Accueil » Programme » Atelier 1 » Reconfigurations des rapports familiaux transnationaux au moment de la retraite des ouvriers « sénégalais » de Bordeaux

Reconfigurations des rapports familiaux transnationaux au moment de la retraite des ouvriers « sénégalais » de Bordeaux

Chantal CRENN, Université de Bordeaux III, en délégation au CNRS UMI 3189 Dakar (Sénégal), France

Au fil de notre enquête concernant des hommes et des femmes « Sénégalais(e) [1] », retraité(e)s installé(e)s en France, à Bordeaux, je me suis aperçue que les formes migratoires contemporaines des migrants subsahariens restent finalement assez mal comprises par le sens commun, réduites le plus souvent à une querelle de chiffres et à la mise en forme de stéréotypes ethno-culturels insistant sur « l’immigré » (Gallissot,1993) « musulman », « africain » exploité vivant en foyer ou sur les « jeunes » « africain » désespérés prêts à risquer la mort… Ces représentations, si elles ne sont pas totalement vraies ne sont pas totalement fausses non plus. Mais finalement, dans cet embrouillamini la réalité sociale s’en trouvent plus encombrée qu’éclairée. Afin d’interroger ces catégories nous mettrons l’accent dans cet article sur des migrants retraités pour qui la migration en France fut volontaire et stratégique et pour qui la retraite permet également de tirer partie des deux scènes familiales dans lesquelles ils se trouvent. De la même manière, nous souhaitons interroger le prêt à penser qui fait des femmes les seules « faiseuses de liens familiaux » en insistant, ici, sur les pratiques masculines.

Les protagonistes de notre recherche ont séjourné près de 35 ans à Bordeaux (et sont retournés régulièrement au Sénégal) comme ouvriers spécialisés, « père » ou/et « grands-pères » et membres d’associations. Désormais à la retraite, ils effectuent des va-et-vient entre le Sénégal et la France. En ce sens, ils constituent une nouvelle forme de migration de part les allées et venues qu’ils opèrent entre deux territoires. La particularité de la situation de ces retraités tient également au fait que les femmes (venues les rejoindre à Bordeaux dans les années 1980/1990), moins âgées que leurs maris, sont aujourd’hui, pour beaucoup d’entre elles, toujours en activité professionnelle tandis qu’eux ne se sont pas vus vieillir sur ce territoire européen sur lequel ils n’avaient pas pensé rester. Ils évoquent dans leur récit de vie leur séjour en France comme temporaire pour y « passer des vacances » ou y « vivre l’aventure »…tout en ayant faire venir femme et enfants dans les années 1970-1980. Après avoir fait un point rapide sur la manière dont la question du vieillissement des migrants est abordé en France, nous interrogerons la notion de famille transnationale ensuite nous montrerons comment ces migrants sénégalais retraités ont mis en place des stratégies de rapprochement des familles « à distance » avant même leur retraite. Enfin, nous mettrons en évidence comment au moment de la retraite ils « combinent » leur place de « migrants » « âgés » au sein de leur famille transnationale.

1. Vieillissement et migration : une question complexe

En France, la question du vieillissement des « migrants » et de leur retraite a été posée récemment dans des termes différents de ceux de « l’illégitimité » propre à Sayad. Claudine Attias Donfus, parlant même de vieillesse « enracinée », montre dans son dernier ouvrage combien « vieux » « migrants » « européens » et « maghrébins » s’étaient installés définitivement près de leurs petits enfants. Cette thématique abordée en des termes « positifs » (selon l’idéologie assimilationniste française) par Claudine Attias Donfut a donné lieu ces dernières années à des recherches sur le thème du vieillissement et de la migration (PRI CNRS INPES, ACI…colloques), à des documentaires ou à des reportages…propulsant sur le devant la scène des individus oubliés. On peut se référer par exemple au reportage de France 5 dans le cadre de l’émission Teum Teum : Vieillir en Banlieue : l’autre réalité. Diffusé le 9 janvier 2011. Ce reportage montre combien la reconnaissance des migrants retraités par les membres de la société majoritaire n’est pas acquise tout en soulignant leur attachement au lieu qu’ils habitent. Dans le cas des « Sénégalais » rencontrés, il apparaît clairement qu’ils oscillent entre constat d’un certain enracinement à Bordeaux du fait du réseau familial et amical établi et constat d’un sentiment d’inutilité dû à la fin de leur activité professionnelle même si la pension de retraite ainsi que l’accès à la sécurité sociale constituent une forme de reconnaissance du travail accompli.

En effet, au moment de la retraite de ces hommes, la modification au quotidien liée à l’absence d’activités professionnelles rend « illégitime » (Sayad, 1999) selon eux, leur présence en France (tant pour eux-mêmes que pour les membres de la famille au Sénégal que pour les majoritaires de la société française) mais les libère également de la sédentarité. De plus, pour ces hommes, leur prise de retraite [2] n’a pas la même signification en fonction des parcours subjectifs. Pour certains, elle signe leur entrée dans le vieillissement, surtout si elle est associée à la maladie. Elle devrait alors s’accompagner, selon eux, d’une sorte de « déprise » (Caradec, 2001), assimilée, dans leurs discours, à une représentation idéalisée du vieillissement au Sénégal où les personnes âgées seraient entourées, choyées par les membres de leur famille (Crenn, 2010). Certains se sentent donc inutiles, dévalorisés, « fatigués » (devant accomplir des tâches domestiques à la place de leur femme active et plus jeune) ; ils ressentent le besoin de rentrer du fait de la promesse effectuée quelques 30 ans plutôt. Pour d’autres, ne se sentant pas atteints physiquement, la retraite est associée à une période de « réalisation de soi » où ils se sentent des « jeunes-vieux » prêts à vivre « une nouvelle vie ».

Comme les précédents, ils « n’hésitent » pas à « retourner » au pays, laissant parfois, de longs mois derrière eux, leurs propres enfants en espérant occuper le statut reconnu d’« aînés » (Attias Donfus, Thomas, Sayad) dans leur famille du Sénégal tout en accomplissant des projets personnels et familiaux mis en sourdine jusque-là. Ainsi ces deux types de migrants (qui peuvent se croiser chez un même individu) circulent-ils entre les différents pôles familiaux [3] et nationaux auxquels ils appartiennent tout en espérant tirer partie des deux « scènes » pour être d’une part, des « vieux respectés » au Sénégal réintégrant ainsi la société Sénégalaise de manière distinctive et d’autre part, des « jeunes-vieux » (Caradec, 2001) correspondant également à ce que valorisent les retraités français (en bénéficiant du système soin [4] français). Nous verrons que ce scénario établi avant de partir par nos interlocuteurs nécessite une méthodologie de terrain adaptée aux mouvements, aux changements, à la circulation vécus par mes interlocuteurs.

