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Le care, secteur d’avenir au Sud ? Décohabitation intergénérationnelle et modes de prises en charge des aînés en Inde, transfert des solidarités familiales

Familles transnationales et parents vieillissants à Chennai : pratiques de minorité aisée

Mathilde PLARD, ESO-Angers, UMR 6590, France.

En Inde, « la famille est l’institution sociale traditionnelle pour le soutien et le care [1] » des personnes âgées (Rajan, Kumar, 2003, p.75). La prise en charge des aînés est reconnue comme étant la responsabilité des enfants, du fils en particulier. Il s’agit d’un contrat intergénérationnel implicite par lequel la jeune génération qui a été soutenue et prise en charge (phase de don) doit ‘rembourser’ (contre-don) ses parents en prenant soin d’eux pendant leur vieillesse (UNFPA, 2009). Le contexte démographique indien est caractérisé par un allongement de la durée de vie. L’espérance de vie à la naissance est passée de 42,4 ans en 1960 à 64,1 ans en 2009, et les plus de 60 ans représenteront en 2021 presque plus de 14% de la population totale (Phoebe, Rajan, 2003). Cette évolution est plus marquée encore dans le sud du pays, au Kérala et au Tamil Nadu, où la transition démographique est achevée (Véron, Nanda, 2011). En parallèle de ce vieillissement de la population [2], les mobilités géographiques s’amplifient à l’intérieur et à l’extérieur du pays. Dans cette conjoncture, les relations intergénérationnelles sont amenées à se réorganiser dans une nouvelle géographie familiale : “à distance“.

La plupart des études gérontologiques affirment que la prise en charge des personnes âgées nécessite une certaine forme de proximité géographique et refusent la possibilité de prise en charge à distance (Baldassar, Baldock, Wilding, 2007). Si les migrations induisent des changements dans les mécanismes de transmission entre générations, elles modifient dans leurs formes, les rapports et échanges familiaux (Le Gall, 2005). Le départ des enfants-adultes, première source de care pour les parents, suscite alors une diminution des relations d’aides et de supports nécessitant une proximité géographique directe (aide à domicile, courses alimentaires, entretien du domicile, etc.). Par conséquent, l’éloignement physique et symbolique des unités familiales suppose une réorganisation des solidarités et des modalités de care. La décohabitation intergénérationnelle pose dès lors la question des prises en charge des ainés comme enjeu familial et social : « Qui va remplacer les migrants auprès de leurs parents vieillissants ? Comment les solidarités peuvent-elles se réorganiser dans le contexte indien ? Quelles sont les conséquences de ces restructurations pour les personnes âgées, les familles et la société ? »

La migration internationale des enfants est considérée dans cette étude comme un facteur de décohabitation intergénérationnelle. L’article sonde les répercussions de cette modification de la corésidence au sein de l’espace familial [3] sur les réseaux de solidarités et les modes de prise en charge des parents vieillissants à Chennai. La situation et les pratiques des familles transnationales interrogent particulièrement les modèles organisationnels des prises en charge et des solidarités concernant les aînés vivant en dehors de l’idéal type de la joint family [4] − famille indivise (Lardinois, 1985). À l’heure de l’urbanisation, de la nucléarisation des familles, du vieillissement de la population, et de la mondialisation, c’est l’ensemble des pratiques et des modes de vie qui évoluent. Nous expliquerons comment s’opère, pour une catégorie aisée de la population, un glissement progressif des solidarités familiales tradition¬nelles des enfants-adultes en direction de leurs parents vieillissants vers une marchandisation des services à la personne. Les répercussions sont en effet particulièrement observées sur le réseau de solidarité payant et l’ensemble des services marchands, l’appel au marché semble être une conséquence de la décohabitation intergénérationnelle en Inde du Sud.

