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Un regard genré sur la vieillesse au Moyen Atlas (Cas de Maâmar)

Fatima ZAHID, École Nationale d’Agriculture de Meknès, Maroc

RÉSUMÉ

La vieillesse représente une étape cruciale de la vie de la personne. Elle symbolise le déclin, le début de la fin, le besoin accru de l’attention et de l’affection, l’âge de la sagesse… Malgré cette importance, elle reste peu analysée au Maroc et peu d’études s’y sont intéressées plus particulièrement en milieu rural marocain selon le genre. C’est pourquoi à travers cette étude [1], nous essayerons d’apporter des réponses sur la réalité de la vieillesse au Moyen Atlas à travers l’exemple du douar Maâmar. Il s’agit d’apporter des éclairages sur le concept de la vieillesse en milieu rural, les conditions de vie des vieux, les rapports du pouvoir et du genre liés à cette tranche d’âge. L’étude s’est basée sur les entretiens semi structurés et quelques outils genre (calendriers, cartes de mobilité…). Les quelques résultats auxquels a abouti la présente étude montrent notamment que la définition de la vieillesse en milieu rural est une construction sociale qui varie selon le genre. Les rapports du genre, du pouvoir et de prise de décision dans l’organisation sociale du douar sont par ailleurs souvent liés à l’âge et subissent d’importants changements. Les contraintes liées à la vieillesse à Maâmar sont notamment liées à la couverture sanitaire pour lutter contre les maladies, mais aussi à la couverture téléphonique pour maintenir les relations avec leurs proches. La question de la transmission et de l’érosion des savoirs locaux détenus généralement par les vieux sera également abordée.

Mots clés : Maroc, Vieillesse, genre, zone rurale de montagne, conditions de vie

INTRODUCTION

Au Maroc [2], la taille moyenne des ménages qui était de 5,9 personnes en 1994 (6,6 en milieu rural et 5,2 en milieu urbain) a baissé à 5,0 personnes en 2008 (5,8 en milieu rural et 4,5 en milieu urbain) Les ménages structurés en familles nucléaires sont passés de 62,3% en 1995 à 63,5% en 2004. Quant aux ménages organisés en familles élargies, ils ont baissé de 33,6% à 28,0% durant la même période. Ce recul est plus prononcé en milieu urbain (6 points contre 4,2 points dans les campagnes). La proportion des ménages de famille étendue demeure importante en milieu rural, 33,1% (contre 24,7% dans les villes) avec une taille moyenne de 8,1 personnes par ménage. Ces chiffres traduisent l’état des vieux au Maroc. Si 60 ans représentent l’âge de la retraite et par conséquent l’âge de la vieillesse au Maroc, on considère qu’à peu près 2 000 000 de personnes âgées constituent le sommet de la pyramide de la population marocaine. En effet, selon les projections du Centre d’Étude et de Recherche Scientifique, le nombre des vieux connaîtra une croissance accélérée à partir de 2010. A. Ajbilou, Directeur du CERED, annonce que “Si la part des personnes âgés ne représente aujourd’hui que 7% de la population, le problème ne se posera réellement que dans les années à venir lorsque leur nombre augmentera suite aux changements démographiques … le nombre des personnes âgées passera à 11,1% en 2020 et 20% en l’an 2040... Cela veut dire que le nombre des personnes âgées serait presque similaire à celui des jeunes en 2050 ». Une étude sur la vieillesse sera menée par le CERED pour dévoiler les réalités sur cette tranche de vie « grande oubliée » des politiques de développement et des recherches au Maroc. C’est dans ce cadre que s’inscrit la présente étude et se veut une contribution d’éclairage et d’analyse selon le genre de la vieillesse en milieu rural. Pour ce faire, nous nous sommes appuyés sur une vingtaine d’entretiens réalisés auprès des hommes et des femmes de Maâmar [3].

Comment se présente alors la vieillesse dans cet espace ? Comment est-elle vécue, définie… ?