Au moment de l’intensification des migrations internationales et du fait de leur écho social et politique, mais aussi à cause de l’augmentation de la part des « migrants » « âgés » (même si c’est une augmentation moindre que celle de la population autochtone [5]) en Occident et des « vieux » en Afrique, cet article se propose -à partir de terrains réalisés tant en France qu’au Sénégal mais aussi dans les aéroports, les taxi-brousse, depuis 2009, selon les méthodes de l’anthropologie sociale que j’appellerai « sédentaire » et « mobile » en suivant les migrants retraités dans leurs allées et venues- de réfléchir sur la construction de leur « famille transnationale ».

2. Les familles « immigrées » sénégalaises devenues transnationales dans le cadre de la globalisation

Longtemps, le phénomène migratoire des africains subsahariens a été perçu comme étant extrêmement lié à l’entretien économique des membres de la famille restés au pays grâce à l’instauration d’un « système noria » mis en évidence par Abdel Malek Sayad : il s’agissait d’une migration temporaire de travailleurs. Avec la fermeture des frontières en France en 1974 et la loi autorisant le regroupement familial, les migrants font venir leur femme et leurs enfants. La migration est alors perçue comme une sorte de trajectoire linéaire allant d’un point A à un point B impliquant la rupture des liens avec la famille élargie restée au pays. Certes, la migration qui concerne les migrants retraités a mis en exergue (en arrêtant le système de noria et en faisant venir les épouses) le processus d’individuation en cours au sein de la société sénégalaise, permettant aux candidats « à l’aventure » de s’affranchir, en partie, de la domination des aînés, il n’en reste pas moins que des liens familiaux persistent. Entre ces deux alternatives, les chercheurs ont montré en étudiant les réseaux familiaux depuis les années 1990, tels Christian Poiret (1996), Jacques Barou (1997), Catherine Quiminal (1991) le rôle qu’ils ont joué dans l’entretien des liens, tant à l’intérieur du pays d’origine qu’à l’extérieur, tout au long des processus migratoires en Afrique Subsaharienne mais aussi vers l’Occident. En effet, des études, réalisées au moment de prendre la décision de quitter le pays de départ ou lors de l’installation des familles dans le pays d’arrivée, montrent lors du départ du mari, dans un premier temps, soit le soutien financier de la famille soit le recueil d’informations pour faciliter la recherche de logement. Bref, ces recherches montrent que depuis longtemps la circulation des informations, de l’argent, de certains aliments, caractérisent ces familles. Encore aujourd’hui, mes propres recherches sur les Malgaches ou les Marocains, constatent de plus en plus la mobilité et le va-et-vient chez les immigrants (particulièrement les plus âgés), ce qui rend caduque une perception du phénomène familial s’achevant au pays d’installation. Nous avons donc opté pour la terminologie go-between et pas in-between pour insister sur la présence dans deux familles et pas entre deux familles.

Toutefois, aujourd’hui, on peut avancer que la particularité de ces migrants tient peut-être au fait qu’ils sont désormais libérés de leurs attaches professionnelles tout en ayant relativement les moyens de circuler (cela engendre tout de même certains calculs). De plus, ces « migrants retraités » sont pris dans le cadre de la globalisation (cadre de tout terrain anthropologique). Comme l’ont dit ailleurs des anthropologues comme Marc Abélès (2008), la globalisation « ne peut être considérée comme totalement nouvelle même si ses expressions et supports technologiques les plus actuels semblent la constituer comme un paradigme mondial inédit ». Mais ce qui nous semble la caractériser particulièrement c’est que, certes, elle est économique et financière mais qu’elle est aussi individuelle. « Chacun pouvant, finalement, vivre ses attaches locales tout en ayant le sentiment d’appartenir à la globalité monde [6] » pour reprendre une expression de Marc Abélès (2008). Ainsi posons-nous l’hypothèse que ce cadre permet aux migrants sénégalais retraités, du fait du rétrécissement des distances, de la circulation accélérée des flux (flows) d’idées, d’information, de se sentir appartenir à une seule famille même si ses membres sont éloignés géographiquement. Le cadre actuel de la globalisation et auquel ils participent leur donne donc la possibilité de raffermir les liens entre « gens d’ici et gens d’ailleurs » (Quiminal) tout en pouvant se libérer [7] (grâce à lui par la facilité des déplacements mais aussi la présence d’ONG au Sénégal dans lequel ils peuvent s’investir et investir un « temps occidental ») des contraintes auxquelles les règles de « la famille sénégalaise » les soumet estime-t-il. Toutefois, pour le sens commun, ce constat n’est pas une évidence.

Lors des débats sur la famille contemporaine, on évoque très peu les familles transnationales [8] et la place qu’occupent les plus âgés de ces membres dans son maintien. Pourtant, tout en étant elles-mêmes fortement influencées par les mutations familiales contemporaines (divorces dus le plus souvent au rejet de la polygamie ou justement au sentiment que l’un ou l’autre des conjoints accorde trop de son budget à « sa » famille au pays) dans les diverses formes qu’elles revêtent dans leur pays d’installation, les familles immigrantes participent, à leur manière, à la transformation des modèles familiaux, entre autres par la manière dont « elles font avec » les contraintes et les avantages qui sont liés à la dispersion géographique. Il est utile de noter qu’à propos des familles dites « immigrées », on ne parle pas de recomposition comme on le fait à propos des dites « françaises » : on évoque plutôt la désintégration, le conflit intergénérationnel, l’absence du père ou l’image dévalorisée du père ou encore le fait qu’ils soient « arriérés » à cause de leur pratique de la polygamie, ou encore de leur homophobie supposée ce qui en dit long sur le processus de stigmatisation dont ils font l’objet.