La méthodologie et les matériels permettant d’apporter des éléments de compréhension à ces pratiques sont d’abord présentés avant d’exposer des premiers résultats concernant les enjeux de la décohabitation intergénérationnelle pour le care des parents vieillissants à Chennai. En conclusion, une synthèse sert de support aux nouvelles pistes de recherches proposées.

1. Interroger la décohabitation intergénérationnelle et le care dans l’espace familial

a. Saisir des dynamiques et des processus liés au care (méthodologie)

La notion de care utilisée dans cette étude permet une approche systémique des solidarités et des prises en charge à l’attention des personnes âgées. Le care se réfère aux activités de “prendre soin de”, “s’occuper de”, “se soucier de”, etc. Il n’existe pas de termino-logie française pouvant remplacer ce que représente en un seul mot le care. Cette notion offre une acceptation large des prises en charges physiques, émotionnelles, morales, etc. Les études réalisées sur cette notion et sur le carework tentent de comprendre les relations et les dynamiques de care dans et entre les familles, les États et les marchés − réflexion autour des relations payantes ou gratuites de care (Misra, 2007).

La méthodologie utilisée dans cette étude vise la mise en lumière de mécanismes, de dynamiques et d’arrangements à distance permettant d’interroger des processus liés au care de parents vieillissants en situation de décohabitation intergénérationnelle − dans des conditions économiques confortables. Pour saisir des formes de production de parcours familiaux liés à ces prises en charge dans un espace transnational, ce sont les pratiques qui sont au centre du travail. Il n’est pas question d’exposer ici un modèle de prise en charge spécifique à l’Inde du Sud mais de questionner des enjeux de care et de solidarité liés à la mise à distance des unités familiales dans un contexte particulier où la famille est seule responsable des solidarités (absence d’organisation et de solidarité sociale publique par exemple [5]).

Trois types de réseaux relatifs aux care et aux solidarités sont identifiés : a) solidarité informelle, capital social [6] (aidants naturels, famille, voisins) ; b) solidarité organisée, mutuelle (politique publique, sécurité sociale) ; c) solidarité payante : marché des prises en charge (services payants, institutions, maisons de retraite, etc.). La représentation de ces réseaux de rend lisible une imbrication de niveaux, d’acteurs et d’échelles d’analyses. Sur le plan théorique, ces réseaux peuvent être appréhendés comme un modèle équilibré où le care relatif aux aînés se situent au cœur des préoccupations (figure 1).

Figure 1 : Réseaux de solidarités/care*

L’analyse s’effectue aux niveaux des processus intra-individuels (niveau personnel, place de l’acteur dans les processus) et interpersonnels (niveau familial notamment). L’organisation des solidarités et du care à distance permettent d’illustrer des implications de la décohabitation intergénérationnelle à travers le quotidien de familles indiennes trans¬nationales.

Pour étudier les liens et les dynamiques relationnelles des familles transnationales, l’approche des solidarités intergénérationnelles a été retenue. Dans leur étude longitudinale des générations – LSOG, Bengtson et Silverstein ont sélectionnés cinq dimensions de la solidarité : structurelle, associative, affective, fonctionnelle et consensuelle (Lowenstein et al., 2001) [7]. Pour notre étude, une enquête par questionnaire a permis d’interroger les indicateurs de ces cinq dimensions. En plus d’une première partie sur les informations sociodémographiques générales des individus, le questionnaire comprend des informations sur les réseaux d’aides, le bien-être et la qualité de vie des personnes âgées [8]. Les données de l’étude sont constituées d’une enquête qualitative ; de récits de vie [9], d’observations participantes (séjour de plusieurs semaines en maison de retraite et gated communities) et d’interviews auprès de responsables d’institutions et de sociétés de services à la personne.

b. Familles transnationales, le care à distance (données)

Afin de saisir les dynamiques et les pratiques de ces familles dont les parents vieillissent, plusieurs études de terrains sociogéographiques ont été réalisées à Chennai de janvier à mars et de septembre à octobre 2010, en plus d’un travail de terrain d’une durée de trois mois réalisés dans la même ville de janvier à mars 2009 (lors d’un Master 2) [10].