I. LA VIEILLESSE EN MILIEU RURAL : UN CONCEPT À REDÉFINIR

La vieillesse, est un concept très utilisé par toutes les catégories et classes sociales, mais signifie-t-il la même chose ? La vieillesse en milieu rural est-elle identique aux mêmes définitions avancées ailleurs ou il s’agit d’un concept contextualité, spécifique aux espaces, dynamique ? Selon Foucart (2003), la vieillesse est une construction sociale puisque elle provoque des conflits et des enjeux sociaux. ».

En milieu rural, les interviewés n’ont pas pu estimer leur âge exact. Cette ignorance traduit l’existence d’autres variables au-delà de l’âge qui définissent la vieillesse à Maâmar. C’est quoi alors la vieillesse à Maâmar ? Est-elle une vieillesse de production, de reproduction, une vieillesse physionomique ? La vieillesse est un concept complexe à définir, qui demande plus d’analyse pour le comprendre car nous avons tendance à confondre la vieillesse et le vieillissement, c’est-à-dire les personnes âgées et des gens dont l’apparence est vieille qui n’ont même pas dépassé les trentaines ou quarantaines. Nous avons croisé des femmes de 40 ou 45ans dont l’aspect extérieur témoigne d’une vieillesse de 60 ans. La vieillesse est liée aussi aux conditions de vie rurale difficile, la diversité des responsabilités des femmes rurales, leurs grossesses fréquentes. A Maâmar, nous avons rencontré des jeunes femmes qui se prennent pour des vieilles, qui parlent avec la logique des vieilles ! L’âge peut alors avoir différentes définitions ; s’agit-il là d’un âge biologique, d’un âge social ou d’un âge culturel ? A Mâamar, la vieillesse est généralement liée au corps des femmes et des hommes. L’altération des traits physiques devient aussi un signe de vieillesse. Le qualificatif devient plus dur quant il s’agit des femmes dont la vieillesse est liée essentiellement à leurs conditions physiques, à l’altération de leur beauté et à leur santé reproductive.

Les sociétés amazighes ayant le culte de la beauté corporelle lie la vieillesse à la déchéance du corps, surtout les traits du visage, l’incapacité des femmes à ne plus séduire, à ne plus donner naissance. La ménopause constitue le début de la vieillesse chez les femmes qu’on qualifie de « takkour », c’est-à-dire sèche, tarissable incapable de donner naissance ; à Maâmar, elle devient synonyme d’une source dont l’eau ne peut plus jaillir.

La vieillesse des Hommes est beaucoup plus liée à leur capacité de production, de travail, à leur corpulence… C’est pourquoi le veuvage des hommes peut se couronner d’un mariage jeune alors que celui des femmes ne pourra que rarement exister. La vieillesse des hommes ne s’aperçoit que dans leur invalidité, quand ils colonisent le coin de la maison « r’count » et ne peuvent rien faire.

Les poèmes et les contes Amazighs au Moyen Atlas reflètent les sentiments d’incapacité physique que la vieillesse insuffle et qui traverse les organes du corps, les changent, les métamorphosent. Des qualificatifs linguistiques décrivent de façon claire la vieillesse chez les amazighs : tadhach, tarcha saht (la santé vieillit), Oussir Ighssan(les os vieillissent), inakss izri(la vue s’est dégradée), zayn imajjan (l’ouie s’est alourdie ), attouyn iffadn(les genous ne supportent plus), attouyn tighmass(la dentition a disparu)… Pour qualifier une personne de vieille, on dit « Yan diyss isggassn » (elle a accumulé des années), Ourikkimi ras ounna yaânan ighssan.

