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Vieillesse, famille, solidarités : tendances et devenir

La France, un cas d’école pour l’Afrique ?

Khalid ELJIM, Institut de démographie, Université Montesquieu-Bordeaux IV Institut national d’études démographiques
Alain PARANT, Institut national d’études démographiques, France

La mortalité, la fécondité, la mise en couple et la rupture d’union sont autant de phénomènes démographiques dont les évolutions influent sur la taille et la composition de la parentèle des individus aux différents stades de leur cycle de vie. Lorsque la fécondité est élevée et la mortalité précoce, les lignées tendent à être relativement minoritaires dans la parentèle pendant la plus grande partie de la vie des individus, tandis que les divers degrés de parenté tendent à s’échelonner et à se recouvrir tout au long de l’échelle des âges, la lente constitution des descendances conduisant certains oncles et tantes à être plus jeunes que certains frères ou sœurs. Avec le déclin de la fécondité et l’allongement du calendrier de la mortalité, les lignées revêtent une importance accrue au sein des parentèles et, en l’absence de variation du régime des mises en couples et des ruptures d’unions, l’inscription des différentes composantes des parentèles le long de la pyramide des âges apparaît nettement moins continue, chaque étage générationnel marquant une excroissance entre deux creux.

C’est en France, où la fécondité a décliné dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, bien avant les autres pays les plus développés, que cette métamorphose des parentèles s’est en premier lieu amorcée ; et c’est, peut-être, sur le continent africain, où la baisse de la fécondité et l’élévation des durées de vie ont été − globalement − observées avec le plus de retard, qu’elle se concrétisera en dernier.

Tant que se confondent les lieux de reproduction démographique et les lieux de production économique, les solidarités − qui pour l’essentiel, sont alors de type familial et privé − ne sont guère affectées par les transitions de la fécondité et de la mortalité. Tel n’est plus le cas lorsque les lieux de production économique sont très largement dissociés des lieux de reproduction démographique, comme en atteste l’exemple des pays les plus développés. Dans ces pays, en effet, l’édification de la société industrielle en certains lieux privilégiés des territoires a induit une mobilité accrue des personnes, à l’origine d’un éloignement résidentiel parfois très important des différents membres des parentèles : pour trouver du travail et améliorer leurs niveaux de vie, bien des enfants ont ainsi perdu de vue (au sens littéral du terme) leurs parents mais également les autres membres de leur famille élargie. L’émergence de gigantesques conglomérats humains, dans lesquels il est vite devenu de plus en plus difficile et coûteux de se loger, a eu pour pendant la forte déprise humaine de vastes espaces dans lesquels les populations résidentes − à très forte majorité de personnes âgées − éprouvent de plus en plus de difficultés à accéder aux biens et services les plus élémentaires. Par ailleurs, l’explosion du salariat féminin consécutive à la forte demande de main-d’œuvre de l’industrie et du secteur des services, si elle a favorisé une autonomie financière − souvent très relative − des femmes, a diminué en contrepartie le temps qu’elle pouvait consacrer, en sus du temps passé au travail et dans les transports, à l’éducation des enfants et à la prise en charge de parents âgés, cette dernière étant déjà fortement contrainte par l’exiguïté des logements urbains.

En France, comme dans les autres pays les plus développés, la tendance au resserrement du réseau d’expression directe et immédiate des solidarités familiales a été peu ou prou contrebalancée par l’instauration de systèmes de solidarités publiques. Mis en œuvre à une époque de forte croissance économique et de plein-emploi et alors que la famille n’avait pas encore vécu ses soubresauts, ces systèmes sont aujourd’hui en butte à de très sérieuses difficultés et la question de la pérennité des solidarités publiques se pose avec une extrême acuité.

Dans les pays en développement, les systèmes de protection sociale ne sont encore que très embryonnaires, quand ils existent, et les solidarités organiques (articulées sur quelques principes communs et garanties par la puissance publique ou le marché) ne peuvent encore pleinement se substituer aux solidarités familiales (fondées sur des communautés d’affections, d’expériences, de buts, d’obligations, de valeurs morales, sur des réseaux denses et des rapports interpersonnels réguliers). Ces pays en développement n’en connaissent pas moins de profondes mutations, démographiques autant qu’économiques. La question se pose de savoir si celles-ci peuvent exercer sur les solidarités naturelles des effets analogues à ceux qu’elles ont produits dans les pays les plus développés.

