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Transcription de la Table Ronde

Samedi 19 mars 2011 - Le vieillissement à venir dans les pays du Sud. Quels enjeux ?

Laurent NOWIK, Socio-démographe, Université de Tours, CITERES UMR 6173 – Équipe Construction sociale et politique des territoires (COST), membre du Comité d’organisation du colloque

C’est notre dernière plénière, après laquelle suivront les recommandations, les conclusions, et la fermeture de ce colloque.

Cette plénière va être un petit peu différente des autres. Nous avons pris le risque de vous proposer quelque chose de différent dans la forme.

Avec les discutants qui ont accepté de participer à cette table ronde, l’idée est de réfléchir aux enjeux du vieillissement démographique dans les pays du Sud, d’essayer de se projeter dans le futur, sans pour autant aller lire dans une boule de cristal. C’est un peu la difficulté de l’exercice parce que si nous nous livrons au jeu des spéculations, cela n’a pas beaucoup d’intérêt.

Notre idée, pour cette plénière, était d’élaborer une liste de thèmes que l’on pourrait discuter sous la forme de questions. Pour que cela soit différent des autres plénières, le but du jeu est de ne prendre la parole que de façon courte : deux à trois minutes pour chaque discutant, pour chaque question. Tous les discutants ne s’exprimeront pas nécessairement sur chaque question ; il pourra y avoir une interaction entre eux.

Nous pourrons aussi envisager à la fin de cette discussion donner la parole à la salle sous une forme identique. Vous serez invités à prendre la parole une minute, soit pour poser une question, soit pour proposer un argumentaire. Vous veillerez à respecter ce temps de parole limité pour que le maximum de gens puisse prendre la parole, et pour que nos discutants répondent ou réagissent à vos interventions.

Voilà pour la règle du jeu. Lançons maintenant notre débat. On peut commencer cette table ronde en revenant aux leçons introductives proposées avant-hier par Youssef COURBAGE, Michel LORIAUX et Pierre SIGNOLES. On peut faire le constat que dans les sociétés occidentales, le vieillissement démographique est maintenant un processus ancien mais non achevé : les proportions de personnes âgées vont encore continuer à augmenter dans les pays du Nord. Malgré l’ancienneté de ce processus, les représentations du vieillissement démographique au Nord sont majoritairement négatives et le restent encore. J’en fais souvent l’expérience quand je demande à mes étudiants : « Que pensez-vous de l’augmentation du nombre des personnes âgées ? » J’ai rarement des arguments positifs. Les étudiants évoquent différents arguments liés notamment au coût que peut représenter la prise en charge des personnes âgées, aux cotisations retraite qui devront augmenter, cotisations en volume mais aussi cotisations plus longues en durée ; ce qui veut dire travailler plus longtemps, réforme des retraites, etc. Les étudiants ne voient que rarement les aspects positifs du « vivre plus vieux », plus longtemps.

Les choses sont-elles très différentes dans les pays du Sud ?

On a entendu dans plusieurs séances l’idée que la conscience du vieillissement démographique n’était pas encore fortement intériorisée. Alors, comment peut-on expliquer cet état de fait ? Est-ce que ce sont les États des pays du Sud qui sont responsables pour partie de cette situation ? Est-ce que c’est l’opinion publique ? Est-ce que c’est le poids de l’institution familiale et de son organisation − des structures élémentaires de la société − qui expliquent aussi pour partie ce propos ? Est-ce des raisons d’ordre politique ? Des raisons culturelles, économiques ?

Aussi, la première question que j’aimerais poser à nos conférenciers, et pour faire écho à l’introduction que Michel LORIAUX avait faite jeudi matin, en lui donnant d’abord la parole, c’est : « Pendant combien de temps le déni du vieillissement démographique va-t-il s’observer dans les pays du Sud  » ? Je précise que mes questions sont volontairement un peu provocantes, un peu excessives, mais c’est pour encourager les conférenciers à prendre la parole, pour qu’ils les nuancent par leurs réponses.


Michel LORIAUX, Économiste et Démographe, Université Catholique de Louvain-la-Neuve, membre du Comité scientifique du colloque

Jusqu’à présent, le déni de vieillesse, qui est réel, a été en partie justifié par la faiblesse même du phénomène. Même en Europe, alors qu’il était déjà en progression depuis le début de la transition démographique au XIXe siècle, on n’a pas identifié immédiatement le phénomène dont j’ai rappelé qu’il avait été nommé par Sauvy seulement à partir de 1928. Jusque là, les évolutions qui suscitaient les débats étaient essentiellement la dénatalité et le dépeuplement (selon les dénominations de l’époque). Parmi les causes de ces transformations des populations, on citait notamment la déchristianisation et le socialisme. En somme, mutatis mutandis, les choses se passent un peu de la même façon au Sud : la faiblesse du vieillissement au plan numérique incite à minoriser le phénomène. Par contre, ce déni est regrettable parce qu’aujourd’hui on ne peut plus dire qu’on ne savait pas. Les démographes ont averti de l’évolution et lancé les alertes depuis de nombreuses années. Il importe donc qu’un travail pédagogique continue à être exercé pour aboutir à une reconnaissance du phénomène de vieillissement et penser à réfléchir à des mesures d’adaptation afin de ne pas rater notre accession à l’ère de la géritude, comme je l’ai dit dans mon discours introductif.


Muriel SAJOUX, Économiste et Démographe, Université de Tours, CITERES UMR 6173, Équipe Monde Arabe et Méditerranée (EMAM), membre du Comité d’organisation du colloque

S’orienter vers la reconnaissance du vieillissement impose de réfléchir et anticiper sur la prise en charge du vieillissement à venir. Une telle posture nécessite bien entendu d’intégrer dans l’analyse les éléments relatifs à l’augmentation à venir du nombre et de la proportion de personnes âgées. Mais il me semble qu’une telle démarche gagnera en efficacité si l’on inclut également dans l’analyse un raisonnement en termes de parcours de vie des individus. En matière de protection sociale par exemple, dès lors que l’on évoque l’idée d’améliorer et d’adapter les dispositifs de protection sociale pour faire face au nombre grandissant de personnes âgées, c’est quasi systématiquement la question de l’alourdissement du coût financier qui est mise en avant. Cette question est bien entendu fondamentale. Néanmoins, il est possible de faire une lecture complémentaire. En effet, quand nous parlons de projections démographiques à l’horizon 2030, 2040, en matière de pourcentage et/ou nombre de personnes de 60 ans et plus, il ne faut pas perdre de vue que ces personnes sont aujourd’hui des personnes d’âge actif auxquelles la protection sociale apporte, ou pourrait apporter, des éléments essentiels, notamment, mais pas seulement, en matière d’accès aux soins. Donc, il me semble qu’une autre manière de considérer la protection sociale, proche de celle qui est proposée par Gøsta ESPING-ANDERSEN et Bruno PALIER dans le contexte de pays européens, serait de considérer la protection sociale comme un investissement social rentable. Ceci revient à réfléchir sur comment faire en sorte que tout au long des différentes phases du cycle de vie les individus puissent bénéficier de la protection sociale selon des modalités appropriées afin que l’on dépense aujourd’hui de manière à avoir moins à dépenser demain.