En rural, on redéfinit aussi la vieillesse de façon assez profonde pour aller au-delà des traits physiques. Cette fois, c’est la valeur de la personne qui fût interpellée et qui arrête comment la qualifier. Quand on appelle un vieux ou une vieille taoussart ou tafkkirt, on se réfère assez souvent à ses qualités humaines. Si elles sont bonnes, la société amazighe fait évoluer la personne vers la sacralité des foukarats et fakirates de la zaouia « synonyme de pieux ». Si elles sont mauvaises, les qualificatifs deviennent durs et se partagent entre taoussart, nakma… Quant nous analysons le concept de près, il n’est pas neutre, il s’imprègne de différentes couleurs liées à l’âge, à la culture, au fait aussi d’être homme ou femme, du statut de la personne au sein de sa communauté. Cette variabilité dans la définition de la vieillesse nous amène à questionner la relation de l’âge et la prise de décision dans les communautés rurales ? Qui compose les organes de décision à Maâmar ? Qui gère les problèmes quotidiens dans cet espace ?

II. RELATION VIEILLESSE ET POUVOIR À MAÂMAR ?

Pour approcher ce lien entre l’avancement dans l’âge et la prise de décision au sein de la communauté. Nous avons analysé de près la composition de la Jmâa qui est une est une assemblée traditionnelle d’élus de lignages qui veille sur la gestion des affaires quotidiennes de la communauté. Elle est présidée par l’Amghar (président) suivi par les Moqdem qui sont élus annuellement par les lignages au même titre que les gestionnaires de la mosquée qui représentent chaque « Ighss ».

L’analyse du tableau N°1 selon l’âge montre que 61,50 % des membres de la Jmâa dépassent les 50 ans avec un Amghar dont l’âge dépasse de loin 70 ans (76 ans). Ceci montre que la communauté est gérée par une majorité vieille masculine car les femmes ne figurent pas dans la composition de la Jmâa. La vieillesse est-elle alors synonyme de sagesse ? S’agit-il de quels vieux ? Instruits, riches ou autres ?

Tableau 1 : Les membres de la Jmâat à Maâmar

Figure 1 : Membres de la Jmâat selon l’âge

Figure 2 : Niveau d’instruction des membres de la Jmâat

La figure 2 montre que la majorité des membres de la Jmâat est analphabète. Le niveau d’instruction n’est pas forcément le critère prédominant dans le choix des membres. Ils sont choisis sur la base des critères suivants :

  • Jouir du respect, de crédibilité, de sagesse et de légitimité au sein de son lignage.
  • Etre chef de foyer.
  • Posséder des terres au sein du terroir ou un troupeau permanent.
  • Cotiser régulièrement pour payer le fkih.
  • Participer régulièrement à l’entretien des seguias, de la mosquée et des autres activités de jmaat.

La prise de décision à Mâamar est généralement le résultat d’un consensus entre les membres de la jmâat. Pour gérer ses conflits, elle dispose de plusieurs méthodes tradition¬nelles de gestion, de résolution de conflits et de sanction « izmaz ». Ces méthodes étaient depuis toujours efficaces, mais la communauté les a délaissées pour recourir aux tribunaux comme en raconte ce témoignage : « A notre époque, nous avons rarement frappé la porte du tribunal, on gérait nos conflits par Jmaat, aujourd’hui des petits problèmes sont acheminés directement au tribunal » (Hmad, 60 ans). L’association constitue la forme moderne de la Jmâat. Elle réserve aussi une place importante aux vieux qui composent son bureau.

Tableau 2 : Les membres de l’association de développement à Maâmar

Au début de sa création, l’association était composée de 9 membres dont la majorité est analphabète. Les membres se sont rendus compte de la nécessité d’avoir des instruits parmi eux « … pour écrire les rapports verbaux, contacter les gens de l’extérieur et pour rendre visible notre projet, ces personnes vont nous amener de nouvelles ressources. Elles ont de l’expérience et des capacités qui peuvent soutenir notre association  » (Haj bendihi, 60 ans)

Pour gérer les problèmes de la communauté, l’ouverture vers l’extérieur (institutions et organismes de développement …) devient une nécessité vitale. C’est pourquoi, l’association a besoin des instruits jeunes pour communiquer, pour plaider, pour écrire… cette stratégie montre qu’on ne peut pas se suffire d’une vieillesse illettrée. Comment se présente alors la situation pour les femmes, l’âge est-il aussi déterminant dans le renforcement du capital social féminin de Maâmar ? C’est ce que nous allons approcher à travers les deux groupements féminins du douar (groupement PAM et groupement apicole). Le tableau 3 représente les femmes membres de l’association.