D’un point de vue anthropologique, on ne peut que constater, qu’en France les liens familiaux dans les familles sénégalaises sont très entretenus tout en étant recomposés aux normes de la société française. Malgré l’adoption du modèle de la famille nucléaire (du fait entre autres de l’adaptation à l’habitat et de l’adoption du couple comme pilier dans le fonctionnement familial), les baptêmes et mariages sont fréquents et l’occasion de rassemblements (dans les centres sociaux, par exemple). La garde d’enfants est effectuée par les femmes les plus âgées donc les plus disponibles considérées comme des « grands-mères » de substitution ou du moins appelées comme telle. Les divorces des retraités sont également l’occasion de préparation de plats cuisinés par les femmes de ces derniers pour celui qui se retrouve désormais seul. On peut dire que la donnée qui modifie l’entrée dans la retraite est le temps. Temps désormais disponible pour renforcer des pratiques certes déjà existantes mais qui vont être structurantes dans l’organisation de la journée. L’entraide générationnelle est également de mise lorsqu’un ami retraité (il peut s’agir d’un collègue de travail ou d’un compatriote arrivé en même temps) est souffrant ou hospitalisé. Grâce à ce nouveau temps libre, il est à noter qu’avec les membres de la famille élargie au Sénégal les liens sont également renforcés et font l’objet de toutes les attentions (invitations des plus âgés du Sénégal à bénéficier du système de soins tant que la loi le permettait, aide à l’inscription à l’université d’une nièce, facilitation du mariage entre cousins d’ici et de là-bas, envoi de médicaments au Sénégal, conseil d’un ami médecin au Sénégal) grâce aux moyens de communication actuels. (des portables circulent entre Bordeaux et Dakar pour permettre aux migrants retraités d’être en contact quasi permanent avec certains membres de la famille). Le téléphone portable est présent à tous les instants de la vie quotidienne. Que ce soit à Bordeaux ou à Dakar, les migrants retraités que j’ai rencontrés sont « accrochés » à leurs téléphones [9], en conversation avec une sœur à qui on doit envoyer de l’argent pour acheter le boubou du Gamou (fête de la naissance du prophète) ou encore avec un de leurs enfants au Sénégal qui prend des nouvelles. De la même manière l’internet est largement plus utilisé qu’auparavant surtout pour cette génération de migrants peu habituée à user de l’informatique. Avec le temps libéré cela entraine des formations avec des amis « français » ou des membres de la famille plus jeune.

Ils se servent d’Internet [10] pour faire parvenir à leur famille, des photographies de naissances, de mariages, des dessins de leurs enfants (ils passent par leur neveu ou nièce adeptes des cyber café). Certaines familles (plus rares cependant) que j’ai observées également se donnent rendez-vous devant une webcam pour discuter avec leur parenté au Sénégal et vice et versa : quand les migrants retraités sont au Sénégal, ils prennent rendez-vous dans un cyber café avec leurs enfants (encore scolarisés) et petits enfants. En dépit du fait que ces familles ouvrières « comptent leurs sous », elles attribuent aux dépenses en communication une part importante de leur budget. Les transports aériens également constituent une nouvelle part importante des dépenses annuelles (les voyages qui avaient lieu habituellement tous les deux ans sont devenus bi-annuels). Les nombreux déplacements effectués par les uns et les autres entre la France et le Sénégal sont encore plus « surveillés » que du temps de leur activité professionnelle et sont l’occasion de renforcer les échanges avec les frères et sœurs restés au pays (surtout s’ils sont malades et qu’on craint leur décès). Sont transportés pour le Sénégal des vêtements chauds, des couettes, des médicaments pour une sœur malade ou des filtres à eau, des écrans de télévisions, des ordinateurs, etc., les compagnies aériennes sont évaluées et choisies en fonction du poids en bagages accordé. Passer par Casablanca et y attendre 7 heures pour 46 kilogrammes de valises pose moins de problèmes que de voyager par une compagnie qui propose un vol en direct mais avec seulement 20 kilogrammes autorisés !

3. Vieillir au sein d’une famille transnationale

Au moment des récits de vie recueillis à Bordeaux, beaucoup m’expliquent comme Baldé (65 ans), récemment retraité de chez Ford : « moi, la retraite je ne sais pas encore très bien comment elle va se passer mais j’ai fait en sorte qu’elle soit bonne... la retraite nous on y arrive juste, on ne veut pas la passer seul. Elle se passera donc au Sénégal » (Baldé, Pessac, avril 2009) Ou Ibrahima (63 ans) ouvrier chez Lu pendant 35 ans « je commence à être vieux … ça se voit. C’est comme une machine qui commence à être rouillée. Il y a des pièces qui sont usées, faut les changer d’ailleurs Ford m’a mis en pré-retraite … bref, je voudrais bien qu’on prenne bien soin de moi mais aussi avoir des bonnes relations avec tous les membres de ma famille : je vais rentrer au Sénégal ». (Ibrahima, Lormont, en juin 2009)… Outre la santé qui constitue pour nos interlocuteurs un bien précieux, le « relationnel » est considéré comme fondamental pour assurer un « bon » vieillissement. Omar (65 ans) : « Nos enfants, ici sont pris dans la folie de la vie occidentale. Ils n’ont pas le temps de s’occuper de nous, comme s’ils étaient au Sénégal aussi il vaut mieux rentrer au pays. C’est eux qui viendront nous rendre visite là-bas ». Ils se différencient d’emblée des « Français » pour qui réussir leur vieillissement n’est pas synonyme de vivre « le plus longtemps possible entouré par sa famille, respecté et écouté » mais de rester « jeune » et performant physiquement tout en étant isolé. Selon eux, au Sénégal, « respect des « aînés » « et « solidarité » familiale priment sur le bien -être matériel et individuel.

Pourtant, comme le montre mes propres recherches (Crenn, 2010) ou celles d’Anne Attané (2010) au Burkina Faso, nous constatons qu’inéluctablement, la monétarisation, la scolarisation, l’arrivée des religions du livre ont amené à modifier de fond en comble les rapports entre aîné(e)s et cadet(te)s. Si la société sénégalaise accorde certes toujours une place privilégiée à ceux ayant « un certain âge », c’est-à-dire aux environs de 50 ans, l’antériorité (le fait d’être né avant) ne donne de l’autorité sur « ceux qui sont nés après » que si elle est complétée par divers éléments comme la réussite économique, une position religieuse [11] respectable, le fait d’avoir une descendance nombreuse, ou encore un niveau d’étude ou de réflexion intellectuelle suffisant…or depuis les années 1990 et particulièrement depuis la fin des années 2000, la hausse du coût de la vie rend extrêmement difficile la place des « vieux » qui peinent à devenir des « aînés »…renforçant la place des « Sénégalais de l’extérieur » (selon le nom d’un ministère de l’État sénégalais) ce qui aura toute son importance pour le déroulement de ma démonstration.

De la même manière en France, la perception qu’ont mes interlocuteurs sénégalais de la famille « à la française » paraît partielle. Comme le montrent les études sociologiques concernant la famille (Deschaux, Muxel, Ségalen), il y a un maintien des liens familiaux tant dans les familles dites de « Français » que dans les familles dites « immigrées ». Dans les deux cas, les plus âgés y ont une place même s’il s’agit plus d’être « l’aidant » que « l’aidé » dans un premier temps. Particulièrement, ces études montrent que, dans les deux cas, la proximité géographique influe certes sur les relations entre les membres d’une famille (notamment sur l’entraide quotidienne) mais qu’elle n’est cependant pas déterminante dans le maintien des liens avec les membres de la famille éloignée. Les grands-parents « français » se rendent disponibles pour leurs enfants, naviguant d’une famille à l’autre, tout en s’occupant de leurs propres parents logés en maison de retraite ou autre...