Il me semble donc qu’une extension de l’analyse que G. ESPING-ANDERSEN et B. PALIER ont menée sur les pays européens gagnerait à être menée sur le contexte particulier des pays du Sud, en prenant en compte bien entendu leurs spécificités.


Béatrice LECESTRE-ROLLIER, Anthropologue, CEPED UMR 196 Paris Descartes-INED-IRD, membre du Comité scientifique du colloque

Je me demande si ce déni n’est pas davantage un déni d’ordre public que d’ordre privé.

En tant qu’anthropologue, quand on partage l’intimité des familles, on s’aperçoit que cette question n’est pas du tout déniée et qu’elle est au centre de tensions et d’intérêts très importants au quotidien.


Mohammed ABDOUH, Économiste, Université Moulay Ismaïl de Meknès, membre du Comité scientifique du colloque

Dans le prolongement de cette réflexion sur le déni de vieillissement démographique dans les pays du Sud, il pourrait être intéressant de se demander comment la science économique aborde-t-elle la question du vieillissement de population et quel référentiel offre-t-elle aux politiques publiques.

De ce point de vue, la thématique privilégiée est celle de l’incidence socio-économique de la transition démographique. On peut retenir, à titre d’exemple, deux aspects, celui de l’activité d’une part et celui de l’épargne, d’autre part, pour apporter un éclairage sur le hiatus entre le discours économique et la réalité dans les pays du Sud.

Concernant l’activité, nous avons pu constater, au regard du film documentaire sur le vécu des personnes âgées dans le contexte rural marocain, et à travers les expériences qui ont été relatées par différents intervenants dans ce colloque, que l’âge d’activité censé s’arrêter vers les 60-64 ans est une pure fiction. En fait les personnes âgées restent actives, au sens économique et statistique du terme, jusqu’à la fin de leurs jours. Évidemment, cela a de multiples implications en termes de politiques publiques et de politiques d’accompagnement, ce qui inciterait à revisiter les orientations actuelles, en vue d’élaborer des objectifs pertinents.

L’observation de l’incidence de la transition démographique dans les pays du Sud démontre, une fois encore, l’inadaptation des outils d’analyse de la théorie classique. En effet, cette dernière postule, selon le paradigme de la rationalité individuelle, que les personnes âgées auraient tendance à désépargner. Or, là aussi, on a pu constater à travers les enseignements des monographies et témoignages présentés dans le cadre de ce colloque, l’existence de comportements traduisant d’autres logiques et rationalités sociales notamment de solidarité intergénérationnelle, aux antipodes du modèle de la théorie classique.

Le Maroc est donc directement concerné par cette question dans la mesure où l’Initiative Nationale de Développement Humain vise, entre autres objectifs, l’amélioration de l’efficacité des politiques publiques par un meilleur ciblage des catégories sociales.


Laurent NOWIK

Je vous propose de revenir maintenant au poids de la variable démographique dans un modèle global. La gérontocroissance, c’est-à-dire l’augmentation du nombre des personnes âgées, va s’imposer. Tout le monde l’a dit et la plupart des communications sont parties de ce point de départ.

La question, si l’on considère la primauté de la variable démographique, c’est : est-ce que cette gérontocroissance va entrainer mécaniquement une nouvelle organisation sociale, une nouvelle organisation familiale, quelles que soient les autres variables, politiques, culturelles, économiques ?...

Donner cette importance à la variable démographique, c’est accepter l’idée comme Youssef COURBAGE et Emmanuel TODD avaient pu le suggérer de la primauté de la variable démographique dans un modèle de changement sociétal global.

Dans ce cas, par analogie aux travaux des démographes, par analogie avec ce que l’on nomme le processus de « transition démographique »,peut-on imaginer être dans un modèle - un peu déterministe - d’un processus de « transition du vieillissement » que toutes les sociétés seraient amenées à connaître ?

Je m’explique : est-ce que, comme actuellement dans les pays d’Afrique de l’Ouest, avec un poids relatif de personnes âgées autour de 5 %, on aurait une organisation sociétale effective de tel type ; avec demain, une proportion de personnes autour de 9 ou 10 %, qui correspond à la proportion observée dans les pays du Maghreb, telle autre organisation sociétale ; et puis à terme, avec 15 à 20 %, comme dans les pays du Nord aujourd’hui, encore une autre organisation ?

Cette question vous paraît-elle un peu trop déterministe ? Est-elle intéressante à considérer ?


Michel LORIAUX

La transition est le passage d’un état d’équilibre à un autre état d’équilibre. Pour la transition démographique, les choses sont assez clairement établies : le passage d’un équilibre à hautes fécondité et mortalité à un autre à basses fécondité et mortalité au cours d’une période longue, souvent séculaire. Pour le vieillissement, c’est moins évident parce que le concept n’est pas souvent évoqué. Néanmoins, on peut l’utiliser par analogie. On sait quel a été le point de départ dans les sociétés traditionnelles : avec des fécondités de l’ordre de 6 enfants par femme et une espérance de vie inférieure à 50 ans, le pourcentage de personnes âgées était de l’ordre de 5 %. Mais qu’en est-il de l’équilibre final ? Et y en aura-t-il vraiment un, ou s’agit-il d’une progression quasiment infinie jusqu’à ce qu’il n’y ait plus pratiquement que des vieux, ce qui devrait signifier, en théorie du moins, l’extinction de la population ? Actuellement, le processus est en cours et tout équilibre nouveau est instable : 10 %, 15 %, 20 % ou davantage. La réponse des démographes est que, tant qu’il n’y aura pas un équilibre durable des naissances et des décès, le vieillissement continuera à progresser (quelle que soit la façon de le mesurer). D’où l’incertitude. Or les paramètres du mouvement (fécondité et mortalité) peuvent connaître des évolutions inattendues : la fécondité peut ne pas se stabiliser à 2 enfants. Des exemples régionaux prouvent qu’on peut descendre à 1 enfant, voire même moins. Quant à la mortalité, même si on a tendance, dans la situation actuelle, à croire que la progression de l’espérance de vie à la naissance va se poursuivre à un rythme soutenu, rien n’est moins sûr et certains observateurs pensent que cette tendance à la hausse pourra s’arrêter et même qu’une récession pourra s’installer. Jusqu’où ira-t-on dans la croissance de l’indicateur de longévité moyenne qui est en fait aussi une mesure de l’âge moyen au décès ? 80 ans qui est la situation actuelle dans les pays développés, 90 ans, davantage encore ? Et si un blocage intervient, à quel âge sera-ce ? Derrière cette question se profile une autre, qui est de savoir quand les pouvoirs politiques et les gouvernements prendront conscience de la nécessité impérieuse d’agir en faveur des personnes âgées afin que vieillir ne soit pas un cauchemar, mais une chance à saisir.


