle se traduit par une faiblesse de revenu, mais aussi par des mauvaises conditions de vie. Celles-ci seront à l’origine d’une dégradation de l’image de la vieillesse et d’une certaine mise à l’écart du vieux.

Dans les zones rurales en Tunisie, le rapport négatif à la terre, c’est-à-dire le fait de ne pas être propriétaire d’un terrain agricole, se traduit pour certaines personnes âgées qui y résident par une certaine exclusion. Cette dernière s’exprime par la faiblesse du revenu, par de mauvaises conditions de vie et par l’incapacité de pouvoir accéder à certains services socio-sanitaires que nous pouvons trouver en milieu urbain. Ces conditions risquent de précipiter un mauvais état de santé chez les personnes concernées et de porter atteinte à l’image valorisée et respectée des vieux ; image qui est traditionnellement attribuée au milieu rural.

Si tel est le cas de certaines personnes âgées de la paysannerie pauvre du milieu rural, dans le milieu urbain, en particulier dans les quartiers populaires, certaines personnes âgées vivent dans une situation de pauvreté qui les accable et limite leurs possibilités pour pouvoir maintenir une interaction positive avec leur environnement social. Cette faiblesse du capital matériel en tant que facteur d’exclusion et de vulnérabilité ne s’exprime pas uniquement par la faiblesse du revenu provenant de l’aide sociale. Elle se traduit également par les mauvaises conditions de vie qui caractérisent le vécu quotidien de la personne âgée. Celles-ci prennent la forme d’une sous-alimentation, de mauvaises conditions de logement et de l’absence des moyens de contact avec le monde extérieur. Ainsi, il ressort de l’analyse précédente que la pauvreté, les mauvaises conditions de vie et le manque d’infrastructures socio-sanitaires sont à l’origine d’un processus d’exclusion à l’égard des personnes âgées.

En définitive, nous pensons qu’une fraction importante de la population âgée tunisienne ne trouve plus facilement sa place dans la société actuelle qui s’oriente de plus en plus vers le modèle de société productiviste et individualiste. Conscients de cette nouvelle réalité les pouvoirs publics tunisiens se sont engagés depuis quelques années à mettre en place une politique d’intervention en faveur des personnes âgées vulnérables et en particulier celles non couvertes par le régime de sécurité sociale. Cette politique a connu différents changements que nous analyserons dans les paragraphes suivants.

4 - Évolution historique de l’intervention auprès des personnes âgées vulnérables

Pour faire face aux problèmes rencontrés par les personnes âgées vulnérables, et conscient des limites du régime de sécurité sociale, l’état tunisien est intervenu à partir des années 1970 et surtout depuis 1986 pour cette fraction de la population âgée. Mais dans ses débuts, cette intervention a été très limitée et n’a pas été promue au rang d’une politique de vieillesse. Elle a été concrétisée par de simples services rendus à la population concernée dans le cadre des programmes mis en place en faveur des familles nécessiteuses et des personnes handicapées.

Suite au rythme accéléré des changements socioculturels et suite au développement de nouvelles formes de pauvreté au début des années 1990, le nombre de personnes âgées demandant de bénéficier de services sociaux et de santé s’est considérablement augmenté. Pour faire face à cette situation, le Ministère des Affaires Sociales est intervenu de façon claire en faveur de cette catégorie de la population à partir de 1992 en créant pour la première fois une division de protection sociale des personnes âgées au sein de la Direction Générale de Promotion Sociale. Cette nouvelle direction a été responsable de concevoir des programmes d’intervention spécifiques à la population âgée. Dans un deuxième temps elle est intervenue en 1994, par la promulgation d’une loi cadre définissant les responsabilités et les modalités d’intervention auprès des personnes âgées en particulier celles considérées comme nécessiteuses. Le ministère est également intervenu pour renforcer les anciens programmes mis en place au cours des années 1970 et au début des années 1980 et pour mettre en œuvre de nouveaux programmes. Dans ce qui suit nous allons dans un premier point temps présenter les principales mesures législatives prises pour définir les axes de la protection des personnes âgées et les partenaires responsables de les mettre en œuvre. Dans un deuxième temps nous analyserons les différents programmes d’intervention mis en faveur des personnes âgées vulnérables.