Les informations ont été recueillies auprès des parents (élite Brahmane) dont les enfants ont migré et se sont installés (NRI’s – non resident indian) dans des pays du Nord. Le recueil de données sur lequel l’article s’appui correspond à 59 personnes âgées de 60 ans à 89 ans à interrogées l’aide de l’enquête par questionnaire ; 20 récits de vie ont permis d’aborder plus spécifiquement des questions relatives à l’organisation de la vie de famille à distance, l’histoire migratoire, ainsi que les significations, les représentations du vieillissement et des obligations familiales [11].

L’échantillon de l’enquête par questionnaire représente des parents vieillissants en couple ou seuls, 32 femmes et 27 hommes. 22 enquêtés résident en maison de retraite. Les pratiques institutionnalisées semblent mériter un intérêt particulier, il s’agit d’une modalité résidentielle peu courante (70% des personnes âgées vivent avec leurs enfants, Rajan, Kumar, 2003). Un tiers des répondants est veuf, les femmes sont surreprésentées dans cette situation maritale. Lorsque deux parents d’une même famille ont répondu à l’enquête les réponses ont été fusionnées afin de ne pas comptabiliser les enfants deux fois. Au total les 59 répondants représentent donc 46 familles et 94 enfants-adultes sont concernés par l’étude. Les parents ont majoritairement 2 enfants (61% des répondants). Ces enfants ont principalement migré dans des pays du nord (États-Unis, Canada, Angleterre et Singapour). Il s’agit pour la plupart de migrants hautement qualifiés qui ont dans un premier temps terminé un cursus universitaire aux États-Unis ou en Angleterre après une formation de premier / seconde cycle en Inde. Notons par ailleurs que 16 des 46 familles enquêtées ont au moins un enfant installé en Inde. Une vingtaine d’enfants résident en Inde, ailleurs qu’à Chennai (figure 2) et trente familles ont tous leurs enfants installés à l’étranger (figure 3).

Figure 2 : Pays de résidence des “enfants-adultes” des parents interrogés à Chennai*

Figure 3 : Familles transnationales, installation des enfants-adultes*

Dans cet échantillon socialement homogène, les individus partagent une même religion, l’hindouisme (pratiqué par 58 enquêtés), et appartiennent à une même caste, celle des brahmanes pour 90 % d’entre eux. Le niveau d’études des personnes interrogées est lui aussi homogène puisque plus de la moitié des répondants a un niveau d’étude supérieur au SSLC, équivalent du baccalauréat français. À titre de comparaison, d’après l’enquête NFHS (National Family Health Survey) menée en 1992 en Inde, presque la moitié des personnes âgées est illettrée et 2,2 % de personnes seulement ont validé un troisième cycle (Rajan, Kumar, 2003). Les parents vieillissants concernés par l’étude ont une situation économique qu’ils évaluent tous comme « confortable ». Cette cohésion de l’échantillon s’explique notamment par la méthodologie utilisée, la snowball method (Mucchielli, 2004). Cette méthode induit de fait des biais socio-économiques que nous retrouvons dans la composition de l’échantillon des parents vieillissants à Chennai présenté ici. Cette situation de départ peut expliquer l’homogénéité identifiée ensuite dans la situation migratoire de leurs enfants (migrant hautement qualifié installé majoritairement au Nord - US, Canada, Singapour, UK etc.).

2. Enjeux de la décohabitation au sein de l’espace familial

a. Les dimensions de la solidarité intergénérationnelle, maintien des responsabilités familiales (résultats)

Le cadre de la solidarité intergénérationnelle conçoit les relations entre parents et enfants adultes comme la source première de soutien affectif et physique mutuel (Lowenstein, et al., 2001). L’organisation de ces solidarités est pluridimensionnelle et « les configurations des aspects des relations familiales sont quasiment infinies » (Bengtson et al., 2002). Les dimensions structurelle, fonctionnelle, affective et associatives sont présentées ci-dessous, elles illustrent une des configurations possibles des solidarités familiales transnationales.