Tableau 3 : Les femmes membres de l’association de développement à Maâmar

Figure 3 : Age du Groupement féminin des Plantes Aromatiques et Médicinales

Figure 4 : Age des femmes formant le Groupement apicole

L’analyse des deux figures montre que le groupement apicole dépasse les 50 ans avec 71,50% contre 40% du groupement PAM. Les femmes qui frôlent la vieillesse ont choisi une activité qui n’est pas traditionnellement féminine « l’apiculture ». Quelles sont les raisons derrière ce choix ? L’analyse des deux activités a montré que les PAM demandent beaucoup de temps et d’énergie pour la collecte, le séchage, l’emballage, le travail dans les parcelles de domestication alors que l’apiculture ne demande que l’effort d’alimentation des abeilles par le sirop, le transport des ruchers le plus souvent aidées par leurs fils, filles ou belles filles ou par les jeunes membres du groupement. L’effort physique raisonne le choix des activités et les limite au minimum pour les vieilles femmes. A l’issue de cette partie, on ne peut que se demander : Est-ce la sagesse de l’âge ? Ou les savoirs et l’expérience de la vie qui ont fait que la vieillesse est liée à la prise de décision dans cet espace ? Ce qui nous pousse davantage à étudier le rôle des vieux dans la transmission des savoirs locaux à Maâmar.

III. VIEILLESSE ET SAVOIRS À MÂAMAR

Dans une société de pure oralité comme Maâmar, les vieux représentent le symbole de sa continuité, de sa vie, de son histoire… Ils représentent la mémoire collective et la condition de sa transmissibilité et de sa durabilité. « .... Plus favorables aux vieillards seront donc les civilisations reposant sur l’oral et la coutume : Ils y joueront le rôle de liens entre les générations et le rôle de mémoire collective ; on fera appel à eux dans les veillées et les procès…  » (H.-C. Lehman, 1953) [4]. Ce rôle de lien est assuré par les vieux et les vieilles de Mâamar à travers les contes, les proverbes, les chants et la riche histoire de cet espace qui a connu des guerres, des alliances, des victoires et des défaites … et la zawia addilaia dont les vestiges arborent encore ses collines a laissé des traces dans sa mémoire collective.

La transmission des savoirs détenus par les vieux vers les jeunes est généralement assurée à travers la participation aux activités, la pratique, l’observation, le récit (chanson, mythe, leçons). Quant nous analysons cette transmission, il existe en réalité un double niveau de transmission : verticale dans le temps et horizontale dans l’espace.

La transmission verticale (temporelle) est une cession de la tradition, de la culture… Elle passe de génération en génération. Les vieux jouent un rôle capital dans ce type de transmission. Quant à la transmission horizontale (spatiale), elle décrit l’échange de savoirs entre des personnes de même rang (exemple un groupe d’éleveurs, groupement des apiculteurs). Le tableau 4 décrit en détails les modes de transmission de ces savoirs.

Les habitants de Mâamar veillent à la transmission de leurs savoirs à leurs enfants et petits enfants. Les garçons et les filles sont impliqués à des âges très bas à travers l’assistance aux différentes activités quotidiennes, saisonnières et annuelles. Le transfert des savoirs se fait surtout dans la cellule familiale, par les liens de mariage et au sein des groupes informels à savoir la Jmâa et le souk. La lecture du tableau 4 permet d’avancer que les femmes et les hommes détiennent des savoirs qu’ils ont hérités de leurs parents et de leurs proches, ces savoirs sont détenus par l’un ou l’autre selon le rôle qu’il joue dans sa communauté et selon les activités qui lui incombent. Les femmes détiennent plus les savoirs relatifs aux rituels, l’artisanat et la médication humaine et les hommes excellent beaucoup plus dans l’élevage des animaux, la gestion de l’espace pastoral et l’exploitation du sol. Le travail saisonnier dans d’autres régions et le contact avec leurs populations contribuent à l’acquisition de nouveaux savoirs. Le contact avec les associations régionales et les agents de la vulgarisation agricole engendre un savoir moderne qui se mélange avec le savoir paysan.