5 - Les mesures législatives à l’égard des personnes âgées

Depuis le début des années soixante, la Tunisie, s’est dotée d’un système de sécurité sociale qui prévoyait un régime d’assurance vieillesse aussi bien dans le secteur privé que dans le secteur public. En 1994, elle a connu la promulgation d’une loi sur la protection des personnes âgées. Il s’agit en fait d’une loi cadre qui a fixé les grandes lignes d’une politique de la vieillesse dans la société tunisienne, compte tenu de l’augmentation considérable de cette catégorie de la population et de ses besoins spécifiques ainsi que des changements sociaux et culturels qu’est en train de subir toute la société. Selon cette loi, et conformément à l’âge normal de la retraite, la personne âgée est définie comme étant toute personne ayant atteint ou dépassé les 60 ans. Bien sûr, cette définition de la personne âgée est aujourd’hui mise en cause suite à l’amélioration de l’espérance de vie et suite également à la crise financière que connaissent les caisses de retraite.

Dans un premier chapitre, ladite loi a insisté sur la responsabilité collective dans la protection des aînés. D’abord cette responsabilité incombe à la famille, puis à l’État et aux collectivités publiques, qui doivent la soutenir pour qu’elle accomplisse convenablement ses rôles à l’égard de cette fraction de la population. Selon cette loi, la protection des personnes âgées a pour objectif de :

  • Préserver l’état de santé et garantir la dignité de la personne vieillissante.
  • "Lutter contre toute les formes de discrimination et d’exclusion familiale et sociale" et assurer l’intégration des personnes âgées.
  • D’encourager la participation active des personnes âgées dans tous les domaines de la vie sociale, culturelle, sportive et récréative.

Le deuxième chapitre de la loi mentionnée traite de deux questions. La première se rapporte aux personnes âgées vivant en milieu naturel avec la famille "en sa qualité de cellule de base responsable de subvenir aux besoins indispensables de ses membres âgés". Dans ce cas, l’État peut intervenir pour fournir aux personnes âgées certains services sociaux et sanitaires. Cependant, si la personne concernée ou sa famille ne sont pas dans une situation de besoin, elles sont tenues de contribuer au financement des services rendus par l’État par l’intermédiaire de ses agents. Dans le cas où la personne âgée pauvre provient d’une famille nécessiteuse, elle bénéficie de la gratuité des services.

Dans un deuxième temps, le chapitre deux s’est intéressé à la prise en charge institutionnelle des personnes âgées. Il a défini de façon claire et précise les services à fournir aux pensionnaires ainsi que les conditions à respecter pour l’ouverture de centres d’héber-gement privés. Mentionnons que jusqu’à cette date, tous les centres gérés par les associations offraient leurs services aux personnes âgées nécessiteuses de façon gratuite et il n’y avait aucun centre totalement privé. Le deuxième élément nouveau introduit par la même loi concerne la possibilité pour les centres publics d’accueillir également les personnes âgées ayant un revenu ; dans ce cas la personne est tenue de payer la totalité des frais de son hébergement. Dans le cas où la personne âgée ne dispose pas de revenu et que sa famille n’est pas dans le besoin, les frais d’hébergement sont à la charge de la famille et en particulier au membre qui est assujetti à une obligation alimentaire à l’égard de ses parents.

Enfin, le troisième chapitre de ladite loi a été consacré aux modalités d’intervention de l’État en faveur des personnes âgées dans leur milieu de vie naturel. En effet, si l’aîné aussi bien que sa famille sont dans le besoin, la personne âgée bénéficie de services sociaux et sanitaires à domicile grâce à une intervention de l’État, intervention qui a pour objectif de soutenir la famille dans son effort de protection de son membre âgé. Cependant, au cas où l’aîné ou sa famille dispose d’un revenu jugé suffisant, les services fournis à domicile seront pris en charge soit par la personne ou par sa famille. La dernière partie de ce chapitre a été consacrée au placement familial des personnes âgées ; elle a défini les conditions à remplir par la personne concernée et par la famille d’accueil. Elle a également précisé les rôles attribués aux services sociaux dans la mise en application de cette modalité de protection.