La dimension structurelle des solidarités entre générations est évaluée par un indicateur ‘distance géographique’ entre les unités familiales. Les familles transnationales sont perturbées dans leurs fonctionnements par ces conditions d’éloignement physique entre les différentes unités familiales. Au total, dans 76% des situations, cette distance est d’ordre international entre les différents nœuds résidentiels de l’étude (figure 4). Cette dimension apparaît clairement comme un élément pouvant fragiliser les relations familiales et complexifier les échanges. Ce facteur ‘distance’ est donc considéré comme un élément déstabilisateur du fonctionnement régulier des solidarités intrafamiliales. Dans ces situations la distance géographique est donc un levier limitant les contacts physiques et les interactions entre les parents vieillissants et leurs enfants.

Figure 4 : Distance entre parents interrogés vieillissants à Chennai et leurs enfants*

La dimension fonctionnelle des solidarités subit directement les conséquences de cette condition structurelle d’éloignement, « l’aide mutuelle pour les activités de la vie quotidienne comme les courses, les transports, les tâches ménagères, etc. » est de fait diminuée par l’absence physique des enfants. (Lowenstein et al., 2001).

La dimension affective reflète la proximité émotionnelle entre les personnes d’une même famille. La question à laquelle les parents vieillissants doivent répondre est la suivante : « Comment pourriez-vous décrire la relation que vous avez avec votre enfant ? Très proche, proche, pas vraiment proche, très distante ». Les parents vieillissants se déclarent très proche de leurs enfants malgré les kilomètres qui peuvent séparer les unités familiales (figure 5).

Figure 5 : Dimension affective de la solidarité intergénérationnelle (sentiment de proximité émotionnelle du point de vue des parents vieillissants)*

La dimension associative des solidarités intergénérationnelles de Bengtson et Silverstein correspond aux médias de transaction du modèle empirique de care transnational développé par Loretta Baldassar en 2006. Ce modèle rend compte des dimensions principales impliquées dans les échanges et les prises en charge entre les membres de famille dispersés à travers le monde (Baldassar et al., 2006). Les relations familiales transnationales sont présentées selon le type (moral, financier, pratique) et les médias (visite et communication) de prise en charge. Les visites et les outils de communications sont présentés ci-dessous comme illustration de la dimension associative des solidarités et comme médias de prise en charge utilisés par les familles transnationales indiennes de l’étude (Lamb, 2008). Les fréquences des visites, des enfants-adultes chez leurs parents (“visit here”) et des visites des parents chez leurs enfants (“visit there”), semblent être structurées par un rythme particulier : celui de l’alternative year. Les enfants-adultes visitent leurs parents vieillissants en Inde tous les ans ou tous les deux ans dans la plupart des situations alors que les parents se rendent chez leurs enfants ‘tous les deux ans’. Les mobilités résidentielles des parents vieillissants au sud s’inscrivent donc elles aussi dans une géographie familiale transnationale. Les parents vieillissants sont donc acteurs de ces familles transnationales et participent pleinement aux mobilités résidentielles. Les visites représentent un moyen d’adaptation pour garder des liens et donner du sens à l’entité familiale dans un territoire transnational vaste entre Chennai, lieu de résidence des parents vieillissants et celui de leurs enfants au Nord. Les familles se rendent visite et tissent des liens entre ici et là-bas. Au total, dans 44% des situations (visites ‘ici’ et ‘là-bas’ confondues), les visites ont lieu tous les deux ans, alternativement en Inde chez les parents et dans le pays de résidence des enfants (figure 6).