Apprécier le degré de résistance − ou d’altération − des solidarités familiales largo sensu n’est pas chose aisée. On peut en tenter une mesure approchée en s’appuyant sur des données de recensements et en comparant l’évolution dans le temps et au cours du cycle de vie de l’entourage familial immédiat (vivant sous le même toit) des individus ; la focale étant mise plus particulièrement, ici, sur les individus âgés.

Les données utilisées pour les besoins de cette communication proviennent des fichiers de la base Integrated Public Use Microdata Series International (IPUMS international). Cette base collecte, harmonise et diffuse les fichiers de micro-données des recensements de quelque 55 pays, dont la France − pays référence en raison de son évolution démographique pionnière − l’Égypte, le Kenya, le Mali et le Sénégal − quatre pays en développement choisis parmi les dix pays africains figurant à ce jour dans la base IPUMS [1].

I- Parentèle et solidarités familiales résidentielles en France : tendances lourdes

Ce n’est pas parce que le calendrier de la mortalité était autrefois bien plus précoce en France que, pour autant, le cadre familial se réduisait avec l’avance en âge des individus et que les plus endurants d’entre eux étaient irrémédiablement condamnés à une vieillesse solitaire. De même, ce n’est pas parce que la fécondité française a considérablement régressé depuis les années 1750 que la probabilité de n’avoir aucune descendance est aujourd’hui proche de l’unité pour les personnes les plus âgées. La fécondité plus forte naguère, la mortalité plus tardive aujourd’hui ont joué un rôle compensateur.

Si la parenté contemporaine (non compris les conjoints et les collatéraux) apparaît beaucoup plus monolithique que la parenté ancienne, sans le recouvrement des générations correspondant aux divers liens familiaux, elle n’en conserve pas moins une taille encore relativement élevée : à peine 10 à 20 % plus faible selon l’âge d’ego (tableau 1). Alors que la génération des parallèles (frères, sœurs, cousins, cousines) était surreprésentée dans la France ancienne jusqu’à la cinquantaine d’ego, puis très largement dominée au-delà de cette tranche d’âges par la génération des descendants, les différences apparaissent moins marquées pour la France contemporaine. Bien que revêtant désormais, en règle générale, une plus grande importance, la ligne directe est également moins présente que par le passé lorsque ego atteint un âge très élevé.

Tableau 1 : France. Nombre moyen de parents et structure selon le lien de parenté, l’âge des individus et le régime démographique

En dépit des évolutions de longue période de la fécondité et de la mortalité, la vieillesse actuelle est théoriquement peu exposée, en France, au risque de solitude familiale. Dans les faits, force est de constater que la relative richesse (en termes de nombre et composition) de la parenté vivante des personnes âgées (y compris les conjoints et les collatéraux) ne leur garantit pas un cercle présentiel quotidien très large. Pour les plus âgés, coexister avec des apparentés ne signifie pas cohabiter avec eux et il semble même que ce soit de moins en moins le cas en France.

Le suivi de 1962 à 1999 [2] − sur fond de décohabitation générale des individus [3] − de la répartition des personnes âgées de 60 ans ou plus selon la taille de leur ménage révèle une tendance très forte au resserrement de celui-ci, avec une très nette montée de la solitude résidentielle.

  • Alors qu’en 1962, quelque 39 % des 60 ans ou plus vivaient dans un ménage comptant au moins trois personnes, on n’en comptait plus que 15 % en 1999. En contrepartie, la proportion des 60 ans ou plus vivant avec une seule autre personne avait progressé d’un tiers (de 42 % à 56 %), celle des personnes vivant seules augmentant de plus de moitié (de 19,1 % à 28 ,9 %).
  • C’est pour les femmes qu’indépendamment de l’âge, mais plus encore dans les âges élevés (en raison de leur survie plus longue), le cercle présentiel apparaît le plus étroit (figure 1). Ce constat ne doit pas cependant occulter un phénomène de rattrapage masculin : de 1962 à 1999, la proportion des hommes de 60 ans ou plus vivant seuls s’est accrue de 45 % (+30 % pour les femmes), celle des hommes ne vivant qu’avec une seule autre personne augmentant de 32 % (+29 % pour les femmes).
  • Lorsqu’ils ne vivent pas seuls, les hommes résident avec leur conjointe ou compagne dans la très grande majorité des cas et ce jusque dans les âges les plus élevés, comme l’illustre l’exemple des ménages constitués de deux personnes exclusivement (tableau 2). Si elles tendent à être plus nombreuses que par le passé à partager leur vieux jours avec un conjoint (en raison, principalement, de l’allongement de la vie des hommes), les femmes les plus âgées (85 ans ou plus) étaient encore minoritairement dans cette situation dans la France de 1999, leurs descendants et, plus secondairement, les autres apparentés constituant encore pour elles la principale présence au quotidien, sinon un précieux « bâton de vieillesse ».