Muriel SAJOUX

En ce qui concerne la question de savoir jusqu’où va aller le vieillissement démographique dans les pays du Sud, je m’arrêterais un instant sur la question de la baisse de la fécondité qui est donc l’autre moteur du vieillissement de la population puisque son effet se conjugue à celui de l’augmentation de l’espérance de vie à la naissance et de l’augmentation de l’espérance de vie aux grands âges.

Il y a encore quelques années, la poursuite de la baisse de la fécondité dans les pays du Sud était systématiquement perçue comme une chose positive dans la mesure où elle allégeait la pression démographique exercée sur le système économique. Mais dès lors que la fécondité commence à atteindre un niveau relativement bas (moins de deux enfants par femme, c’est le cas actuellement pour le milieu urbain au Maroc), arrive la crainte que la fécondité ne continue à baisser jusqu’à des niveaux très bas tels que ceux qui sont aujourd’hui atteints par certains pays européens comme l’Italie, l’Espagne, l’Allemagne avec des fécondités comprises entre 1,3 et 1,4 enfants par femme. Si cette situation-là venait à survenir, il est clair que mécaniquement cela accentuerait notablement l’ampleur du vieillissement à venir.

Ceci vient appuyer ce que je disais précédemment, à savoir qu’il faut être particulièrement vigilant à l’égard des orientations choisies en matière de protection sociale car les systèmes de protection sociale ont un rôle essentiel à jouer dans toutes les phases du cycle de vie des individus. Ainsi, selon les orientations prises, ces systèmes peuvent plus ou moins faciliter la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, en particulier pour les femmes, de manière à soutenir la fécondité pour qu’elle ne baisse pas jusqu’à des niveaux aussi bas que ceux que j’ai mentionnés précédemment.


Mohammed ABDOUH

La question de la transition démographique et ses perspectives dans les pays du Sud est au centre des débats actuels, notamment entre démographes. Je rappellerai que la prospective démographique n’est pas une science exacte et que tout dépend des hypothèses que l’on émet par rapport aux déterminants de l’évolution démographique, du taux de fécondité et aussi du taux de mortalité.

L’éclairage que pourrait apporter l’étude de l’histoire socio-économique des phases de l’évolution démographique est néanmoins édifiant à plus d’un titre.

Pour les pays comme le Maroc, l’évolution démographique sera de plus en plus marquée par le poids croissant des personnes âgées. S’agit-il d’une opportunité pour la croissance et le développement de ces pays ?

Dans le contexte socio-économique actuel des pays du Maghreb, poser ce genre de question c’est déjà un peu provocateur dans la mesure où l’impact négatif du vieillissement de population est si souvent montré du doigt. Les opportunités de croissance, d’innovation et de compétitivité seraient davantage liées à une population jeune et bon nombre d’économistes et démographes considèrent que ces pays ont raté cette chance.

Je voudrais insister sur le fait que les travaux axés sur le développement humain durable, prenant en considération les besoins de la population, permettent de sortir du schéma classique de la croissance économique et offrent de réelles perspectives pour l’intégration de toutes les catégories de population, y compris les personnes âgées.


Laurent NOWIK

Je profite de la question autour des besoins de la population pour faire la transition vers la troisième question et annoncer que les prochaines questions seront pluridisciplinaires.

Beaucoup d’ateliers ont fait le constat d’une faiblesse des politiques publiques en direction des personnes âgées, voire même la quasi absence de ces politiques publiques.

La couverture des besoins des personnes âgées dans les pays du Sud est encore assez mal appréciée, des choses contradictoires ont été dites dans les ateliers.

Il y a ici deux représentants, Fatoumata HANE et Michel LORIAUX qui, dans leurs interventions avaient dit qu’il y a avait lieu de se préoccuper du vieillissement démographique sans pour autant être alarmistes mais aussi M. SMAR qui faisait référence aux difficultés de la nucléarisation des familles, de ce qu’elle engendre comme difficultés à prendre en charge les personnes âgées au sein d’un même logement par exemple.

Puis, le contraire a aussi été entendu, des auteurs disaient qu’il n’y avait pas lieu de s’inquiéter du vieillissement démographique et des conséquences qui en résulteraient.

En termes de couverture, de besoins, de quoi les personnes âgées ont-elles besoin ? Elles ont besoin de satisfaire les besoins primaires, se loger, se nourrir, se vêtir. Elles ont besoin d’avoir un accès au système de soins et donc là se pose éventuellement la question de la gratuité de cet accès aux soins. Puis, les personnes âgées ont besoin d’avoir une vie sociale. Les personnes âgées sont des personnes, des personnes comme tout le monde, et pour avoir cette vie sociale, il faut évidemment construire, maintenir un réseau social qui leur permettra aussi de bénéficier de diverses formes de soutien psychologique.

Dans les ateliers, on a entendu parler de soutien économique et de soutien en termes de services mais on n’a pas tellement entendu parler de soutien psychologique.

Si on ne s’inquiète pas du vieillissement démographique, c’est que l’on fait l’hypothèse que la plupart des besoins sont déjà couverts, et qu’ils sont couverts dans le cadre du cercle familial.

Nous avons pourtant entendu dans plusieurs ateliers des auteurs qui indiquaient l’existence de mendiants âgés, de SDF âgés, de maltraitance à l’égard des personnes âgées pourtant prises en charge dans le cadre de leur famille. On a aussi parlé de soutien électif : on aide mais on aide la personne que l’on souhaite.

Qu’en sera-t-il quand il y aura davantage de personnes âgées et moins d’aidants familiaux disponibles ? Une communication l’a parfaitement montré. Qui va prendre le relai ? Le risque n’est-il pas de voir en l’absence de politiques publiques le marché s’engouffrer dans la brèche des besoins sociaux non pris en charge ?

À partir de là, voici une nouvelle question quelque peu provocante : Faudra t-il être riche pour bien vieillir au Sud ?


Fatoumata HANE, Université de Ziguinchor (Sénégal), IRD-INSERM UMR 912, chercheure associée à l’UMI 3189

Les interventions précédentes me font dire que finalement la question de la vieillesse, particulièrement dans les pays du Sud n’est pas seulement démographique mais à la fois politique, économique et sociale. De ce point de vue, on note de plus en plus une évolution des représentations autour du vieillissement, ce qui me fait penser que finalement les perceptions autour de la personne âgée, les images de la personne âgée, vont évoluer et on ne serait plus dans cette sorte d’exceptionnalité dans laquelle nous nous trouvons et que l’on appellerait aussi d’un point de vue démographique, la transition. Peut-être va-t-on passer justement vers quelque chose de plus universel, de plus fréquent et qui pourrait aider à redéfinir ou plutôt à renouveler les réflexions autour des figures de la vieillesse et plus particulièrement autour des statuts et des rôles sociaux des personnes âgées. Comment ces questions vont finalement peser sur les structures familiales avec ce que L. Nowik disait à propos des besoins des personnes âgées mais aussi avec une forme d’externalisation des prises en charge que ces familles ne peuvent pas gérer. Besoins liés à la condition même de la personne âgée vieillissante, et en rapport notamment avec les évolutions des modes de vie et les dynamiques sociales et urbaines auxquelles sont confrontées les familles et qui seraient obligées de les faire prendre en charge du fait de la faiblesse des politiques publiques.