6 - La prise en charge institutionnelle

Cette modalité d’intervention qui a démarré depuis le début des années 1980, consiste en une prise en charge totale des besoins de la personne âgée à l’intérieur des centres d’hébergement spécialisés. Au début, la Tunisie comptait 13 centres sur tout son territoire ; ces dernières années, et à fin d’encourager le maintien des aînés chez eux et vu le coût très élevé de cette modalité de protection, le ministère des affaires sociales a procédé à la fermeture de deux centres. Cependant, ne sont prises en charge dans les centres que les personnes âgées de soixante ans et plus qui sont nécessiteuses et sans soutien familial. L’admission se fait suite à une enquête sociale et après avis du comité local. Notons que la gestion et le fonctionnement de tous les centres sont confiés aux associations compétentes, en l’occurrence les associations de protection de personnes âgées. Lesdits centres disposent d’un personnel médical et social et offrent à leurs pensionnaires, en plus de la satisfaction des besoins fondamentaux, un ensemble d’activités socioculturelles. En 1992, le Ministère des Affaires Sociales est inter¬venu pour améliorer les conditions de vie des pensionnaires des centres d’hébergement en allouant un fond de 345.000 dinars pour la restauration, la rénovation et l’équipement des centres en question [4]. Mais malgré cette intervention nous constatons un écart considérable entre les différents centres d’hébergement qui ne disposent pas des mêmes moyens et des mêmes conditions de confort. Le centre Manouba pour le district de Tunis et le centre de Sousse sont des centres pilotes ou les pensionnaires bénéficient de très bonnes conditions de prise en charge, alors que les autres centres tel que celui de Gafsa ou de Kasserine n’offrent à leurs résidents qu’un minimum de protection.

En ce qui concerne le nombre des pensionnaires, il nous semble qu’avec le renforcement de la politique de maintien à domicile et en raison de la capacité d’accueil limitée des centres, il est resté presque stable au cours des dernières années. En effet, si l’effectif des pensionnaires était de 647 en 1987, en 1996 il a atteint 725 et en 1996 et de720 en 2008 le nombre des pensionnaires était 720.

En se référant à l’effectif total de la population âgée, le nombre des personnes âgées placées dans les centres d’hébergement est non-signifiant dans la mesure où il ne représente qu’un taux de 0,07%. En 1984, le taux a été de 0,20%. La diminution enregistrée est due à l’augmentation du nombre des personnes âgées au cours de ces dernières années et à l’encouragement de la politique de maintien à domicile. Par ailleurs, ce qui est important à mentionner c’est que les services sociaux relevant du Ministère des affaires Sociales disposent toujours d’une liste d’attente des personnes qui désirent bénéficier d’une protection dans un centre d’hébergement. Enfin, cette modalité d’intervention est toujours critiquée par les membres de la société, car elle est vue comme étant totalement opposée aux valeurs culturelles de la société tunisienne et qu’elle exprime une certaine ingratitude à l’égard de la personne âgée qui devait selon la religion musulmane disposait d’une place privilégiée dans la famille et dans la communauté.

7 - Le maintien à domicile

Ce programme se manifeste par l’octroi d’une aide en espèce à la personne âgée pauvre tout en la gardant chez elle, il est devenu suite à la mise en place du programme national d’aide aux familles nécessiteuses, l’axe central de la politique d’intervention auprès des personnes âgées pauvres. Le montant de l’aide a été de 180 dinars (l’équivalent de 135 dollars) par trimestre, à partir du mois de mars 2011, le même montant sera servi de façon mensuelle. En effet si le nombre des bénéficiaires d’aide en espèce à domicile était en 1981 de 1250 personnes, il a atteint en 2007, 85000 bénéficiaires.