On peut supposer que la perception négative qu’ont les migrants « sénégalais » retraités de leurs homologues « français » tient à la position de minoritaires (avec les stéréotypes négatifs qui vont avec) qu’ils occupent dans les relations interethniques hiérarchisées françaises. Tandis que leur représentation très positive affichée à l’anthropologue de leur place « d’aîné » au Sénégal tiendrait, d’une part au « retournement du stigmate » (Sayad, 1999) qui fait d’eux en France des « vieux inutiles » et, d’autre part, à la conscience de leur centralité pour la survie économique du groupe et, enfin, de la conscience que « leur tradition africaine » (Hobsbawn et Ranger,1983), en ce qui concerne les personnes âgées, est perçue positivement par les membres du groupe majoritaire.

Ainsi à l’instar des retraités « français » situés au sein de familles éparpillées géographiquement, ils circulent d’un pôle à l’autre, à la différence près que leur famille ne se limite pas aux enfants désormais mariés mais à l’ensemble de la parentèle (frères, sœurs, cousins, cousines, neveux, nièces, etc.). J’ai observé que la distance ne met pas un terme définitif aux attentes ou aux obligations [12] à l’égard des membres de la famille restés au pays. Au Sénégal, c’est en terme de transfert financier et/ou d’investissement immobilier (Daffé 2008, Dia, 2008) qu’est attendue l’aide des migrants…Ceux-ci participent donc depuis des années à l’entretien des membres de leur famille, condition sine qua non pour que celui qui revient soit accepté. Quelques soient les auteurs, il est notable que les « Sénégalais de l’extérieur » injectent des sommes d’argent très importantes au Sénégal. En 2007, selon le journal le Soleil (16 janvier 2008) ; les transferts d’argent officiels seraient de 500 milliards de FCFA. Dans tous les cas, le transfert d’argent effectué depuis la France est essentiellement établi pour améliorer le quotidien alimentaire et sanitaire de la famille restée au Sénégal. Toutefois, dans la stratégie d’entretenir les liens familiaux transnationaux, l’investissement immobilier témoigne particulièrement de la présence (et du retour inéluctable) de celui qui vit désormais en France. Plusieurs maisons peuvent être construites tout au long de l’exil en France : à Dakar mais aussi dans le village d’origine et dans la petite ville avoisinante. Ces maisons témoignent aussi de choix rationnalisés effectués par les migrants eux-mêmes qui y perçoivent un placement financier intéressant (ils les louent cher à des étrangers sachant que le marché de la location est très élevé à Dakar ou au contraire peu cher à des membres de la famille étendue témoignant ainsi de leur générosité) mais aussi un investissement pour leur avenir. Au moment de la retraite, ils habitent leur maison (au moins une partie de l’année), résolvant ainsi une part de leur sentiment de culpabilité (l’absence). Une de ces maisons permet également d’héberger les membres de la famille présents à Dakar pour « un voyage » ou un emploi et d’assurer leur entretien (le paiement des factures d’eau et d’électricité restant à la charge du migrant). Les plus aisés d’entre eux règlent également les factures alimentaires auprès du boutiquier du quartier…Toutefois, au moment de la retraite, ces arrangements présents depuis le départ de leur migration peuvent amener à des processus de négociations nouveaux. Youssouf (65 ans), retraité de chez Ford, nous explique dans l’avion alors qu’il « rentre » à Dakar : « A Pikine ma maison est grande. Plusieurs membres de ma famille venus de la brousse y habitent lors de leur déplacement à Dakar. En ce moment ils occupent la presque totalité des chambres ce qui va poser problème quand mes enfants vont venir en vacances… je vais être obligé de négocier pour que tout le monde trouve sa place ». Puis, se reprenant, il transforme cette difficulté en atout : « Même si ça me coûte de l’argent en eau, électricité, gaz et nourriture je suis en paix avec moi-même ! Mes enfants de France et mes parents du Sénégal peuvent se retrouver sous mon toit. C’est la famille, c’est ma famille ! ».

Les migrants retraités sénégalais estiment avoir tenté tout au long de leur vie de trouver des solutions [13] pour ne pas rompre les liens avec leur famille et surtout de les entretenir pour leurs propres enfants (ou pour eux-mêmes ?). Dès que leurs enfants sont en âge de pouvoir « voyager », les migrants retraités avouent s’être inquiétés de la transmission de « la culture sénégalaise », percevant déjà les écarts [14] entre « eux » et leurs enfants (notamment les pratiques alimentaires, les termes d’adresse aux aînés…).

Souvent, ces hommes ont, via des colonies de vacances [15] qu’ils ont eux-mêmes organisées, permis à leurs enfants de passer des séjours l’été dans leur famille au Sénégal pour qu’ils puissent « apprendre la langue et la culture locale » et surtout pour qu’ils se sentent appartenir à une famille et qu’ils aient connaissance de « la « vraie », « authentique » culture sénégalaise, peul, sérère » etc., et conscience des réalités économiques vécues par les membres de leur famille. La question de faire de leurs propres enfants des « touristes » comme les autres, en organisant des séjours au sein de leur propre famille est discutée par nos interlocuteurs. Ils ont parfaitement conscience qu’il existe une certaine forme de dévaluation à être d’une manière générale considéré comme « touriste » mais aussi qu’il existe une hiérarchisation dans la pratique touristique en France et surtout que cette dénomination rendrait définitivement « étranger » leurs propres enfants vis-à-vis de la famille. Aussi parlent-ils de leurs enfants comme étant finalement très éloignés de toute pratique touristique comme d’ailleurs les membres de leur famille qui les reçoivent dans ce cadre organisé et rémunéré. Ils mettent un point d’honneur à décliner les facteurs qui les en éloignent. Revient dans les propos de nos interlocuteurs le thème récurrent de la « responsabilisation des membres de la famille réceptrice », ainsi que le rejet de « l’exotisme » [16] (Hassoun, 2009) pour leurs propres enfants et la revendication de « véritables » rencontres autour de relations personnalisées et pérennes avec les membres de leur famille le plus souvent installés en brousse ou en bord de mer. Ces séjours « ruraux » organisés pour leurs enfants ou adolescents et qui reviennent désormais adultes en vacances chez eux est vécu par les migrants retraités comme un prolongement de leur appartenance nationale au Sénégal.