Cette problématique permet de reposer plus globalement la question de la solidarité qu’on a beaucoup utilisée pendant ces travaux alors qu’il s’agit d’une notion, qui à mon sens mériterait d’être redéfini parce qu’elle ne va pas de soi et elle est fortement liée à cette question des représentations, à celle du poids des personnes âgées sur les structures familiales et sur les structures des ménages de manière générale. Finalement, la prise en charge des personnes âgées est aussi source de conflits, de négociations, de tensions à l’intérieur de la famille et selon la position, les possibilités que l’on peut offrir, on s’investit d’une manière ou d’une autre.

Tout cela pour dire que finalement, il faudrait penser à une sorte d’articulation ou plutôt une réflexion plus globale sur les manières dont il faudrait faire correspondre les politiques publiques aux structures familiales dans les pays du Sud et que cette réflexion ne devrait pas être menée uniquement par les chercheurs mais aussi à la fois avec les acteurs au niveau local, avec les acteurs de la société civile, les chercheurs et les personnes âgées qui sont investies dans les associations.


Mohammed ABDOUH

Juste un mot, effectivement, telle que la question est posée, on pourrait imaginer que la pauvreté pourrait aussi offrir des opportunités ; mais pour qui ? Pour les pauvres ou les chercheurs ?

Plus sérieusement, si on regarde de plus près les notions de richesse et de ressources, peut-être que les choses paraîtraient un peu moins simples, moins tranchées. Les composantes immatérielles de la richesse, définie comme une accumulation de capital, sont déterminantes pour la production des biens et services mais aussi pour la reproduction sociale.

L’observation du fonctionnement de nos sociétés montre l’importance du capital social et la constitution de réseaux de solidarité en tant qu’éléments constitutifs de la richesse. D’où la question : quelle politique publique pour consolider et développer ces facteurs de richesse de nature à atténuer l’impact de la pauvreté, au sens monétaire, des personnes âgées.


Laurent NOWIK

Les ateliers ont montré qu’il y avait un certain nombre de variables qu’il fallait prendre en compte et que si ce n’était pas fait, on ne comprend rien à la situation des personnes âgées.

Le statut matrimonial − être veuf ou veuve, être marié(e) − constitue un élément extrêmement important, tout comme le genre, le statut social et économique de la personne âgée. Il y a aussi le milieu de vie − la campagne et la ville − qui est relié au type d’habitat et aux économies locales, et aux solidarités sous-jacentes à ces milieux de vie. Les modèles culturels ne sont pas nécessairement uniformes à l’échelle d’un pays, lesquels intègrent aussi le poids de la religion dans les arguments que l’on va pouvoir évoquer sur la question du maintien des solidarités. Et puis, comme vous l’avez dit tout à l’heure, il y a le maintien en activité des personnes âgées, formelle ou informelle, et aussi la question des revenus de substitution. Bref, dans plusieurs communications, il a été fait mention que les personnes âgées ne se ressemblaient pas toutes, donc on ne peut pas parler de la personne âgée ou des personnes âgées sans évoquer un certain nombre de variables : les distinguer selon le genre et l’âge va de soi, et presque tout le monde le fait, mais il existe aussi une hiérarchie sociale que l’on ne peut pas occulter et qui parfois n’a pas été mobilisée. De qui parle-t-on ? Lorsqu’on a des ressources, on ne vieillit pas de la même manière que lorsqu’on n’en a pas.

S’il y a un certain nombre d’invariants que l’on peut trouver dans les pays du Sud, la vieillesse au Sud n’est pas uniforme.

Est-ce que du coup, on ne devrait pas plutôt parler des « mondes de la vieillesse » pour essayer de rendre compte de ces modes de vie des personnes âgées qui mobiliseraient les variables que j’ai rappelées, et qui ne sont pas exhaustives ?


Béatrice LECESTRE-ROLLIER

Les mondes de la vieillesse, il me semble que c’est valable aussi bien au Nord qu’au Sud. Certes il y a les politiques publiques au Nord qui amortissent un certain nombre de chocs mais les mondes de la vieillesse, on les a dans toutes les sociétés.


Michel LORIAUX

La diversité des personnes âgées est grande, au Nord comme au Sud, mais sans doute davantage au Sud qu’au Nord, à cause sans doute d’une hétérogénéité « naturelle » des personnes âgées (ruraux vs urbains – agriculteurs vs fonctionnaires – alphabétisés vs analphabètes, etc.) mais aussi à cause de l’absence ou de l’insuffisance des politiques publiques visant à réduire les inégalités et à homogénéiser les populations. Il est donc évident qu’on doit dorénavant parler de mondes pluriels de la vieillesse, comme on a parlé des Tiers Monde pour mettre l’accent sur la diversité des situations de développement. C’est une difficulté supplémentaire dont il faudra tenir compte. Il faut accepter de segmenter cette population et admettre que l’on puisse apporter des solutions différentes à des populations différentes parce que hétérogènes.


Mohammed ABDOUH

Effectivement la question de la diversité des situations des personnes âgées devrait mieux retenir l’attention des chercheurs et des décideurs. Ainsi, des facteurs d’ordre culturel, religieux et historique pourraient expliquer des situations socio-économiques extrêmement sévères pour des catégories de personnes âgées. Nous pensons que les approches genre et territoriale sont d’une grande utilité pour identifier les catégories de personnes âgées relativement homogènes et améliorer l’efficacité des politiques publiques qui les visent.


Laurent NOWIK

Il est important de traiter et de consacrer du temps à la question des solidarités familiales qui sont essentielles dans les pays du Sud.

Je vais proposer deux questions autour des solidarités familiales en tant que telles en essayant de distinguer la question de la cohabitation intergénérationnelle, soit le partage d’un logement en particulier.

Sur l’évolution des solidarités familiales traditionnelles, on peut se dire que nos sociétés sont en changement, et pas seulement celles du Sud. Dans toutes les sociétés, on assiste à des phénomènes d’urbanisation et d’exode rural, à l’augmentation du travail salariée des femmes, à la nucléarisation des ménages, à l’augmentation des classes moyennes, à l’augmentation des taux de scolarisation, notamment celui des filles ; le tout étant à penser dans des phénomènes de mondialisation qui englobent aussi la révolution numérique et les modes de communi¬cation, permettant de rester en contact malgré l’éloignement géographique. Dans ce monde qui change, est-ce que la seule chose qui pourrait ne pas changer au Sud serait la nature des relations familiales entre les générations ?