Figure 6 : Fréquence des visites - le modèle de l’alternative year’ comme référence*

Les outils de communication, en plus des visites qui permettent aux unités familiales de se rapprocher physiquement, favorisent le maintien de liens à distance. Pour échanger au quotidien les familles ont accès à différents outils de communication comme le téléphone, l’Internet et le courrier postal. Ces moyens de communication permettent de recréer un espace familial partagé à distance. Le téléphone est la première solution pour rester en contact. En effet, la majorité des personnes interrogées affirme téléphoner au moins tous les deux jours (et plus des ¾ ‘tous les jours’) à leurs enfants pour parler la plupart du temps du quotidien au quotidien.

Comme le montrent la fréquence des visites et des échanges au quotidien, les familles transnationales indiennes dont les parents vieillissent à Chennai s’adaptent et maintiennent des liens réguliers au delà des kilomètres. Ces liens et ces échanges montrent comment la famille indienne peut s’adapter aux conditions de mobilité qui lui sont imposées. Ces connections transnationales créent un espace partagé part des personnes résidants à des kilomètres les unes des autres dans différents pays (Smith, 2003). Si la distance peut créer des tensions au sein du groupe familial (Mason, 2004), elle ne peut se résumer à une frontière perméable lorsque la volonté d’unité familiale est présente comme en Inde, où la “joint family” traditionnelle reste un modèle largement admis qu’il s’agit d’adapter au quotidien. En dépit d’une nette fragilisation structurelle des solidarités intergénérationnelles (figure 6), les dimensions affectives et associatives indiquent des relations fortes entre les parents vieillissants à Chennai et leurs enfants. Dans cette étude, la décohabitation intergéné¬rationnelle et la transnationalisation des unités familiales ne remettent donc pas en question les liens, les échanges et le sentiment de proximité entre les membres. Les visites mettent en lumière la réciprocité des solidarités intergénérationnelles. D’après le ‘transnational model’ développé par Baldassar, les visites sont organisées en flux bidirectionnels, va-et-vient entre ici et là-bas, et la réciprocité est le principe le plus important dans le processus de négociation et d’organisation des obligations familiales (responsabilités). Dans ce sens, les familles transnationales indiennes ne sont pas différentes des autres familles (indiennes et/ou transnationales) puisque ce principe de réciprocité est maintenu à travers d’autres médias de transaction.

Si la notion d’obligations est toujours présente dans les prises en charge des parents vieillissants et dans l’organisation des solidarités des familles transnationales présentées, des transferts sont indispensables pour maintenir les relations de care à distance. Ces transferts sont des facteurs structurants les échanges, ils peuvent limiter les capacités nécessaires au maintien du bon fonctionnement des relations intergénérationnelles.

b. Des transferts nécessaires au maintien du care à distance (discussions)

La représentation de ces réseaux de solidarité rend lisible une imbrication de niveaux, d’acteurs et d’échelles d’analyses. Sur le plan théorique, ces réseaux peuvent être appréhendés comme relevant d’une imbrication “égalisée“ (figure 7).

Figure 7 : Réseaux simplifiés de solidarités/care*

À travers cette présentation, les conséquences d’une perturbation des solidarités sont interrogées. La décohabitation intergénérationnelle modifie de fait l’organisation des solida¬rités informelles − familiales, privées − sur les autres réseaux. Il s’agit du réseau payant et de l’ensemble des services marchands − l’appel au marché semble être une des conséquences de la décohabitation intergénérationnelle en Inde du Sud. Au niveau indien, ces réseaux de care ont une organisation et une répartition spécifique des solidarités : un déséquilibre net est lisible (figure 8).

Figure 8 : Réseaux de solidarités - care observés sur le terrain : situation à Chennai*

Le système de prise en charge des personnes âgées est quasiment inexistant en Inde (Martin, 2010). L’État n’est pas pourvoyeur de care (caregiver) et n’a pas pour fonction d’assumer la responsabilité de care à l’attention des personnes vieillissantes (et plus largement de prendre en charge les dépendances). Malgré un soutien financier de l’État aux projets dédiés aux plus démunis − comme ceux de HelpAgeIndia pour citer les plus connus − il n’existe pas encore de plan national concernant la prise en charge de la vieillesse. L’État précise ce désengagement en affirmant par un texte de loi la responsabilité des enfants à prendre en charge leurs parents [12].