En plus de cette assistance financière à domicile, la personne âgée concernée bénéficie des différentes aides en nature servies de façon conjoncturelles pendant les grandes occasions religieuses et pendant les fêtes nationales. Elle bénéficie également de l’intervention des assistantes sociales au cas où elle rencontre des difficultés relationnelles avec les membres de sa famille. Ce type d’intervention prend la forme d’une médiation en vue de préserver l’équilibre de la famille et éviter toute rupture qui peut mettre en péril l’équilibre psychosocial de la personne vieillissante.

Par ailleurs, pour pouvoir bénéficier d’une aide en espèce à domicile, la personne âgée doit être pauvre, sans soutien et sans couverture sociale et vivant à domicile. Elle devrait faire une demande auprès des assistantes sociales du secteur qui après enquête sociale soumettent le dossier de la personne concernée à la commission spécialisée au niveau du conseil régional qui prendra la décision définitive. Dans la pratique cette commission dirigée par les autorités locales opère une grande sélection qui n’est pas toujours fondée sur des critères objectifs. Bien sûr, tous les efforts sont déployés pour encourager le maintien à domicile. Cette formule d’intervention revêt plusieurs avantages aussi bien pour la personne que pour sa famille. Elle permet à la personne concernée de poursuivre le reste de sa vie dans le cadre normal et habituel de sa vie et de rester attachée aux différents repères qu’elle a construits et aux quels elle s’attache de façon très profonde. Pour la famille, le maintien à domicile lui permet d’être unie et de profiter de la présence d’une personne dont les conseils et le soutien peuvent être d’une valeur considérable.

Enfin mentionnant que les personnes âgées recevant des aides en espèce à domicile bénéficient également de la gratuité des soins dans les structures hospitalières publiques.

En résumé, nous pouvons dire que le maintien et la protection des personnes âgées dans leurs familles et dans leur environnement représente un choix fondamental dans le champ de l’action sociale car le maintien de l’aîné dans son milieu de vie naturel a des répercussions positives sur sa vie psychologique et joue un rôle important pour consolider le tissu familial et communautaire.

8 - Le placement familial

Pour faire face à une forte demande de placement en institution et vu le coût élevé que nécessite cette modalité d’intervention, les pouvoirs publics se sont orientés depuis 2007 vers le placement familial des personnes âgées pauvres et sans soutien. Cette modalité de prise en charge consiste à placer la personne âgée concernée dans une famille d’accueil en mesure de lui fournir le soutien psychologique dont elle a besoin et ce en contre partie d’une subvention mensuelle. L’objectif recherché à travers cette modalité de prise en charge est de réduire la prise en charge institutionnelle trop coûteuse pour le budget de l’État et en opposition avec les valeurs culturelles de la société tunisienne. Cette modalité d’intervention permet également d’éviter à certaines personnes vieillissantes les problèmes d’isolement et de solitude, de favoriser la solidarité inter familiale et de maintenir la personne concernée dans son espace géographique et social habituel. Pour bénéficier de cette modalité d’intervention la personne âgée doit faire sa propre demande, être sans soutien familial et dans un bon état physique, psychologique et mental. En ce qui concerne la famille d’accueil, l’accord des deux conjoints est la base de toute demande pour l’accueil d’une personne âgée. Elle doit également subir une évaluation psychosociale pour déterminer sa capacité pour bien assumer la prise en charge d’une personne vieillissante. Au cas où la famille est retenue, elle a droit à une indemnité mensuelle de l’ordre de 150 dinars, de sa part la personne âgée concernée bénéficie de la gratuité des soins dans les établissement de la santé publique. Cependant cette modalité d’intervention reste encore très limitée elle n’a touché jusqu’à 2009 que 140 personnes.