Béatrice LECESTRE-ROLLIER

Je voudrais d’abord faire une remarque car il me semble que de façon implicite tout le monde oppose les sociétés du Nord qui seraient des sociétés où les solidarités seraient d’ordre publique et les sociétés du Sud qui seraient des sociétés où les solidarités seraient d’ordre familial.

C’est une opposition que l’on fait implicitement mais qui est beaucoup trop simpliste.

Les solidarités publiques qui existent au Nord ne signifient pas du tout la fin des solidarités familiales qui continuent à être très prégnantes comme le montrent les sociologues de la famille, mais ces solidarités évoluent, elles changent, elles ne sont plus les mêmes qu’hier, elles se reconfigurent. La prise en charge des personnes âgées se fait encore massivement dans le cadre familial au Nord. Il ne faut pas confondre décohabitation et désolidarisation ; ce n’est pas du tout la même chose ; décohabitation ne signifie pas désolidarisation. Là encore, si on s’appuie sur les études des sociologues de la famille, on peut décohabiter tout en habitant non loin de ses parents, de ses enfants et c’est le cas pour une grande partie de la France, hormis peut-être les grandes villes. Les services rendus et les transferts de services, d’argent sont très importants ! Il faut faire attention à ces notions que l’on aborde trop rapidement, sans les interroger.

Il me semble que l’on n’interroge pas non plus ce terme de « solidarité familiale ». La solidarité est encore prégnante selon les uns, alors qu’elle est largement érodée selon les autres. Or, les solidarités sont toujours traversées par des tensions, que se soit au Nord comme au Sud. Elles sont traversées par des inégalités par exemple. À qui profite la solidarité ou plutôt qui profite le plus de la solidarité ? Pas simplement en termes économiques, mais aussi en termes de capital symbolique, de prestige, d’honneur …

Sur qui reposent les formes d’entraide, très concrètement ? Les solidarités sont traversées aussi par des conflits. Solidarité ne veut pas dire harmonie, parce que quand on met en avant cette notion de solidarité familiale, on a l’impression que tout est simple, que tout est évident, qu’il y a une espèce d’harmonie des relations familiales. Moi qui travaille beaucoup dans les familles, plutôt en milieu rural et montagnard au Maroc, je suis frappée par les conflits autour de la question du patrimoine, de la transmission de l’héritage, matériel comme symbolique. Dans le monde rural, qui hérite des terres ? Qui continue le nom de la lignée ? Qui est reconnu comme chef de famille ? Par exemple, au sein d’une fratrie de plusieurs co-héritiers qui continuent à garder l’indivision, ces questions ne sont pas neutres : quand l’un des frères se présente dans une banque pour avoir un crédit, s’il n’est pas reconnu par les autres comme le chef de la famille, il n’aura pas son crédit. Tout cela amène des tensions et soulève des enjeux extrêmement forts avec le poids du cycle du don et de la dette, aussi bien matérielle que morale…

Pour ma part, j’émets une hypothèse que je soumets, c’est que ces tensions qui traversent toutes les sociétés (qui ne sont pas le propre des sociétés du Sud, qui existent bien évidemment au Nord) sont peut-être encore plus fortes dans les sociétés du Sud, précisément parce que les solidarités publiques ne viennent pas atténuer, contrer, aider, soulager les solidarités familiales.

J’ai ainsi le sentiment, mais ce n’est qu’une hypothèse, que les tensions sont encore plus exacerbées dans les sociétés du Sud qu’elles ne le sont dans les sociétés du Nord.

Je relaterai un seul exemple : celui d’une vieille femme, veuve, qui habite en montagne dans le Haut Atlas, et dont les enfants ont fait leur vie en ville ; elle sent qu’elle ne va pas pouvoir vivre seule longtemps, aussi elle lègue les quelques champs dont elle a pu hériter à un neveu utérin, donc un fils de sa sœur, dans l’espoir que celui-ci la prenne en charge sur ses vieux jours ; c’est ce qu’il fait mais il la chasse au bout de quelques mois et elle doit être accueillie au foyer, très pauvre, de sa propre sœur. Cet exemple illustre à la fois les solidarités familiales, mais aussi les tensions familiales, et donc les enjeux qui peuvent être soulevés.


Fatoumata HANE

Cette question de la cohabitation intergénérationnelle est de plus en plus problématique et particulièrement dans les pays du Sud parce que, tout simplement, la prise en charge de la personne âgée, notamment lorsqu’elle s’accompagne de handicap ou de maladies chroniques peut nécessiter des aménagements spéciaux. La cohabitation intergénérationnelle n’est pas toujours évidente du fait du poids des traditions et des cultures qui font par exemple qu’un gendre ne va pas vivre avec sa belle mère. Cela, il faudrait le repenser.

En outre, avec l’urbanisation massive, les évolutions que connaissent les types d’habitat (habitat vertical, appartements au lieu de concessions dans les villes) et les structures familiales (nucléarisation) ainsi que les migrations internes et externes que connaissent de plus en plus les pays du Sud, on assiste à la décohabitation intergénérationnelle et de plus en plus de personnes âgées se retrouvent à vivre seules. Ce qui remet en cause l’hypothèse selon laquelle les cadets prennent en charge les aînés.

J’ai aussi entendu dans les communications une opposition qui a été faite entre les pays du Nord et du Sud autour des questions d’isolement social, de solitude qui serait plus marqué dans le Nord qu’au Sud. Il n’en est rien en fait. Dans ce que j’ai pu voir sur mes terrains, des personnes étaient soi disant « entourées » parce que vivant en famille mais étaient aussi victimes de violences, de maltraitances et étaient tout aussi isolées et seules qu’elles pourraient l’être dans d’autres contextes.


Muriel SAJOUX

Tout à fait dans la continuité de ce qui vient d’être dit, je voudrais souligner que le fait que la cohabitation intergénérationnelle perdure est parfois un peu trop hâtivement interprété comme un gage de bien-être des personnes âgées vivant dans les ménages. Le fait qu’une personne âgée vive au sein d’un ménage constitué d’un grand nombre de personnes n’exclut pas la possibilité que cette personne soit dans une situation difficile et/ou que son entourage ne se sente pas à même de faire face aux difficultés qu’elle rencontre. À cet égard, il me semble qu’il faudrait intégrer dans l’analyse la notion "d’aide aux aidants".

S’occuper, uniquement au sein de la cellule familiale, d’une personne âgée en situation de dépendance est extrêmement compliqué. Aussi, le développement de dispositifs d’aide aux aidants, et pourquoi pas de dispositifs d’accueil de jour, selon des modalités à étudier spécifiquement selon les contextes, constituent des axes sur lesquels il conviendrait de se pencher.

Il ne faut pas être dans des oppositions Nord/Sud réductrices par rapport à la réalité. Il est important d’aller au-delà de ce clivage qui ne correspond pas aux réalités et de ne pas sous-estimer l’importance de la question de l’aide à l’entourage de la personne âgée, y compris en situation de cohabitation intergénérationnelle. Cela ne peut que contribuer à soutenir les solidarités familiales.