Tableau 4 : Transmission des savoirs locaux

Bien que les savoirs locaux sont partagées au sein de Maâmar (dans la mesure où ces pratiques font partie de la vie quotidienne), elles le sont généralement à un moindre degré entre communautés, car les savoirs autochtones sont surtout tacites ou ancrés dans des pratiques et expériences, ils sont le plus communément échangés grâce à la communication personnelle, aux gestes, à la pratique et transmis de vieux et vieilles aux moins jeunes et aux enfants, de voisin à voisin, etc. Les vieux (vieilles) restent les vrais (es) détenteurs des savoirs. Ils demeurent des références en matière des savoirs et savoirs faire traditionnels. En effet, les savoirs détenus par les vieux sont plus fins et détaillés que ceux détenus par leurs enfants et leurs petits enfants, ce qui engendre l’érosion des savoirs locaux. Pour faire face à cette érosion, un développement intégré de ces populations en valorisant davantage la place des vieux et la richesse de leurs savoirs dans les logiques de développement demeure une obligation. Car la pauvreté ne laisse pas la place aux savoirs d’y émerger.

Les contes, les proverbes, les chants et les rites de passage et autres sont détenus généralement par les vielles femmes et transmettent les valeurs de la communauté, la religion, les traditions à travers ces canaux. Chez les femmes, l’apprentissage le plus intensif semble se faire lors des sorties en forêt en groupe, pour la cueillette des plantes médicinales ou des champignons en dehors de toute présence masculine. Les femmes les plus âgées donnent au passage des explications (le nom de la plante et quelques très brefs commentaires), explications qui retombent en cascade, de plus en plus développées, vers les plus jeunes. Une grande importance des odeurs comme critères d’identification des végétaux a été relevée. Les discussions entre les femmes permettent un échange des savoirs dans plusieurs domaines qui leur incombent comme la cuisine, le tissage et l’utilisation des plantes médicinales.

Vu l’ouverture de la société rurale amazighe, les hommes et les femmes se réunissent, travaillent ensemble dans les champs, se concertent… ce qui donne lieu à des échanges de connaissances et de savoirs entre les deux sexes.

C’est également lors des sorties en forêt que les hommes apprennent le plus, et surtout lors des compétitions de la chasse entre les tribus dont les premières sont marquées pour les jeunes garçons d’une forte charge émotionnelle.

En général, ces communautés transmettaient habituellement leur savoir local à la génération suivante par le biais de la transmission orale. L’existence continue de tels systèmes dépendait fortement du transfert de ce savoir. En conséquence, la continuité et la transmission de ce savoir et de la culture y associée d’une génération à l’autre, et leur distillation en des applications pratiques écologiquement, socialement et économiquement avantageuses, sont des facteurs critiques pour la survie et le dynamisme de la culture. Connaître les plantes et leurs usages, les animaux et leurs vies à Maâmar reste une affaire de propriété individuelle et familiale fortement détenue et gérée par les vieux, à négocier de façon âpre ou détournée dans les relations entre familles ou entre générations. Dans cette dynamique de relations et de changements qui se tracent entre vieux, jeunes, familles, qu’en est-il des changements des conditions de vie, des relations du genre et du pouvoir liées à la vieillesse ?