Toutefois, on peut noter que, comme pour les majoritaires français, la question de « l’authenticité » des relations ainsi nouées par leurs enfants avec les membres de leur famille se nourrissent d’une vision idyllique, nostalgique et traditionaliste des communautés rurales. Afin de ne pas être repoussés en dehors de la frontière nationale, les enfants de émigrants doivent être adaptables…tout manquement les relèguerait du côté des « toubibs » [17] voire les excluraient et leurs parents retraités avec. Dans un premier temps, on attend [18] d’eux, à l’instar de leurs vieux parents émigrants, qu’ils apprennent à observer et à comprendre la façon dont la société sénégalaise fonctionne et la manière dont les membres de leur famille interagissent les uns avec les autres. Dans un deuxième temps, on est indulgent, ils s’aperçoivent qu’ « ils ne savent pas ». Les membres de la famille pressentent qu’ils n’ont pas eu la même éducation qu’eux tout en espérant pour leurs propres enfants la possibilité de « rentrer en Europe ». Ils évaluent leur ressemblance avec les Occidentaux car l’image de l’homme ou de la femme occidentale n’est pas totalement absente de la vie sociale sénégalaise. Tourisme, médias aller-retour des uns et des autres rend cette image plus quotidienne qu’estimée par ces jeunes français d’origine sénégalaise. Certains enfants de ces migrants retraités, ceux avec qui ils ont le plus d’affinités -telle Mara- passent une partie de l’année au Sénégal. Mara est animatrice en CDD dans une maison de retraite en France. Elle s’engage avec son père désormais retraités (et des amis « français ») au sein de leur association pour construire un four à pain dans « leur village d’origine ». Logée chez son père en même temps que ses cousines, elle « fait désormais partie des meubles » même si lors de son premier séjour elle se souvient avec effroi de la difficile adaptation à cet univers « peu confortable ». En quête de sa propre histoire, Mara converse en peul avec ses oncles et a entrepris de restaurer la tombe de ses grands-parents et d’y déposer une plaque à leur nom.

Des évènements culturels organisés par les associations sénégalaises (qui peuvent être « peuls », « sérère », « wolof ») de Bordeaux donc par ces anciens ouvriers peuvent être également l’occasion de partager le savoir-faire d’un cousin piroguier qui viendra tout exprès des îles du Siné Saloum construire une pirogue dans le cadre de la Fête du fleuve à Bordeaux. C’est encore la réalisation d’un documentaire au sujet des tirailleurs sénégalais (Film de Dragoss Ouédraogo) pour rendre hommage aux plus anciens qu’eux qui provoquera des échanges au sein de ces familles transnationales et favorisera des discussions intergénérationnelles sur la place des Sénégalais plus âgés dans la construction de la France actuelle. Ces retraités situés au cœur de familles transnationales ont développé une forme de réflexivité sur leur place dans un système qui les amène sans cesse à devoir interroger leur légitimité…On peut encore citer l’exemple de l’opéra wolof « Leena » [19] écrit par Boris Boubacar Diop auquel m’a invité un de mes interlocuteurs et qui lui semblait mettre en évidence combien le lien entre membres de la famille ici et là-bas était fort malgré tout le temps passé en France : « toute une vie » ( Mamadou 65 ans). Afin d’assurer le lien entre famille d’ici et de là-bas, ils valorisent les éléments de leur ethnicité qui sont compatibles avec les normes en vogue concernent l’altérité en France, mais aussi avec leur engagement militant pour la reconnaissance de leur citoyenneté.

Conclusion : des grands-parents go-between

De « retour » à Bordeaux, tout au long des récits de vie, nos interlocuteurs ont continué à effectuer des comparaisons entre les statuts des aînés au Sénégal et en France. Si nous avions perçu au départ que cette comparaison était effectuée pour signifier la différence radicale entre vieux d’ici et là-bas, en fait, avec le temps nous nous sommes aperçu qu’elle était mobilisée comme une manière d’intégrer le changement tout en étant dans la continuité. On l’a constaté tout au long de cet article, leur analyse de leur place d’aînés situés au cœur d’une famille dispersée donc transnationale varie en fonction de leur propre expérience de la migration, de leurs ré-installations tant au Sénégal qu’en France, de la conscience des difficultés quotidiennes vécues par leur famille au Sénégal, de la conscience de leur propre limite physique (vieillissement, maladie) et enfin de leur propre transformation identitaire (ils se sentent bordelais et dakarois). Elle est aussi fonction de la différence qu’ils perçoivent entre « eux », leurs enfants, leurs petits-enfants, les membres de la famille restés au Sénégal et de la capacité qu’ils ont à accepter et intégrer celle-ci dans leur cadre de leurs actions. Ainsi cette quête de ‘‘continuité’’ entre ici et là-bas se traduit-elle, dans les relations intergénérationnelles, par des ‘‘discontinuités’’, comme la recherche d’une place à partir de laquelle leur parole puisse être entendue et transmise. Par exemple, pendant la période périnatale de leurs enfants -qui est en règle générale une période où les liens familiaux sont ravivés- les retraités sénégalais de Bordeaux vont adopter des comportements peu habituels en se mettant à complète disposition de leurs enfants, mettant en veille leurs activités associatives et leurs projets de développement. Ainsi, les filles ou fils de ces migrants retraités qui viennent de mettre un enfant au monde n’hésitent pas à inviter leur père à les seconder (en plus de leur propre mère ou belle-mère) en leur offrant un billet d’avion. Certains retraités peuvent ainsi se retrouver à devoir compenser le rôle joué traditionnellement par la grand-mère (leur épouse) lorsqu’elle est encore en activité professionnelle à Bordeaux. Le temps de leur présence, ces hommes retraités dispensent mères, pères, grands-mères, des tâches qui leur incomberaient normalement. Par leur disponibilité (en temps, en argent) et leur investissement familial ici et là-bas, on perçoit combien les retraités go-between estiment avoir une place d’aînés à conquérir auprès de tous les membres de leur famille transnationale, comme si rien n’était jamais acquis. Cette place aurait-elle été plus aisée s’ils n’avaient pas migré ? C’est encore une autre affaire car sans la « richesse » gagnée en France seraient-ils vraiment des aînés au pays ? Sans cette mobilité seraient-ils valorisés en France comme jeunes-vieux ? En tous les cas, ce que nous montrent ces retraités sénégalais, c’est leur agentivité : leur capacité à « combiner » les différents répertoires avec lesquels ils doivent jouer pour inventer des formes de liens familiaux transnationaux.

BIBLIOGRAPHIE

ABELES M., 2008, Anthropologie de la globalisation, Paris, Payot. ATTIAS-DONFUT C., ROSENMAYR L. 1994. Vieillir en Afrique. Paris : PUF. 353p.

ATTIAS-DONFUT C., ROSENKIER A., 1995. Les solidarités entre générations. Vieillesse, familles, Etat. Paris : Nathan.

BAROU J. et VERHOEVEN M., 1997, « Alimentation et rôles familiaux : la cuisine familiale des immigrés africains » in Ethnologie Française, XXVII, pp.96-102.

BAS-THERON F, et MICHEL M, 2002, Rapport sur les immigrés vieillissants, inspection des affaires sociales, Rapport n° 2002 126, novembre.

CARADEC V., 2001, Sociologie de la vieillesse et du vieillissement. Saint-Germain-du-Puy. : Nathan Université, 127 p.