Tableau 2 : France. Structure (en %) des populations masculine et féminine âgées de 60 ans ou plus vivant dans un ménage de deux personnes selon la nature du lien entre les cohabitants

Figure 1 : France, 1962-1968-1975-1982-1990-1999. Répartition (en %) des personnes âgées de 60 ans ou plus selon le sexe et la taille des ménages

II- L’Afrique au diapason de la France ?

Pour s’être engagés beaucoup plus tardivement que la France sur la voie de la transition démographique, le Kenya, le Mali, le Sénégal et, à un degré moindre, l’Égypte − les quatre pays arbitrairement retenus dans cette communication pour figurer le continent africain − présentent logiquement (et malgré une évolution plus rapide) des niveaux de fécondité encore substantiellement plus élevés et des calendriers de mortalité nettement plus précoces (figure 2 et figure 3a et 3b).

Si ces pays sont encore démographiquement très jeunes (la part des moins de 20 ans s’élevait en 2005 à quelque 45 % en Égypte, 54 % au Kenya, 56 % au Mali et au Sénégal, contre 25 % en France ; la proportion de 60 ans ou plus avoisinant quant à elle 7 %, en Égypte et 4 % dans les trois autres pays, contre 21 % en France), leur population âgée s’accroît cependant très rapidement : depuis 1950, le nombre de 60 ans ou plus a ainsi été multiplié par un facteur 4,6 en Égypte, 3,7 au Kenya, 2,3 au Mali et 3,5 au Sénégal, quand il l’a été par un facteur 1,9 en France (Nations unies, 2009).

En toute logique plus dense qu’en France, la parentèle des personnes âgées les entoure également davantage au quotidien. C’est ce qui ressort de l’analyse des résultats des recense-ments disponibles à ce jour dans la base IPUMS : recensement de 1996 pour l’Égypte, de 1989 et 1999 pour le Kenya, de 1987 et 1998 pour le Mali, de 1988 et 2002 pour le Sénégal.

Par rapport au Sénégal et, à un degré à peine moindre, au Mali, le Kenya et, plus encore, l’Égypte se distinguent par des distributions de leur population totale des ménages ordinaires nettement moins concentrées dans les tailles les plus élevées (tableau 3). Le caractère est davantage accusé s’agissant des distributions relatives aux personnes âgées et d’autant plus marqué que ces personnes sont des femmes très âgées. En Égypte, en 1996, les femmes de 80 ans ou plus étaient majoritaires (50,5 %) à vivre dans des ménages comptant au plus trois personnes et 28,9 % vivaient seules. Leurs homologues masculins vivant dans des ménages de moins de quatre personnes étaient près de 60 % (59,8 %), mais les solitaires résidentiels n’étaient que 11,9 %. Pour le Kenya, la comparaison des données des deux derniers recensements disponibles met en évidence un renforcement de la tendance des plus âgés, notamment les femmes, à vivre au sein de ménages de taille réduite, sinon très réduite.

Le tableau 4 donne, pour les seuls ménages constitués de deux personnes, la structure des populations masculine et féminine âgées de 60 ans ou plus vivant dans ces ménages aux recensements les plus récents selon la nature du lien entre les deux personnes cohabitantes. Si les résultats ne revêtent qu’une signification limitée pour le Mali et le Sénégal, compte tenu de la faible représentativité de ce type de ménages dans ces deux pays, ils tendent à confirmer pour l’Égypte et le Kenya une certaine proximité de situation avec la France. Du moins pour les distributions masculines, la cohabitation avec le conjoint caractérisant une très large majorité des hommes indépendamment de leur âge. Pour les femmes, il en va différemment et, dans ces deux pays comme dans les deux autres États africains considérés, les femmes les plus âgées cohabitent beaucoup plus fréquemment avec des apparentés autres que des descendants (les ascendants sont décédés) ou des enfants qu’avec des conjoints (disparus pour cause de calendrier de la mortalité masculine plus précoce).