Michel LORIAUX

Il est vrai que la cohabitation très présente au Sud semble parfois en perte de vitesse, même dans les sociétés où les solidarités familiales sont encore très fortes. La modernité est passée par là et l’individualisme omniprésent au Nord a gagné les pays du Sud. On peut regretter ou non, mais il faudra faire avec. Je tiens cependant à faire remarquer que parfois des revirements inattendus peuvent se produire. Par exemple, en Europe, alors que la règle a été pendant longtemps pour les jeunes de quitter rapidement le foyer familial, depuis que les crises économiques et le renchérissement des logements ont fragilisé certaines catégories sociales, on observe la réapparition de ménage intergénérationnels, sans doute en partie pour des raisons économiques, mais avec pour effet indirect de rapprocher les générations en un temps où on a plutôt tendance à les mettre en compétition.


Béatrice LECESTRE-ROLLIER

Sur cette question de la cohabitation, je voudrais souligner qu’il faut avoir les moyens de la décohabitation. En ville ce n’est pas évident. Ce que je vois dans les familles c’est qu’on poursuit la cohabitation souvent faute de moyens. Les jeunes couples voudraient bien s’émanciper mais parfois un salaire, voire même deux salaires, ne suffisent pas à louer un logement en ville. Et parfois, les parents qui sont encore pivot sont obligés eux-mêmes de louer un étage de la maison familiale, auquel cas toute la famille se serre à l’étage inférieur ou supérieur et la cohabitation est encore plus forte. D’autre part, la décohabitation ne se fait pas du jour au lendemain, parce que dans les têtes elle est longue à faire. Par exemple les filles font des études, elles poursuivent leur scolarité, mais on a encore du mal à accepter qu’une fille poursuive des études supérieures loin. On a aussi du mal à accepter, notamment dans les milieux populaires, que les fils et les filles se marient loin. La décohabitation, dans les têtes, ne se fait pas du jour au lendemain.


Laurent NOWIK

Il est très difficile de parler des solidarités familiales sans parler de la cohabitation ou de la dé-cohabitation. Les deux questions sont très liées.

C’est important de redire qu’il n’y a pas d’équivalence parfaite entre cohabitation, solidarité et prise en charge des personnes âgées, que c’est plus compliqué que ça : les solidarités que l’on dit « naturelles » font l’objet de tensions, de négociations entre les membres de la famille. Il n’y a pas que des cohabitations intergénérationnelles, il y en a aussi de manière plus générale avec d’autres membres du ménage. Une simple lecture de l’évolution de la taille moyenne des ménages ne peut pas rendre compte de cette complexité des configurations relationnelles. Il est important de dire que tout ne va pas de soi et qu’il est important de dépasser le sens commun en termes de cohabitation ou de solidarité familiale

On va donc évoquer la question des politiques publiques, plus directement en essayant de se projeter. Si on était dans la perspective d’une montée en charge, d’ouverture de nouvelles pistes en la matière.

Selon vous, quelles seraient les priorités à mettre en place ? Est-ce qu’il faut faire une montée en charge plus rapide des systèmes permettant de recevoir une retraite, afin que les gens aient un meilleur niveau de retraite ? Est-ce qu’il faut plutôt aller vers un revenu universel de substitution qui permettrait de prendre en charge les plus démunis qui n’auront de toute façon jamais cotisé ? Est-ce qu’il faut aller vers la gratuité d’une couverture médicale dans tous les pays du Sud ? Est-ce qu’il faut cibler les publics les plus vulnérables ? Est-ce qu’il faut bâtir des maisons de retraite et accepter cette idée que l’on peut bâtir des maisons de retraite dans las pays du Sud sans pour autant heurter l’opinion publique qui pourrait penser que l’institutionnalisation des personnes âgées est nécessairement une remise en cause des devoirs à l’égard des aînés ? Est-ce qu’il faut développer les associations d’aide à domicile, leur donner les moyens de fonctionner, et comment ?


Mohamed ABDOUH

J’ai envie de dire que c’est un peu tout ça. Si on capitalise un peu par rapport à cette question de la solidarité familiale, donc de la prise en charge privée des personnes âgées, on constate que c’est une pratique encore très courante dans nos sociétés. L’implication première de cette constatation est que les politiques publiques doivent être fondées sur une approche globale et intégrée. Cela signifie qu’il faut disposer de meilleurs outils pour évaluer le coût social global – marchand et non marchand − des déficits des politiques publiques en termes de chômage et de marginalisation sociale, pour éclairer le décideur public et mieux fonder les priorités.

Pour ce qui des politiques ciblées en direction des personnes âgées dans le contexte marocain, nous sommes à peine au début de ce processus de prise en charge. L’une des priorités serait de consolider cet effort d’édification d’infrastructures d’accueil. Néanmoins, pour apprécier les efforts réalisés, on ne doit pas se contenter des indicateurs quantitatifs − nombre de maisons d’accueil, etc. − mais prendre en considération les conditions d’accès et de fonctionnement de ces structures.


Fatoumata HANE

En ce qui concerne les politiques publiques, je pense qu’on se rend compte qu’on ne peut pas bâtir des formes de prise en charge à partir seulement du modèle salarial, sachant qu’il y a très peu de cotisants et que de ce point de vue ce qu’il faudrait penser ce sont des formes d’actions qui prendraient en compte à la fois l’articulation possible entre les politiques sociales et sanitaires et les prises en charge plus locales au niveau familial. Par rapport à ça, je voudrais aussi évoquer la question liée à la prise en charge des personnes âgées handicapées ou en situation de dépendance. Il faudrait tout au moins dans ce dernier cas réfléchir en termes de politique ou d’action collective sur la manière dont les aidants pourraient être pris en charge dans la mesure où l’on a vu que les aidants familiaux participaient beaucoup aux soins sanitaires et doivent donc aussi négocier avec les institutions qui sont plutôt défaillantes et avec des politiques balbutiantes. Les aidants familiaux sont souvent désarmés face aux exigences que nécessite la gestion de la dépendance ou du handicap et se retrouvent en situation de « burn-out » face à la prise en charge de leurs personnes âgées. Par rapport à cela, je pense que la question des politiques publiques et aussi des actions collectives n’est pas finalement à penser indépendamment de la question plus globale de la pauvreté et de la vulnérabilité.

Cela se justifie d’autant que l’on peut à la fois penser que la personne âgée était une ressource matérielle mais dans certains cas, sa prise en charge est tellement problématique que la question des finances et du coût devient assez centrale.