CRENN C., 2009, « Vieillissement, migration, santé et alimentation entre la France et le Sénégal quelques résultats de recherches en cours », in Cahiers ADES CNRS n° 7 : L’animation sociale et socioculturelle : une interaction permanente entre formation et recherche, CNRS, pp.117-124.

DAFFE, G., 2008 : « Les transferts d’argent des migrants sénégalais, Entre espoir risque et dépendance », in Momar Coumba Diop (ed.), Le Sénégal des migrations : mobilités, identités et sociétés, Paris, Karthala, 2008 pp. 105-132.

DIA, H., 2008 : « Les ressources d’une diaspora villageoise de la moyenne vallée du fleuve Sénégal », in COUMBA DIOP Momar (ed.), Le Sénégal des migrations mobilités, identités et sociétés, (Paris) Crepos/ Karthala Onu Habitat, pp.179-194.

DUMONS B., POLLET, G., 1994, « retraité, une identité sociale nouvelle ?, Ethnologie française, XXIV, n° 4, pp. 790-799.

GALLISSOT, R., 1993 : « Immigré/immigrant », in Pluriel-Recherches, Cahier n°1 Paris, L’Harmattan.

HASSOUN J-P., 2009, « Altérités urbaines », Genèses, pp. 76, 2-7

HOBSBAWN E., and RANGER T., 2006 (1983), L’invention de la tradition, Ed Amsterdam, p.369.

LE GALL J., « Familles transnationales : bilan des recherches et nouvelles perspectives », Les Cahiers du Gres, vol. 5, n° 1, 2005, p. 29-42.

POIRET C., 1996, Familles africaines en France, Paris, L’Harmattan, p.448.

QUIMINAL C., 1991, Gens d’ici gens d’ailleurs, Paris, Bourgeois, p. 223.

SAYAD, A, 1999, La double absence, Paris, Seuil.

THOMAS L.-V., 1994, « Vieillesse et mort en Afrique », Vieillir en Afrique sous la dir. de ATTIAS-DONFUT Cl et ROSENMAYR L, PUF (coll. les champs de la santé).

TRINCAZ, J., 1998, Les fondements imaginaires de la vieillesse dans la pensée occidentale. L’Homme, 147.

Filmographie

Teum Teum : « Vieillir en Banlieue : l’autre réalité ». Diffusé le 9 janvier 2011sur France 5.

Dragoss Ouédraogo, Tirailleurs en campagne, novembre 2004, Bordeaux.

[1] “Sénégalais” n’est pas utilisé uniquement dans son sens juridique et national mais plutôt comme référent identitaire possible parmi d’autres (ouvriers, retraités, « sérère », « wolof », « bordelais », homme ou femme…) sachant que nos interlocuteurs sont les plus souvent également de nationalité française. Les femmes retraitées sont dans notre enquête moins nombreuses que les hommes.

[2] La retraite est comprise ici comme le moment où un individu cesse son activité professionnelle et perçoit une pension. Il a fallu attendre l’après deuxième-guerre-mondiale pour que la vieillesse devienne, en France, véritablement « le temps de la retraite » et pour que les « vieux » se transforment en retraités. A ce sujet, on peut se reporter à l’article de DUMONS B., POLLET, G., « retraité, une identité sociale nouvelle ?, 1994, Ethnologie française, XXIV, n° 4, pp. 790-799. On peut aussi, spécifiquement sur le vieillissement des migrants, se reporter à l’ouvrage de Claude Attias Donfut qui caractérise « la condition de retraite par la perception d’un prestation de retraite résultant de droits propres ou dérivés comme les pensions de réversion » in ATTIAS-DONFUT (Claudine), L’enracinement : enquête sur le vieillissement des immigrés en France, 2006, Paris, Armand Colin, p. 53.

[3] La notion de famille est considérée, ici, comme situant les migrants à la retraite au centre d’un certain nombre de relations familiales ne se limitant pas à la famille nucléaire. En France, les membres de la famille présents sous un même toit peuvent varier, aller des grands-parents aux petits-enfants mais aussi, se limiter à la mère (divorcée) et ses enfants ou encore au beau-père, à sa belle- fille et son fils, etc. ou au couple de conjoints âgés ou encore, à des frères et sœurs désormais adultes dont les parents retraités sont une partie de l’année au Sénégal. De la même manière, au Sénégal, celui ou celle qui rentre après un long séjour en France adopte des manières d’être en famille qui peuvent varier de la réduction à la famille nucléaire ( le « venant » vivant seul ou les deux personnes revenues de France vivant seules), au partage du quotidien avec la famille étendue de la seconde épouse, ou encore à la participation à un réseau familial très étendu, etc.

[4] La notion de famille est considérée, ici, comme situant les migrants à la retraite au centre d’un certain nombre de relations familiales ne se limitant pas à la famille nucléaire. En France, les membres de la famille présents sous un même toit peuvent varier, aller des grands-parents aux petits-enfants mais aussi, se limiter à la mère (divorcée) et ses enfants ou encore au beau-père, à sa belle- fille et son fils, etc. ou au couple de conjoints âgés ou encore, à des frères et sœurs désormais adultes dont les parents retraités sont une partie de l’année au Sénégal. De la même manière, au Sénégal, celui ou celle qui rentre après un long séjour en France adopte des manières d’être en famille qui peuvent varier de la réduction à la famille nucléaire ( le « venant » vivant seul ou les deux personnes revenues de France vivant seules), au partage du quotidien avec la famille étendue de la seconde épouse, ou encore à la participation à un réseau familial très étendu, etc.

[5] La notion de famille est considérée, ici, comme situant les migrants à la retraite au centre d’un certain nombre de relations familiales ne se limitant pas à la famille nucléaire. En France, les membres de la famille présents sous un même toit peuvent varier, aller des grands-parents aux petits-enfants mais aussi, se limiter à la mère (divorcée) et ses enfants ou encore au beau-père, à sa belle- fille et son fils, etc. ou au couple de conjoints âgés ou encore, à des frères et sœurs désormais adultes dont les parents retraités sont une partie de l’année au Sénégal. De la même manière, au Sénégal, celui ou celle qui rentre après un long séjour en France adopte des manières d’être en famille qui peuvent varier de la réduction à la famille nucléaire ( le « venant » vivant seul ou les deux personnes revenues de France vivant seules), au partage du quotidien avec la famille étendue de la seconde épouse, ou encore à la participation à un réseau familial très étendu, etc.