IV. GENRE, ACTIVITÉS ET CHANGEMENTS DANS LES CONDITIONS DE VIE DES VIEUX

Le corps des vieux a connu des changements énormes, pourquoi pas aussi leurs conditions de vie, leurs relations, leurs perceptions… ? Ce volet nous permettra d’apporter des éclairages sur ces aspects. L’un des facteurs de changements dans la vie des femmes et hommes âgés de Maâmar est la mobilité. Alors que celle de la femme était limitée au douar et aux structures qui le composent. L’avancement dans l’âge a joué favorablement pour que la mobilité des femmes dépasse les frontières du douar vers le souk. Les vieux ne partent que rarement au souk et délèguent cette activité aux vieilles épouses. La conquête de cet espace tant chéri par les femmes n’est-il pas un signe de confiance qui ne s’est établi qu’avec la disparition des derniers traits de la beauté et de la séduction féminine ou encore du respect que réserve l’espace souk à ses vieilles femmes ?

Avec l’âge, le couple tend à réguler ses relations de pouvoir pour redevenir des relations d’entraide, de concertation, de confiance. A la recherche de cet équilibre entre la fusion et l’indépendance, les vieux, plus faibles, moins mobiles, sortent moins et réduisent leurs activités au minimum. Ils se voient dans l’obligation d’avoir quelqu’un à l’écoute et qui d’autre sera mieux placé pour ce rôle qu’un ancien partenaire de 40 ans ou plus de vie conjugale. Cette fusion continue entre le vieux couple même après la mort du partenaire pour devenir une solitude atroce et une mort quelques mois après. Beaucoup d’exemples à Maâmar ont connu cette fin.

L’enquête a montré que lorsque le conjoint est en vie, la vieille épouse tient une place importante dans le foyer (prise de décision, concertation…). La vie de son partenaire lui confère un statut auprès de ses enfants et de ses belles filles. Mais quand le conjoint n’est plus là, la femme vit en permanent invité chez elle avec ses enfants masculins qui prennent les décisions stratégiques du foyer et les belles filles qui prennent les décisions en relation avec les activités de reproduction. L’incapacité et la faiblesse physique les laissent dans un état de démission volontaire des responsabilités et activités. L’enquête a montré également que dans cet espace amazigh du Moyen Atlas, la solidarité prend toutes ses formes envers les vieux de la petite à la grande famille. Les familles de Maâmar peuvent héberger un vieux parent lointain solitaire qui n’a pas d’enfants. Le cas de Fadma, cette vieille dame de 75 ans qui n’a pas eu d’enfants et qui a été entretenue jusqu’à ses derniers jours par la famille de son époux. Ou encore ce jeune homme diplômé de 24 ans qui a abandonné sa carrière pour servir sa vieille mère aveugle et son vieux père.

Les enfants sont un élément très important dans la richesse ou la pauvreté des parents quand ils deviennent vieux. S’ils ne sont pas là (travail, exode…), les parents baignent dans la solitude, dans l’incapacité physique, dans le besoin matériel et surtout affectif. Mais quand la famille est élargie (belles filles, enfants, petits enfants…), les vieux jouent un rôle de supervision, d’éducation…

Les personnes âgées à Mâamar jouissent d’un statut particulier de respect comme dans toutes les sociétés traditionnelles. Ce qui corrobore avec G. Condominas(1983) qui a écrit que : « le privilège de la vieillesse se trouve sur tous les plans. Le vieillard, entouré d’affection, a droit à des tas de faveurs. On trouve normal qu’il profite de ce qui lui reste de force pour obtenir des satisfactions de tous ordres … Si le vieillard est ainsi entouré de prévenances, ce n’est pas par devoir de protéger un être affaibli, mais parce que le bonheur irradie et profite à l’entourage de l’homme ainsi favorisé. Atteindre le grand âge est considéré comme un bonheur dont on se réjouit, surtout si le vieillard a une nombreuse descendance ».