9 - Les équipes mobiles

Pour encourager davantage la prise en charge de la personne âgée par son milieu naturel, le programme d’assistance matérielle pour le maintien de la personne âgée dans son environnement naturel a été bonifié par la mise en place d’un programme d’aide médico-sociale. C’est dans ce cadre qu’ont été créées "les équipes mobiles d’aide aux personnes âgées à domicile". Il s’agit d’équipes multidisciplinaires composées d’un personnel médical et paramédical et d’un personnel social. Ces équipes mises en place au début dans certains gouvernorats, ont vu leur expérience s’étendre dans tous les gouvernorats. Leur intervention consiste à faire des visites à domicile aux personnes âgées pauvres, à mobilité réduite et sans soutien en vue de leur fournir les services sociaux - sanitaires dont elles ont besoin et de sensibiliser leur entourage (famille, proches, voisins) à la nécessité et à l’importance de prendre soin de leur membre âgé. Jusqu’à 2009, plus que 8200 personnes âgées ont bénéficié des services offerts par les équipes mobiles. Cependant malgré l’importance de l’expérience des équipes mobiles pour aider au maintien des personnes âgées vulnérable dans leur milieu naturel, elle est restée une expérience très limitée d’autant plus qu’elle est gérée par les associations de protection des personnes âgées. Ces dernières ne disposent pas de suffisamment de moyens matériels et humains pour pouvoir répondre à toutes les demandes. C’est pour cette raison que leur intervention sont restées limitées aux grandes villes et en particulier à certains quartiers, ne touchant que peu ou du tout les personnes âgées vulnérables appartenant aux zones rurales.

10 - Place du secteur associatif dans la protection des personnes âgées vulnérables

Dans le cadre des nouvelles orientations de la politique sociale, le secteur associatif a pris plus de place dans l’intervention auprès des personnes âgées pauvres. En effet, se sont les associations qui sont devenues les principaux responsables non pas uniquement de la gestion et du fonctionnement des centres mais aussi du programme des équipes mobiles. Les pouvoirs publics continuent à les subventionner, mais ils mettent à leur disposition moins de moyens humains. Rappelons qu’au début ils mettent à leur disposition des médecins, des assistantes sociales, du personnel administratif. Mais aujourd’hui, c’est aux associations de se débrouiller toutes seules et d’avoir leurs propres ressources humaines. A titre d’exemple pour le fonction-nement des équipes mobiles les associations ne peuvent pas avoir recours aux médecins de la santé publique, mais elles sont obligées de recourir par leurs propres moyens aux médecins de libre pratique. Comme il est le cas pour les associations intervenant auprès des autres catégories à besoins spécifiques (enfance sans soutien, personnes handicapées) les asso¬ciations de protection des personnes âgées sont aujourd’hui considérées par les pouvoirs publics comme des acteurs dans la protection des personnes âgées vulnérables. Cependant, les associations en question n’ont pas suffisamment de moyens et leur espace d’intervention reste trop limité. D’autre part, il nous semble qu’elles ne peuvent pas remplir convenablement leur rôle en tant qu’acteur dans la protection de la population ciblée, car elles n’expriment pas réellement des initiatives privées et volontaires puisqu’elles sont toutes crées suite à des initiatives du parti au pouvoir et de l’administration locale. Elles soufrent également des problèmes de gestion et ne disposent pas de leur autonomie par rapport à l’administration publique. Ces différents problèmes expliquent pourquoi les associations mentionnées sont disparues du paysage associatif après le 14 janvier 2011, laissant les quelques bénéficiaires sans aucun soutien.

Conclusion

Étant donné l’ampleur des changements socioculturels dans la société tunisienne et vue l’évolution continue du poids de la population âgée parmi la population totale, nous pensons qu’il est nécessaire d’entreprendre un ensemble de mesures touchant tous les aspects de la vie des personnes âgées et en particulier celles vulnérables. Ces mesures qui consti¬tueront un plan d’action tiendront compte des besoins spécifiques des différentes sous - catégories appartenant à la population âgée vulnérable. L’objectif général de ce plan d’action est d’améliorer la qualité de vie des personnes âgées en question dans une société solidaire et unie et d’éviter que cette catégorie de la population subira toute seule le « coût social » du processus de développement en œuvre dans la société tunisienne. Pour atteindre cet objectif, plusieurs actions peuvent être mises en œuvre parmi lesquelles nous proposons :