[6] Marc Abélès, Anthropologie de la globalisation, 2008, Paris, Payot

[7] Abbas nous confie, “certes je suis l’aîné mais c’est trop lourd. Ainsi je n’habite pas tout le temps à Dakar. Je rentre en France régulièrement. Aussi pour me décharger de certaines obligations j’ai délégué à mon frère cadet la gestion des affaires familiales courantes”. Ou encore Lamine me confiant également un soir sur son balcon : “ je me prépare à repartir, ma famille à Dakar me sollicite sans arrêt pour un décès, un baptême, de l’argent. Je suis fatigué, j’ai besoin de me refaire avant de revenir tout neuf. En fait, mes voyages me permettent d’être toujours neuf jamais vieux.”

[8] De nombreux termes sont utilisés pour la qualifier : multi-sited family, multi-local binational family, transcontinental family, international family, « famille à distance », « famille dispersée ». Cette multiplicité des termes témoigne de la difficulté à en saisir les contours. Toutefois, on peut dire que la notion de famille transnationale renvoie généralement, dans un contexte migratoire, à au moins deux dimensions : la dispersion géographique des membres de la famille, d’une part, et le maintien de liens étroits entre ces derniers, d’autre part.

[9] 2 Les familles « immigrées » sénégalaises devenues transnationales dans le cadre de la globalisation

Longtemps, le phénomène migratoire des africains subsahariens a été perçu comme étant extrêmement lié à l’entretien économique des membres de la famille restés au pays grâce à l’instauration d’un « système noria » mis en évidence par Abdel Malek Sayad : il s’agissait d’une migration temporaire de travailleurs. Avec la fermeture des frontières en France en 1974 et la loi autorisant le regroupement familial, les migrants font venir leur femme et leurs enfants. La migration est alors perçue comme une sorte de trajectoire linéaire allant d’un point A à un point B impliquant la rupture des liens avec la famille élargie restée au pays. Certes, la migration qui concerne les migrants retraités a mis en exergue (en arrêtant le système de noria et en faisant venir les épouses) le processus d’individuation en cours au sein de la société sénégalaise, permettant aux candidats « à l’aventure » de s’affranchir, en partie, de la domination des aînés, il n’en reste pas moins que des liens familiaux persistent.

Entre ces deux alternatives, les chercheurs ont montré en étudiant les réseaux familiaux depuis les années 1990, tels Christian Poiret (1996), Jacques Barou (1997), Catherine Quiminal (1991) le rôle qu’ils ont joué dans l’entretien des liens, tant à l’intérieur du pays d’origine qu’à l’extérieur, tout au long des processus migratoires en Afrique Subsaharienne mais aussi vers l’Occident. En effet, des études, réalisées au moment de prendre la décision de quitter le pays de départ ou lors de l’installation des familles dans le pays d’arrivée, montrent lors du départ du mari, dans un premier temps, soit le soutien financier de la famille soit le recueil d’informations pour faciliter la recherche de logement. Bref, ces recherches montrent que depuis longtemps la circulation des informations, de l’argent, de certains aliments, caractérisent ces familles. Encore aujourd’hui, mes propres recherches sur les Malgaches ou les Marocains, constatent de plus en plus la mobilité et le va-et-vient chez les immigrants (particulièrement les plus âgés), ce qui rend caduque une perception du phénomène familial s’achevant au pays d’installation. Nous avons donc opté pour la terminologie go-between et pas in-between pour insister sur la présence dans deux familles et pas entre deux familles.

Toutefois, aujourd’hui, on peut avancer que la particularité de ces migrants tient peut-être au fait qu’ils sont désormais libérés de leurs attaches professionnelles tout en ayant relativement les moyens de circuler (cela engendre tout de même certains calculs). De plus, ces « migrants retraités » sont pris dans le cadre de la globalisation (cadre de tout terrain anthropologique). Comme l’ont dit ailleurs des anthropologues comme Marc Abélès (2008), la globalisation « ne peut être considérée comme totalement nouvelle même si ses expressions et supports technologiques les plus actuels semblent la constituer comme un paradigme mondial inédit ». Mais ce qui nous semble la caractériser particulièrement c’est que, certes, elle est économique et financière mais qu’elle est aussi individuelle. « Chacun pouvant, finalement, vivre ses attaches locales tout en ayant le sentiment d’appartenir à la globalité monde » pour reprendre une expression de Marc Abélès (2008). Ainsi posons-nous l’hypothèse que ce cadre permet aux migrants sénégalais retraités, du fait du rétrécissement des distances, de la circulation accélérée des flux (flows) d’idées, d’information, de se sentir appartenir à une seule famille même si ses membres sont éloignés géographiquement. Le cadre actuel de la globalisation et auquel ils participent leur donne donc la possibilité de raffermir les liens entre « gens d’ici et gens d’ailleurs » ( Quiminal) tout en pouvant se libérer (grâce à lui par la facilité des déplacements mais aussi la présence d’ONG au Sénégal dans lequel ils peuvent s’investir et investir un « temps occidental ») des contraintes auxquelles les règles de « la famille sénégalaise » les soumet estime-t-il. Toutefois, pour le sens commun, ce constat n’est pas une évidence.

Lors des débats sur la famille contemporaine, on évoque très peu les familles transnationales et la place qu’occupent les plus âgés de ces membres dans son maintien. Pourtant, tout en étant elles-mêmes fortement influencées par les mutations familiales contemporaines (divorces dus le plus souvent au rejet de la polygamie ou justement au sentiment que l’un ou l’autre des conjoints accorde trop de son budget à « sa » famille au pays) dans les diverses formes qu’elles revêtent dans leur pays d’installation, les familles immigrantes participent, à leur manière, à la transformation des modèles familiaux, entre autres par la manière dont « elles font avec » les contraintes et les avantages qui sont liés à la dispersion géographique. Il est utile de noter qu’à propos des familles dites « immigrées », on ne parle pas de recomposition comme on le fait à propos des dites « françaises » : on évoque plutôt la désintégration, le conflit intergénérationnel, l’absence du père ou l’image dévalorisée du père ou encore le fait qu’ils soient « arriérés » à cause de leur pratique de la polygamie, ou encore de leur homophobie supposée ce qui en dit long sur le processus de stigmatisation dont ils font l’objet.