Quand nous analysons de près les relations des vieux avec leur environnement, nous constatons que les vieilles femmes de Mâamar gardent encore de bonnes relations avec les femmes de leurs âges souvent teintées de nostalgie aux bons vieux temps où la vie était certes très pénible mais marquée par des relations authentiques, vraies et sincères. Les vieux et les vieilles voient que leur jeunesse était merveilleusement bien riche au niveau relationnel, mais voient que les jeunes actuels sont plus organisés, scolarisé et plus outillés pour confronter le milieu extérieur. Leurs relations avec les jeunes sont marquées d’une rupture générationnelle peinte de respect, de beaucoup d’ordres et de conseils pour les belles filles, les filles et les fils. L’analyse de différentes relations qu’entretiennent les vieux avec leur milieu a montré que la plus difficile de ces relations est la relation avec soi même. La plus rude de ces relations est d’entretenir une relation stable avec nous-mêmes, avec nos émois. En l’absence du capital « santé », les changements physiques sont difficiles à accepter, à cohabiter … quand les traits du visage changent pour une belle amazighe dont la beauté est narrée par les tribus par de beaux poèmes comme le cas d’Atti Hadda et khalti fadma, beaucoup de choses changent aussi dans sa relation avec elle-même, avec son conjoint, son entourage, dans sa perception à la vie… cette relation engendre une autre relation avec les habits, les bijoux … à la recherche de cette jeunesse glorieuse.

Ces changements au fil des années s’intensifient, se diversifient, les entretiens avec les femmes et les hommes concernant les changements qui se sont opérés dans leurs vies ont montré que comparativement à leurs anciennes vies de jeunes et adultes, Il n’y a pas de grands changements dans les activités agricoles mais on assiste, cependant, à de grands changements dans les conditions de vie.

Dans le passé, les femmes s’approvisionnaient l’eau dans des récipients fabriqués en cuir, elles travaillaient la laine, irriguaient, arrachaient les légumineuses, fauchaient, collectaient le bois…

Les hommes quant à eux, ils labouraient, semaient, récoltaient, faisaient le souk, il y avait beaucoup de neige, il n’avait pas de route, peu de couvertures pour se couvrir du froid. Il fallait les confectionner et ça pouvait prendre des mois. Alors que maintenant, on peut les acheter du souk. Quant à l’habillement selon Moha Outtaleb « …on revenait de l’extérieur, les vêtements imbibés d’eau, on passait la nuit à grelotter de froid car on n’avait pas assez de couvertures et pas de vêtements pour changer. Actuellement, il y a tout ce que tu veux au souk. ». Quand à l’alimentation, ils n’avaient que les carottes, les navets et les courgettes comme légumes. Le reste était très cher et leur est inaccessible. Actuellement, ils peuvent manger ce qu’ils veulent, diversifier leur alimentation, la bien conserver grâce à l’électricité et aux frigidaires qui leur permettent de bien conserver les légumes frais, le lait, le petit lait, la viande… Parmi les grands changements dans la vie de ces vieux, on trouve la télévision qui selon Moha « …nous permet de voir les informations, l’agriculture, d’autres gens, ne plus sentir la solitude... ». La télévision joue un rôle important dans leur vie malgré qu’ils ne maîtrisent pas l’arabe. Ils se débrouillent par la compréhension du gestuel, des images, quelques mots. La chaine amazighe a été pour eux un grand salut.

Malgré ces changements matériels qui ont rendu la vie agréable et malgré que la vie était difficile, les gens d’autrefois étaient biens « …tamara kant walayni mazyanin annass… ». Ce constat est répété à plusieurs reprises par les hommes et les femmes enquêtés. Ce qui nous amène à poser la question suivante : malgré la solidarité envers les vieux que nous avons identifiées à travers les entretiens, les observations, n’est-il pas là une demande cachée et un besoin vitale pour plus d’affection, d’attention, d’amour… ? Ou encore l’avan¬cement dans l’âge nous rend t-il beaucoup plus sensible à la dimension spirituelle basée sur les valeurs d’une société ?

Le progrès technique est une bonne chose mais il ne doit pas s’accompagner d’une régression atroce de valeurs sociétales humaines.