Muriel SAJOUX

En ce qui concerne les politiques publiques, il me semble qu’une vision intégrée des politiques publiques gagnerait à être privilégiée puisque, comme cela a été mentionné, il y a un manque de personnel qualifié dans les institutions accueillant les personnes âgées. Il conviendrait également de mieux cerner, en procédant à des approches qualitatives approfondies, les besoins des familles, les besoins de l’entourage des personnes âgées. Pour répondre convenablement aux besoins des personnes âgées et de leur entourage, les besoins en personnels qualifiés, à tous les niveaux de qualification, pas seulement aux plus faibles niveaux de qualification, gagneraient à être identifiés. Il me semble qu’il y a là un gisement potentiel d’emplois à révéler qui pourrait avoir une double conséquence positive, à savoir d’une part, répondre aux besoins des aînés, et de leur entourage, mais également constituer des emplois qui pourraient être occupés par des personnes d’âge actif quels que soient leur âge.

Cela passe notamment par la reconnaissance, à la fois financière mais aussi sociale, de ces métiers-là, ce qui n’est pas toujours le cas dans les pays du Nord, notamment pour les métiers à faible qualification dont on ne reconnaît pas toujours suffisamment l’importance.

Il s’agit là d’une vision en termes de gisement d’emplois à révéler qui pourrait contribuer à transformer la perception que l’on a du vieillissement de la population, perception selon laquelle, le plus souvent, celui-ci constitue une charge financière, alors que, potentiellement, il pourrait constituer, entre autres choses, une opportunité à saisir en matière de création d’emplois.


Michel LORIAUX

Je suis conscient que les besoins sont immenses, et que beaucoup sont prioritaires en termes de logement, de nourriture, sans doute de ressources financières, etc. Mais, il y a souvent une chose que je regrette c’est que, à cause peut-être de la puissance du discours économique, il existe une tendance à voir les personnes âgées uniquement comme une somme de pertes et de coûts. Perte de statut et coûts liés aux besoins que l’on vient d’évoquer.

Je pense qu’il faut progressivement se mettre dans une situation où l’on est capable de renverser la problématique et de quitter ce modèle de dépréciation des personnes âgées pour en faire aussi un modèle de valorisation, en commençant par considérer qu’ils sont des citoyens à part entière et pas juste des bénéficiaires de services et des personnes dépendantes. Ils ont un rôle à jouer, peut-être pas le même qu’ils avaient quand ils étaient jeunes ou actifs, mais un rôle de citoyens participatifs et, en cette matière, je pense que les choses se sont améliorées dans les pays du Nord parce qu’on y a développé des mouvements associatifs. Les personnes âgées sont dépositaires, majoritairement du temps libre et cela leur donne l’occasion de s’investir dans des activités d’intérêt collectif. Evidemment cela demande une certaine capacité à le faire, et souvent un certain niveau d’alphabétisation et de culture. Mais il y a bien d’autres choses. Ils ont la mémoire du passé dont ils sont les détenteurs exclusifs. Ils présentent aussi des spécificités en termes de consommation, et d’un point de vue purement économique ils représentent ainsi une capacité d’agir sur l’économie. Rappelons aussi l’importance de leur puissance politique : les vieux sont aussi des électeurs et heureusement il ne s’est pas encore trouvé, à ma connaissance, de pays tentés d’exclure les personnes âgées du vote au-delà de 80 ans, même s’il existe dans la littérature des articles préconisant de telles mesures d’exclusion en évoquant des raisons d’équité entre les générations : dans cette logique, puisque les jeunes ne votent pas jusqu’à un certain âge, il serait normal que les très vieux ne votent pas non plus, qu’ils soient ou non atteints de maladies dégénératives du vieillissement, dans la mesure où ils seraient, soi-disant, davantage tournés vers le passé que vers l’avenir. Je pense donc qu’il y a un réel effort à soutenir pour dénoncer de telles problématiques discriminatoires qui ne peuvent que renforcer les clivages générationnels. C’est vrai dans les pays du Nord, mais ce l’est aussi probablement dans les pays du Sud. En dépit d’un décalage chronologique dans les évolutions observées et de réelles différences culturelles, il convient de mettre partout l’accent sur les dimensions positives du vieillissement et c’est à cette entreprise que je vous invite tous à participer sans tarder pour que l’entrée dans l’ère de la géritude cesse d’être considérée comme une catastrophe sociétale.


Laurent NOWIK remercie tous les conférenciers ayant pris part à la table ronde.

La parole est à présent donnée à la salle.

Partie échanges avec la salle [1]

Marie LADIER-FOULADI, CNRS-CEPED Paris Descartes

À la liste des questions qui ont été proposées dans cette table ronde, il me semblerait important de rajouter la question de l’âge. Les âges de vie sont en effet des constructions sociales. La plupart des communications présentées ne traitaient pas véritablement la question. La plupart du temps, la tranche d’âge qui a été étudiée concerne les 60 ans et plus.

Je voudrais attirer l’attention des organisateurs sur le fait que pour un futur colloque, cette question pourrait être traitée en tant que telle parce que la représentation sociale de la vieillesse change en fonction de l’histoire de chaque pays et des évolutions et développements socio-économiques.

Lorsque l’on effectue des projections démographiques pour l’année 2050 au sujet du nombre de personnes de 60 ans et plus dans tel ou tel pays, il faudrait également se poser la question de savoir si en 2050 on aura toujours les mêmes représentations sociales des personnes "âgées" ? Est-ce qu’à ce moment-là les personnes de 60 ans ne se considèreront pas plutôt, et ne seront pas plutôt considérées, comme des personnes jeunes ?


Mahamane IBRAHIMA, Université de Montréal

Il faut bien prendre en compte le fait qu’aujourd’hui la structure familiale dans le Sud, et globalement en Afrique, est différente de ce qu’elle est en Occident, en Amérique du Nord ou en Europe. Les solidarités ne sont pas exprimées de la même façon même si elles existent partout.

L’autre aspect que l’on n’a pas considéré c’est le système de production dans les sociétés qui fait que l’on donne un statut différent aux personnes âgées. Ce qui me conduit à revenir sur la question « faut-il être riche pour vieillir bien ? ». Je crois que dans plusieurs sociétés rurales on dit « celui qui a plus d’enfants que toi est plus riche que toi » donc déjà cela implique de bien s’entendre sur la conception que l’on a de la richesse.

De plus, il est important de prendre en compte le système de reproduction et les structures de production dans le cadre des réflexions sur les politiques publiques car ce n’est pas l’ensemble des individus qui travaille.


Khalid ELJIM, INED Paris, IEDUB Bordeaux

Je voudrais d’abord dire que je pense également qu’il n’y a pas d’opposition entre le Nord et le Sud en ce qui concerne la décohabitation, car quand on compare les réalités du Nord et du Sud on a toujours tendance à faire abstraction du temps écoulé depuis la transition démographique. Or, en prenant en compte ce facteur, on se rend compte que, de la même manière que le vieillissement, la décohabitation sera plus rapide dans le Sud que dans le Nord.

Ma deuxième réaction concerne la richesse et la vieillesse. Si on peut dire que dans les pays du Sud il faut être en quelque sorte riche pour bien passer sa vieillesse, dans le Nord, à cause des taux élevés de chômage qui les maintiennent dans la précarité, les jeunes ont l’impression que pour être riche, donc vivre bien, il faut être vieux.