Lorsque la famille, élément central du care dans le système indien des solidarités à l’attention des personnes âgées est perturbée dans son organisation et dans sa structure, c’est l’ensemble du care qui est repensé. Les individus vieillissants en dehors de la cohabitation intergénérationnelle traditionnelle (joint family) voient les relations interpersonnelles de care diminué de fait. Une reconfiguration du care est donc inévitable afin d’assurer un maintien des prises en charges. La situation des parents vieillissants dans le cadre de familles transnationales illustre cette situation. L’émergence et l’augmentation de ces nouveaux besoins de care dédiés aux personnes âgées en Inde à notamment pour conséquence un transfert des relations de care intergénérationnelles vers des acteurs intermédiaires que peuvent être les institutions, les sociétés de services ou les ONG, selon la situation économique des individus et leur accès au marché.

En effet, l’absence de système de prise en charge des personnes âgées par l’État indien oriente la réorganisation et les solutions de maintien vers les sociétés de services, les insti-tutions et l’ensemble du secteur marchand privé, avec pour conséquence une monétarisation des relations – “traditionnelles” – de solidarités intergénérationnelles (figure 9).

Figure 9 : Réorganisation des réseaux de solidarités/care transnationalisé : dynamique vers le marché*

Seul l’espace des sociétés de services − marchand et monétarisé − semble réagir par un effet d’appel, aux besoins et aux attentes de care, des personnes vieillissantes mais également des familles et des enfants en particulier. Les situations de décohabitation inter¬générationnelle présentées dans cette étude permettent de comprendre comment les relations intergénérationnelles de care s’ajustent lorsque les unités familiales – et résidentielles, sont éloignées les unes des autres. La figure 10 ci-dessous illustre cette dynamique de translation.

Figure 10 : « Transfert de modalité de care » : réorganisation du care pour les personnes âgées*

Cette dernière figure montre que la famille − représentée par l’anneau bleu − laisse la place aux sociétés de services pour prendre en charge le care à l’attention des personnes âgées. Il ne s’agit pas d’un transfert de responsabilités puisque le fils en particulier (et la famille en général) semble toujours être responsable de ses parents. Même à distance le devoir est de prendre en charge ses parents comme ils l’ont fait pour lui jusqu’à l’âge adulte. On retrouve donc le contrat intergénérationnel implicite de don et contre-don par lequel la jeune génération est redevable et responsable de l’ancienne. La joint family traditionnelle joue toujours sont rôle de régulation et d’organisation du care en utilisant des moyens intermédiaires pour assumer cette fonction. L’intervention des sociétés de services, des maisons de retraite et de toutes les institutions disponibles localement permettent ce relai physique de care.

Conclusion

À travers les expériences des familles transnationales, les enjeux de la décohabitation intergénérationnelle sont interrogés dans cet article. Ils permettent de relever des pratiques spécifiques de care liées à une perturbation de l’espace familial. La modification de l’espace familial impact trois niveaux de la solidarité et du care à l’attention des parents vieillissants dans le contexte que nous avons présenté. Ces trois niveaux de solidarités correspondent à trois types de réseaux identifiés sur le terrain et synthétisent une situation complexe du care (figure 7).