Si la France peut, à certains égards, constituer pour l’Égypte, le Kenya, le Mali et le Sénégal une référence au plan démographique, elle n’est encore qu’une référence relativement lointaine. Il suffit pour s’en convaincre de comparer les pyramides des âges des populations des ménages dans lesquels vivent des hommes, d’une part, et des femmes, d’autre part, âgés de 60 ans ou plus (figure 4).

Figure 2 : France, Égypte, Kenya, Mali, Sénégal. Évolution de 1950-1955 à 2005-2010 de l’indicateur conjoncturel de fécondité

Figure 3a : France, Égypte, Kenya, Mali, Sénégal. Évolution de 1950-1955 à 2005-2010 de l’espérance de vie à la naissance des hommes

Figure 3b : France, Égypte, Kenya, Mali, Sénégal. Évolution de 1950-1955 à 2005-2010 de l’espérance de vie à la naissance des femmes

Tableau 3 : Égypte, Kenya, Mali, Sénégal. Structure (en%) des populations masculines et féminines âgées de 60 ans ou plus selon la taille des ménages

Tableau 4 : Égypte, Kenya, Mali, Sénégal. Structure (en %) des populations masculine et féminine âgées de 60 ans ou plus vivant dans un ménage de deux personnes selon la nature du lien entre les cohabitants

En France, la dernière partie de la vie se vit entre soi, « les vieux hommes avec les vieilles femmes et réciproquement ». En Afrique, les vieux d’un sexe donné vivent encore assez peu avec les vieux du sexe opposé et davantage avec les représentants des autres groupes d’âges, la présence des plus jeunes étant inversement proportionnelle au degré de vieillissement général de la population.

La situation est appelée à évoluer dans les prochaines décennies.

La France, l’Égypte, le Kenya, le Mali et le Sénégal (l’Humanité dans son ensemble) sont appelés à vieillir, la première, vraisemblablement, un peu moins rapidement que les autres.

Figure 4 : Pyramides des âges comparées des populations des ménages comptant des hommes (pyramides de gauche) et des femmes (pyramides de droite) âgés de 60 ans ou plus (pour 10 000 personnes au total dans chaque population)

S’il faut également espérer un décollage économique de l’Afrique (des pays du Sud, plus largement), celui-ci a toutes chances d’induire des effets identiques à ceux produits en France et dans les autres pays les plus développés : développement inégal des territoires, dispersion géographique des parentèles, exacerbation de la concurrence, affermissement de l’individualisme, …

Quelques effets à l’origine de la décohabitation et de la montée de la solitude dans les pays « riches ».

Bibliographie

Le Bras H., 1982, « Évolution des liens de la famille au cours de l’existence. Une comparaison entre la France actuelle et la France du XVIIIème », in Les âges de la vie, Actes du VIIème Colloque national de démographie (Strasbourg, 5-7 mai), Paris, INED/PUF, Travaux et Documents, Cahier n° 96.

Nations unies, 2009, Perspectives de population mondiale. Révision 2008.

Base Integrated Public Use Microdata Series International (IPUMS international).

[1] Le Maroc n’a pas encore intégré la base IPUMS, mais ce devrait être prochainement le cas. Une demande d’exploitation particulière des fichiers des derniers recensements a été formulée auprès du Haut Commissariat au Plan, organe chargé au Maroc de la production, de l’analyse et de la diffusion des statistiques, mais elle n’a pas abouti.

[2] Les données de la première vague d’enquêtes annuelles du recensement rénové n’ont pas encore été intégrées à la base IPUMS. L’analyse porte en conséquence, pour l’heure, uniquement sur la période 1962-1999.

[3] En France métropolitaine, le nombre moyen de personnes par ménage ordinaire a décliné au cours de cette période de plus de 22 %, passant de 3,1 à 2,4.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011