Atavi Mensah EDORH, Unité de recherche démographique de l’Université de Lomé

On constate que dans nos pays actuellement il y a une grande partie des personnes âgées qui prennent en charge leur famille. Ce phénomène se développe dans nos pays. A 60 ou 70 ans ce sont les personnes âgées qui prennent en charge les enfants qui sont sans travail.

Il y a des personnes âgées qui sont chef de ménage et la taille de leur ménage est parfois très élevée. C’est un aspect qui n’a pas été mentionné.


Habibou OUEDRAOGO, Assistante de recherche à l’IFORD (Institut de Formation et de Recherche Démographiques)

Je voudrais intervenir par rapport à la question des priorités. Je pends l’exemple des pays d’Afrique de l’Ouest où le taux de couverture de l’emploi est très faible et le taux de chômage élevé. Ces réalités sont à prendre en compte. Les actions en faveur des personnes âgées devraient donc cibler prioritairement les vieux agriculteurs, (ainsi que les vieux qui ont été chômeurs) qui constituent la grande majorité (…) et qui malheureusement ne sont pas pris en compte dans le système de retraite car n’ayant pas travaillé dans le secteur formel de l’État.


Roxana ELETA-DE-FILIPPIS, Université du Havre

Je voudrais apporter deux remarques. La première concerne une question théorique ; les tests de Bruno PALIER et ESPING-ANDERSEN ont été développés dès les années 60 par la CEPAL. Je voudrais rendre honneur à la littérature latino-américaine.

L’autre remarque concerne les politiques publiques et la question des priorités. On entend souvent « on ne peut pas tout faire ». Et là, je crois qu’il y a une pré-notion, un jugement de valeur parce qu’on a vu dans les ateliers qu’on peut donner une pension universelle en Tunisie en ne dépensant que 1 pour cent du PIB du pays.


Ikram BAGHA, Complexe Social Ibtissama (Meknès), Espace Personnes Agées

Je voudrais attirer votre attention sur le volet de la prévention. D’une part, on a parlé de diverses dimensions relatives à la vieillesse en tant que défi actuel mais on n’a pas parlé de préparation à la vieillesse. Actuellement, le capital humain du Maroc est constitué essentiellement des « jeunes », ne faudrait-il pas penser à l’avenir de ce capital dans les prochaines décennies ? D’autre part, si les structures sociales s’occupant des personnes âgées au Maroc sont soit des maisons d’hébergement des personnes âgées en situation d’exclusion sociale, soit des centres d’accueil de jour récemment mis en place, je pense qu’il faudrait réfléchir aussi - dans le même contexte - à des politiques gérontologiques d’appui indirect telles que les mesures d’accompagnement des familles (pauvres) et de promotion de solidarités familiales afin de garantir une meilleure protection et prise en charge des personnes âgées dans leurs propres foyers.


Émilie RAYMOND, Université Mc Gill et Institut de Santé Publique du Québec

J’aurais aimé voir problématisées deux notions, celle de solidarité et aussi celle de justice sociale.

Je trouve en effet discutable de dire que le capital social peut atténuer les effets de la pauvreté.

J’aurais aimé aussi problématiser la notion de vulnérabilité et celle de prise en charge. Monsieur LORIAUX en a parlé à la fin de son intervention : passer d’une perception des aînés comme des sujets de recherche ou des personnes vulnérables à un statut d’acteurs sociaux. Je pense que c’est fondamental. J’espère entendre dans les prochaines années des résultats, issus d’approches collaboratives, où les aînés seraient des collaborateurs de recherche. Je pense aussi que quand on parle de reconnaître la diversité des vieillissements, c’est important de lutter contre différents stéréotypes, entre autre celui selon lequel les aînés auraient plus de temps libre. C’est un mythe pour de nombreux aînés qui sont aidants dans leurs familles ou qui sont très occupés dans leurs associations. Il faut faire attention aux images de sagesse qui sont automatiquement attribuées aux aînés et qui peuvent enfermer dans les stéréotypes.


Bouchra BENNANI, FSJES Faculté de droit de Ain Sebaa, Casablanca

Je voudrais souligner que l’on a pu constater, lors des débats et dans les communications, de nombreuses similarités entre les situations de différents pays du Sud.

Il a souvent été question de la solidarité existant encore dans les milieux ruraux et du recul de la solidarité dans les milieux urbains.

Ne faudrait-il pas se poser la question de l’évolution de cette solidarité dans les milieux ruraux, notamment en raison de la croissance du phénomène de l’exode rural des jeunes ?


Mouftaou AMADOU SANNI, Directeur du Centre de Formation et de Recherche en matière de Population à l’Université Abomey-Calavi

Je voudrais attirer votre attention sur le fait que plusieurs questions conceptuelles ont été abordées durant le colloque. En particulier, deux concepts, qui pourtant n’expriment pas la même réalité, ont été couramment utilisés de façon indistincte dans les communications ou au cours des échanges. Il s’agit des concepts de « Vieillissement » et de « Personnes âgées ». Il serait intéressant d’envisager une certaine harmonisation des concepts dans l’analyse du vieillissement en vue de favoriser la comparaison temporelle et spatiale à cet effet.

Autre chose sur laquelle je voudrais attirer notre attention à l’issue de ce colloque est relative à la question du vieillissement qui est une question systémique. Cela a été largement débattu tant dans les papiers présentés que lors des débats et a permis de constater qu’il y a une grande diversité des situations. En conséquence, j’estime pour ma part que la meilleure manière de comprendre véritablement le processus du vieillissement démographique d’un pays ou d’une région ainsi que ses défis sociodémographiques ou économiques est d’avoir des informations ou données spécialement collectées dans ce cadre. De telles données n’existent toujours pas selon les papiers présentés. C’est pourquoi, pour mieux appréhender le vieillissement et ses défis, j’estime qu’il y a aujourd’hui une véritable urgence de collecte des données spécifiques à cet effet, particulièrement dans les pays du Sud, où l’on ne dispose généralement que des enquêtes nationales (RGPH et EDS) dont les buts ou objectifs ne sont directement pas orientés vers l’étude de ce phénomène.


Laurent NOWIK

Cette intervention renvoie à la première question que nous avons traitée, concernant notamment le déni du vieillissement démographique. C’est aussi l’occasion de dire, puisque nous sommes au Maroc, que le Maroc est l’un des seuls pays, sinon le seul, à avoir réalisé une enquête ad hoc sur les personnes âgées en 2006.

Merci beaucoup à tous de votre attention. Ce n’est pas terminé. Nous allons maintenant appeler à la tribune William Molmy du CEPED, Muriel Sajoux de l’Université de Tours, et Mohammed Benjelloun de l’Université Moulay Ismaïl pour la séance de clôture du colloque.

[1] Ne sont retranscrits que les échanges avec les personnes qui ont pu être contactées et qui ont donné leur accord pour que leur intervention figure dans les Actes du colloque.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011