À l’avenir, la dynamique de transfert et de monétarisation du care présentée (figure 10) pourrait-elle conduire à de nouvelles formes familiales en dehors des facteurs contrai¬gnants de décohabitation intergénérationnelle ? La joint family comme modèle de référence (aujourd’hui encore) sera-t-elle résister à cette forme d’individualisation et de mise à distance du care ? Toute chose étant égales par ailleurs, la décohabitation intergénérationnelle illustrée par la mise en migration internationale d’une génération dans notre étude conduit à une institutionnalisation des relations de care. Ce bouleversement de la notion de structure familiale traditionnelle est à l’origine des nouvelles modalités de prise en charge des aînés en Inde. Cette tendance s’inversera-t-elle avec le développement du secteur marchand ? Cette « offre de care institutionnalisé » deviendra-t-elle un motif de décohabitation et un modèle de care en soi ? Quelles conséquences cette refonte de la structure familiale aura-t-elle au niveau des individus (quotidien des personnes vieillissantes) et des relations intrafamiliales (place, rôle et représentation des personnes âgées dans la famille) ?

L’introduction de la monnaie dans l’espace familial privé conduira-t-elle à de nouvelles formes inégalités sociales et d’inégalités de care localement ? Pour l’instant, le secteur privé régule l’offre et fixe les prix du care (sans normes nationales particulières pour ces établissements de services), il maîtrise le marché des prises en charge à l’attention des personnes âgées. L’accès à ces sociétés est donc limité de fait par les ressources individuelles et familiales des personnes souhaitant bénéficier de tels services.

Pour comprendre les modalités et les recompositions de care liées aux nouvelles structures familiales le point de vue présenté dans cet article est centré sur celui de la personne âgée comme acteur principal. Cette situation centrale de l’acteur pourrait être enrichie par les expériences de vie des autres personnes participant au fonctionnement des réseaux de care présentés, la famille principalement (figure 8). En déplaçant ainsi l’objet d’étude, celui des personnes vieillissantes en dehors du cadre traditionnel de la cohabitation intergénérationnelle, vers le care comme objet principal, c’est l’ensemble du réseau qui est à appréhender. Dans cette perspective de compréhension systémique des dynamiques de care liées à la prise en charge des parents vieillissants au Sud dans des familles transnationales il est donc important de saisir les discours et le quotidien des générations ayant migrées. Les expériences des NRI’s dont les parents vieillissent en Inde et à Chennai en particulier permettront de prendre la mesure de ces enjeux. Cette posture permet de prendre en considération le phénomène et les différents niveaux de lecture dans la globalité de la famille comme espace de solidarité en soi.

Des interviews exploratoires ont pour l’instant été réalisées avec des NRI’s installés à Singapour dont les parents vieillissent à Chennai (rencontrés lors des terrains précédents). Il est d’ores et déjà possible de relever des différences dans les discours entre les deux générations interrogées à propos du care et de la mise à distance des unités familiales. La perception et les enjeux sont différents pour les parents et pour les enfants. Les indiens rencontrés à Singapour évoquent un stress à propos du quotidien vécu à distance de leurs parents âgés. Ils semblent faire face à un manque − voir une absence − de solutions locales pour s’occuper de leurs parents au quotidien. Quand des solutions sont trouvées c’est souvent dans un contexte de services marchands monopolisés par une ou deux sociétés. De manière générale, ces personnes ont une vision plus critique que leurs parents vis-à-vis de la situation familiale transnationale et des problématiques de care qu’elle soulève.

Au-delà de cet aperçu sur des situations familiales transnationales aisées, il est possible d’élargir ces nouveaux besoins de prise en charge des aînés aux personnes moins favorisées. Les plus pauvres sont en effet largement touchés par ces problématiques de care liées à leur avancée en âge. En cinq ans, les interventions de l’ONG HelpAge India ont plus que doublé pour la seule ville de Chennai (données recueillies par l’auteure en octobre 2010).

Au final, il sera intéressant de voir dans quelles mesures le care et l’ensemble des sociétés de services aux personnes âgées sont influencés par des attentes émanant de l’étranger à travers les pratiques des NRI. Précisons en effet que pour les responsables d’institutions rencontrés à Chennai, si la population cible de leur activité correspond effectivement aux personnes âgées, la clientèle visée est celle des enfants-adultes, payeurs à 90% de l’installation de leurs parents en institution [13]. Cette vision du marché du care conditionne l’offre proposée et les stratégies commerciales adoptées [14].