Le tableau 5 résume les perceptions des vieux et vieilles de Mâamar sur l’amélioration des moyens d’existence, les conditions de vie, les jeunes…

Tableau 5 : Perceptions des femmes et hommes

En discutant les besoins des vieux de Mâamar, les femmes et les hommes demandent une couverture médicale. Avec les maladies liées à l’avancement de l’âge, le besoin devient plus accru. Ce besoin est suivi d’une demande de couverture en réseau téléphonique ; demande qui est évoquée surtout par les femmes. Ce besoin traduit une volonté d’être virtuellement avec ses proches, ses enfants, dans une recherche d’affection délivrée sur les fils des portables et téléphones. Et sans cette couverture du réseau, cette requête ne sera jamais atteinte. Comment réhabiliter alors nos vieux dans le développement local et comment garder les bonnes choses de notre société ?

Selon la FAO [5] « les efforts déployés dans le cadre de développement rural durable, seront sapés si on ne donne pas importance et intérêt à cette respectueuse catégorie de la société, si elle est discriminée, et chassée de droit à l’accès aux services de crédit agricole, aux services de vulgarisation et aux intrants agricoles, et on peut citer le cas des femmes âgées, et les femmes veuves qui se voient souvent, empêchées, de l’accès aux terres agricoles, ce qui influence négativement leur niveau économique bien que social. Ces inégalités donc, constituent, l’une des principales causes réduisant la productivité agricole et contribuant à la pauvreté et à l’insécurité alimentaire. »

Il est clair que les vieux d’aujourd’hui étaient les jeunes d’hier et les jeunes d’aujourd’hui seront les vieux de demain. C’est pourquoi, il faudrait repenser nos politiques de développement surtout rural de façon à intégrer les vieux dans nos stratégies, plans de développement… Par une institutionnalisation de cette problématique dans un département qui veillera à travers cette structure à mieux penser ce monde selon l’âge. Il sera donc opportun d’encourager les formes d’entraide et de solidarité familiale par des politiques d’encouragement, d’aide, par la création de richesse pour maintenir et renforcer les systèmes traditionnels de soutien de la famille et de la communauté pour les personnes âgées. Une mise en place des mesures de protection sociale, psychologique et de couverture médicale spécialisée pour les vieux s’avère plus que nécessaire. Une attention particulière sera portée envers les femmes et les veuves âgées quant à l’accès et au contrôle des ressources agricoles et bénéfices. Il est donc urgent que les politiques prennent des mesures pour créer et protéger le bien-être économique et social des vieux et vieilles dans les zones rurales.

Références bibliographiques

J. Foucart, 2003, La vieillesse : une construction sociale, Pensée plurielle 2 (no 6), p. 7-18.

G. Condominas, 1983, Ainés, anciens et ancêtres en Asie du Sud-Est, “Communications”, n° 37, p. 63.

H.-C. Lehman, 1953, Age and Achievement, Princeton, p. 330.

Camdessus M., Bonjean R., 1989, Spector, Les crises familiales du grand âge, Paris, ESF.

J. Bovisson, 2000, Le couple âgé et ses routines, Cahiers Alfred Binet, n°63, Juin, pp. 19-35.

G. Minois, 1987, Histoire de la vieillesse, Paris, Fayard.

A.-M. Guillemard, Vieillissement et exclusion, in L’exclusion, l’état des savoirs, sous la direction de S. Paughm, Paris, Éditions la Découverte, pp. 193-206.

G. Simmel, 1999, Sociologie. Etudes sur les formes de socialisation, Paris, PUF.

[1] Les élèves ingénieurs de l’option ingénierie de développement : S.Rouhain A.Rami et A. Harrad ont participé à l’enquête sur le terrain.

[2] www.hcp.ma

[3] Mâamar est un douar au Moyen Atlas. Il est situé à une trentaine de Kilomètres de la ville de Khénifra.

[4] H.-C. Lehman, Age and Achievement, Princeton, 1953, p. 330.

[5] FAO, Vieillissement de la population en milieu rural, http://www.fao.org/economic/esw/esw...

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011