  • Assouplir davantage les critères pour bénéficier du programme d’aide à domicile pour couvrir plus de personnes âgées vulnérables.
  • Opter pour l’intervention sociale spécialisée auprès des personnes âgées en chargeant des travailleurs sociaux pour intervenir uniquement auprès de la population âgée. Une telle spécialisation permettra de mieux organiser et planifier les interventions auprès des personnes âgées et en particulier celles vulnérables.
  • Inviter les services d’action sociale dans les municipalités à mettre en œuvre des programmes d’intervention auprès des personnes âgées vulnérables et ce pour renforcer et compléter les programmes nationaux.
  • Faire une enquête nationale sur les conditions de vie des personnes âgées vulnérables en Tunisie et ce en vue de connaître leurs caractéristiques sociales, démographiques et physiques et afin d’identifier l’ampleur de leurs besoins réels.
  • Concevoir un programme d’intervention spéciale pour améliorer les conditions de logement des personnes âgées pauvres et leur fournir le minimum de confort nécessaire.
  • Développer des programmes de protection spécifiques aux personnes âgées handicapées. Les programmes jusqu’ici mis en œuvre en faveur des handicapés ne tiennent pas compte des besoins et des caractéristiques propres aux vieilles personnes.
  • Poursuivre la couverture sanitaire des personnes âgées pauvres à travers la gratuité des soins et renforcer par des moyens matériels et humains les équipes mobiles pour l’inter-vention auprès des personnes âgées pauvres.
  • Assurer une meilleure coordination entre les travailleurs sociaux intervenant à l’échelle locale et les travailleurs sociaux hospitaliers pour permettre aux personnes âgées pauvres une meilleure prise en charge médicale.
  • Développer des programmes d’intervention psychosociale au profit des familles assumant la responsabilité de protection d’un membre âgé vulnérable atteint d’une incapacité ou d’une maladie chronique.
  • Fournir une formation complémentaire aux travailleurs sociaux pour améliorer la qualité de leur intervention auprès des personnes âgées handicapées et de leurs familles.
  • Permettre la création d’associations autonomes et libres exprimant l’initiative volontaire et spontanée intervenant en collaboration avec l’administration publique et non totalement dépendante d’elle.

Enfin nous pensons que ces différentes mesures doivent s’intégrer dans une politique de la vieillesse qui n’est pas à concevoir à la marge de toute la politique de développement dans sa globalité. Mais elle devrait être diffue dans les différentes composantes de la politique de développement permettant de préparer à l’avance une « bonne vieillesse ». La littérature gérontologique soutient l’idée que les problèmes de la vieillesse n’apparaissent pas uniquement à l’âge déterminé par les statisticiens et les économistes (60 ans ou 65 ans) mais ils sont déjà présents aux cours des autres étapes de la vie précédents la vieillesse. Selon Paillat “La vieillesse se prépare en amont” [5]. Ceci dit, pour parvenir à une politique de la vieillesse, il est essentiel de concevoir une politique de développement qui tient compte des besoins en santé, en éducation, en logement, au travail, aux loisirs au court des différents stades de la vie. Bien sûr, l’élaboration de cette politique ne doit pas être uniquement la responsabilité des jeunes et des adultes. La participation des personnes âgées dans la définition des axes de cette politique est importante voir même nécessaire. C’est elle qui peut permettre une adéquation entre les besoins et les services fournis. Enfin, signalons que dans le cadre de cette politique une place importante devrait être accordée au développement des recherches et des études qui s’intéressent aux caractéristiques et aux conditions de vie de la population âgée.

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[1] Labidi Lassaad, « Vieillesse et société en Tunisie Analyse de l’intégration des personnes âgées dans la société tunisienne », Tunis, édition MIP, 2003, 237 pages.

[2] Douidich, M. (1999), “Pauvreté des personnes âgées : Profil, déterminants et issues”. Journées d’études sur les défis socio-économiques du vieillissement démographique au Maroc. 25-26 novembre 1999.

[3] Labidi Lassaad, « Vieillesse et société en Tunisie Analyse de l’intégration des personnes âgées dans la société tunisienne », Tunis, édition MIP, 2003, 237 pages.

[4] D.G.P.S., La politique sociale en faveur des personnes âgées, Ministère des Affaires Sociales (document non publié), 1996, 7 pages.

[5] Paillat P., “Vieillissement et vieillesse”. Collection que sais-je ? Ed. Presses Universitaires de France, 1996.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011