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[1] Notion expliquée dans la première partie.

[2] En 2001, l’Inde comptait 76 millions de personnes âgées de 60 ans et plus − soit 8% de la population ; en 2011, cette tranche d’âge représentera 137 millions de personnes, passant alors le seuil des 10% de la population − définition des Nations Unis concernant le vieillissement “collectif“ d’une population (Source : Banque mondiale, http://donnees.banquemondiale.org/i...)

[3] Utilisation de terme “espace familial” pour se référer à une famille comme espace en soi (lieu de socialisation premier).

[4] “Le droit hindou définit une Hindu joint family comme un groupe composé des agnats descendants d’un ancêtre commun, de leurs femmes et de leurs filles non mariées. L’ensemble des individus apparentés constitue une joint family parce qu’ils ont un ‘intérêt’, au sens juridique du terme, sur les biens ancestraux du groupe. Le noyau de cette joint family est le groupe de co-partenaires définis comme les descendants en ligne patrilinéaire … ”.

[5] “In the absence of well-developed system for providing social services to the elderly, they have to rely on persons living in their close proximity.” (Rajan, Kumar, 2003, p. 75).

[6] Utilisation du capital social au sens anglo-saxon du terme (Putnam, 2000) : la famille est la base fondamentale de ce capital, c’est à l’intérieur de cet espace privé que se développe notamment la réciprocité.

[7] La dimension structurelle est mesurée par la distance géographique, considérée comme un levier facilitant ou limitant les contacts physiques entre les membres d’une même famille ; la dimension associative se réfère à la fréquence des rencontres ; la dimension affective évalue le sentiment de proximité émotionnelle entre les membres de la famille ; la dimension fonctionnelle correspond à l’aide et au soutien au quotidien ; la dimension consensuelle se rapporte au degré de ressemblance des opinions et des valeurs. L’enquête est construite sur ce modèle, interrogeant chacune des solidarités à partir des indicateurs proposés par Bengtson et Silverstein.

[8] Le questionnaire porte les raisons de la mobilité des enfants, les types et la fréquence des contacts entre les membres de la famille, les types de solidarités, le sens de responsabilité envers les parents vieillissants (dette, don), les formes de l’échange, personnel, pratique, émotionnel, financier, moral…

[9] Pour compléter cette approche qualitative par questionnaires, des récits de vie ont été réalisés auprès de certaines personnes enquêtées. À la fin de chaque passation d’enquête et en fonction du souhait des répondants, un nouveau rendez-vous était fixé pour retracer l’histoire familiale et migratoire.

[10] Chennai, quatrième ville de l’Inde se situe dans l’état du Tamil Nadu. À l’heure actuelle, le temps cumulés de terrain à Chennai est de 8 mois (dont 5 depuis le début de la thèse en particulier).

[11] Les rencontres (enquêtes et récits de vie) ont été menées en anglais, à l’exception de deux situations où un tiers (personnel d’institution et voisin) a traduit les échanges du tamil vers l’anglais. Toutes les entrevues ont été réalisées dans le lieu de vie principal des personnes interrogées (maison de retraite, appartement ou maison individuelle) et duraient entre 1h30 et 2h. Les personnes rencontrées se trouvaient toutes dans une situation de décohabitation intergénérationnelle en raison de la migration internationale d’au moins un de leurs enfants.

[12] The Hindu Adoptions and Maintenance Act, 1956, too secures right to parents : BBC NEWS, Law to protect elderly in India, parliament in India has passed a law stipulating three months in jail for children who neglect their parents, http://news.bbc.co.uk/go/pr/fr/-/2/..., Published : 2007/12/07 12 :27 :26 GMT.

[13] Données recueillies dans de la maison de retraite Classik Kudumbam à Chennai, septembre 2010.

[14] Exemple : utilisation préférentielle de l’Internet en plus des supports traditionnels de presse pour diffuser les solutions de care proposées.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011