D’un point de vue anthropologique, on ne peut que constater, qu’en France les liens familiaux dans les familles sénégalaises sont très entretenus tout en étant recomposés aux normes de la société française. Malgré l’adoption du modèle de la famille nucléaire (du fait entre autres de l’adaptation à l’habitat et de l’adoption du couple comme pilier dans le fonctionnement familial), les baptêmes et mariages sont fréquents et l’occasion de rassemblements (dans les centres sociaux, par exemple). La garde d’enfants est effectuée par les femmes les plus âgées donc les plus disponibles considérées comme des « grands-mères » de substitution ou du moins appelées comme telle. Les divorces des retraités sont également l’occasion de préparation de plats cuisinés par les femmes de ces derniers pour celui qui se retrouve désormais seul. On peut dire que la donnée qui modifie l’entrée dans la retraite est le temps. Temps désormais disponible pour renforcer des pratiques certes déjà existantes mais qui vont être structurantes dans l’organisation de la journée. L’entraide générationnelle est également de mise lorsqu’un ami retraité (il peut s’agir d’un collègue de travail ou d’un compatriote arrivé en même temps) est souffrant ou hospitalisé. Grâce à ce nouveau temps libre, il est à noter qu’avec les membres de la famille élargie au Sénégal les liens sont également renforcés et font l’objet de toutes les attentions (invitations des plus âgés du Sénégal à bénéficier du système de soins tant que la loi le permettait, aide à l’inscription à l’université d’une nièce, facilitation du mariage entre cousins d’ici et de là-bas, envoi de médicaments au Sénégal, conseil d’un ami médecin au Sénégal) grâce aux moyens de communication actuels. (des portables circulent entre Bordeaux et Dakar pour permettre aux migrants retraités d’être en contact quasi permanent avec certains membres de la famille). Le téléphone portable est présent à tous les instants de la vie quotidienne. Que ce soit à Bordeaux ou à Dakar, les migrants retraités que j’ai rencontrés sont « accrochés » à leurs téléphones , en conversation avec une sœur à qui on doit envoyer de l’argent pour acheter le boubou du Gamou (fête de la naissance du prophète) ou encore avec un de leurs enfants au Sénégal qui prend des nouvelles. De la même manière l’internet est largement plus utilisé qu’auparavant surtout pour cette génération de migrants peu habituée à user de l’informatique.

Avec le temps libéré cela entraine des formations avec des amis « français » ou des membres de la famille plus jeune. Ils se servent d’Internet pour faire parvenir à leur famille, des photographies de naissances, de mariages, des dessins de leurs enfants (ils passent par leur neveu ou nièce adeptes des cyber café). Certaines familles (plus rares cependant) que j’ai observées également se donnent rendez-vous devant une webcam pour discuter avec leur parenté au Sénégal et vice et versa : quand les migrants retraités sont au Sénégal, ils prennent rendez-vous dans un cyber café avec leurs enfants (encore scolarisés) et petits enfants. En dépit du fait que ces familles ouvrières « comptent leurs sous », elles attribuent aux dépenses en communication une part importante de leur budget. Les transports aériens également constituent une nouvelle part importante des dépenses annuelles (les voyages qui avaient lieu habituellement tous les deux ans sont devenus bi-annuels). Les nombreux déplacements effectués par les uns et les autres entre la France et le Sénégal sont encore plus « surveillés » que du temps de leur activité professionnelle et sont l’occasion de renforcer les échanges avec les frères et sœurs restés au pays (surtout s’ils sont malades et qu’on craint leur décès). Sont transportés pour le Sénégal des vêtements chauds, des couettes, des médicaments pour une sœur malade ou des filtres à eau, des écrans de télévisions, des ordinateurs, etc., les compagnies aériennes sont évaluées et choisies en fonction du poids en bagages accordé. Passer par Casablanca et y attendre 7 heures pour 46 kilogrammes de valises pose moins de problèmes que de voyager par une compagnie qui propose un vol en direct mais avec seulement 20 kilogrammes autorisés !

[10] Les nouvelles technologies de l’information sont appropriées par les retraités (grâce à leurs enfants ou à des amis français qui les forment) pour continuer à rester connecté avec “leur monde” où qu’ils soient. Amidou téléphone régulièrement à son ami Abbas à Bordeaux quand il est au village pour se souvenir en direct des moments d’enfance passés ensemble.

[11] Il serait trop de s’étendre ici sur la question religieuse mais il est à noter que pour renforcer les liens familiaux entre ici et là-bas les migrants retraités se voient dans l’obligation de réinvestir la sphère religieuse musulmane de manière active et visible. Tout “écart” athéisme, conversion aux Témoins de Jehova, non suivi du Ramadan, par exemple, pouvant faire l’objet de critiques, voire d’exclusion.

[12] Le mariage avec une seconde épouse au Sénégal (souvent une cousine) marque d’ailleurs l’inscription familiale locale du retraité ainsi que son engagement à redistribuer sa “fortune” à la famille étendue. Ces seconds mariages peuvent être cachés aux épouses de France ou ils peuvent être imposés sans plus de discussion. D’un côté, les migrants retraités retirent du prestige et de la liberté de ces mariages qui leur donnent une place, au Sénégal, équivalente à celle occupée en France grâce à la progéniture qu’ils engendrent mais aussi grâce aux décisions alimentaires qu’ils peuvent désormais imposer (sinon ils restent d’éternels “invités”). D’un autre côté, ces seconds mariages peuvent les “couper” de la famille de France qui y voit une sorte de trahison à tout un ensemble de valeurs acquises en migration…émancipation vis à vis des aînés, émancipation des femmes vis à vis de la domination masculine...de nombreuses tractations (en fonction des intérêts des uns et des autres) entre enfants de France, enfants du Sénégal, femme de France et du Sénégal peuvent avoir lieu à ce sujet, obligeant chacun à se resituer les uns par rapport aux autres pour trouver un compromis et “refaire famille”.

[13] De retour au village de son enfance pour lequel Diamanka a monté plusieurs projets sanitaires alimentaires sans jamais qu’aucun n’aboutisse, il nous demande de le prendre en photo avec les hommes de son groupe d’âge (ces cousins, son frère). qui restent en vie Cette photographie, malgré l’amertume de l’argent gaspillé par son frère pour “parader” selon ses propres termes, sera selon lui, la photographie la plus importante de toute son existence car elle marque sur le papier son inscription dans sa famille d’origine. Il téléphonera alors du champ où coulait jadis une rivière où il se baignait enfant à son compagnon de migration resté à Bordeaux comme pour tracer un trait d’union entre ces mondes éloignés.

[14] On peut noter qu’il existe des différences entre groupes ethniques qui ne vont pas se construire exactement de la même manière en migration dans la relation aux autres minoritaires et aux majoritaires.

[15] Quelles que soient les usines dans lesquelles ces migrants se sont installées, ils ont tenté de mettre en œuvre via les comité d’entreprise, la Fondation de France, la Jeunesse et les Sports et leur milieu associatif des séjours de vacances de plusieurs semaines afin que leurs enfants puissent « découvrir » et “tisser des liens” avec leur famille (chaque enfant étant logé dans une famille liée au migrants).

[16] Abbas nous demande un « exotisme » pour qui ?

[17] Nom attribué aux Occidentaux et aux français spécifiquement. L’histoire coloniale française est encore très présente dans les échanges avec l’anthropologue.

[18] Les migrants retraités de Bordeaux estiment avec le recul qu’ils devraient bénéficier d’une “formation” ou d’un accompagnement pour apprendre à se réadapter aux normes actuelles de la société sénégalaise.

[19] 24 septembre au Rocher de Palmer à Cenon

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011