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Les facteurs de la solidarité résidentielle au Burkina Faso

Sibiri Paul SAWADOGO , Institut National de la Statistique et de la Démographie (INSD), Burkina Faso

INTRODUCTION

Instance première d’intégration des individus dans la vie sociale, la famille en Afrique Sub-saharienne est confrontée à des contraintes croissantes : urbanisation, industrialisation, monétarisation de l’économie, scolarisation, émancipation de la femme, effets de la crise économique et des programmes d’ajustement structurel…, dont elle résiste tant bien que mal en élaborant des stratégies parmi lesquelles les arrangements et modes de vie résidentiels contrairement à ce que pensent les auteurs de la théorie de la transition démographique [1]. En effet, selon ces auteurs, « la famille devait procéder à une série d’adaptations, l’ancien système familial devenant dysfonctionnel. Parmi ces adaptations, ces auteurs envisagent surtout la diminution de l’importance de la parenté et l’isolation structurelle de la famille : sa nucléarisation » (Rwenge, 1999). De nombreux auteurs (Vidal et Le Pape, 1986 ; Jarret et Mahieu, 1991 ; Pilon et al., 1998…) associent à la persistance de la structure des ménages en Afrique Sub-saharienne l’environnement économique ou la structure de production de ceux-ci. En effet, ils présument d’une part, que le modèle familial traditionnel africain est lié à un mode de production rudimentaire et à une économie de subsistance, d’autre part, que le principe de solidarité familiale africaine résulte essentiellement de motivations d’ordre économique. D’autres, par contre, (Wakam, 1994, 1997 ; Rwenge, 1999…) prétendent que ce sont des facteurs surtout culturels qui sous-tendent la persistance des ménages étendus. On est alors en droit de se demander quels sont les facteurs qui expliquent cette persistance des anciens modèles familiaux. Plus précisément, nous nous sommes posé la question de savoir :

Quels sont les facteurs explicatifs de la solidarité résidentielle au Burkina Faso ?

La solidarité résidentielle en Afrique est un des éléments qui régissent le plus les rapports sociaux. Dans le présent travail, nous analyserons la variation différentielle de l’extension des ménages selon les caractéristiques du ménage et celles du chef de ménage, ensuite nous essayerons d’identifier les facteurs qui sont déterminants dans l’explication de l’extension des ménages familiaux et évaluerons enfin le pouvoir prédictif et explicatif de ces facteurs sur la solidarité résidentielle pour en établir une hiérarchie.

Certes les ménages ne recouvrent pas toute la réalité des familles africaines. Pourtant dans beaucoup de sociétés, les ménages ont pour assise essentielle un groupe familial auquel se rattachent des dépendants (avec lesquels ils ont ou non des liens de parenté) et traduisent nécessairement « une réalité sociale et un vécu des individus ». Aussi intéresserons-nous aux ménages et particulièrement aux ménages familiaux.

I. CONTEXTE

Le Burkina Faso est une république située en Afrique de l’Ouest et sans débouchée maritime. Son nom actuel date du 4 Août 1984 et signifie la patrie des Hommes Intègres en langues locales. Ce nom qui utilise les trois principales langues nationales, montre l’unité et la fraternité dans lesquelles vivent les burkinabé. Cette situation d’entente mutuelle peut renforcer l’hospitalité qui favorise la circulation des personnes entre les régions du pays.

Aussi bien au niveau international que national, le problème d’habitat a toujours été une préoccupation majeure car beaucoup de pays sont encore loin de pouvoir répondre aux besoins vitaux de leur population en matière de logement et de service de base. Les problèmes de logement sont étroitement liés aux problèmes d’urbanisation qui contribuent à la naissance de bidonvilles dans les centres urbains, et constituent de ce fait une entrave au développement économique et social. De nombreux efforts ont été entrepris pour la promotion de l’habitat au Burkina Faso. Ces efforts ont été essentiellement axés sur les centres urbains. Sous la Révolution, de nombreuses parcelles ont été dégagées dans le cadre des lotissements "commando". Des cités ont également vu le jour : Cité du 04 Août, Cité An II, Cité An III, Cité An IV… Celles-ci ont permis à certains cadres moyens d’acquérir des logements à moindre coût (grâce à la politique de location vente). Cependant, il faut reconnaître que ces villas sont de dimensions très réduites comparativement aux parcelles attribuées lors des lotissements.

De nos jours, des efforts sont toujours menés pour que chaque citoyen ait un toit, en témoigne la construction des cités (villas AZIMMO, logements sociaux) et les lotissements qui continuent.

II. MÉTHODOLOGIE

2.1 Définitions

Ménage

Dans cette étude nous adoptons la définition du ménage utilisée par l’Institut National de la Statistique et de la Démographie (INSD) dans l’Enquête Burkinabé sur les Conditions de Vie des Ménages (EBCVM), qui est la suivante : une unité socio-économique de base au sein de laquelle les différents membres, apparentés ou non, vivent ensemble dans la même maison ou concession, mettent en commun leurs ressources et satisfont en commun à l’essentiel de leurs besoins alimentaires et autres besoins vitaux. Ils reconnaissent en général l’autorité d’un des membres du ménage en tant que chef de ménage, indépendamment du sexe de celui-ci.

Solidarité résidentielle

La solidarité résidentielle peut être définie comme une pratique consistant à héberger des individus dans son ménage. Ceux-ci peuvent être apparentés ou non au chef de ménage, mais ils ne sont ni ses épouses, ni ses enfants. Ce sont donc des personnes extérieures au noyau familial du chef de ménage. Nous employons indifféremment solidarité résidentielle ou extension des ménages familiaux.

Pour mesurer ce concept, nous utiliserons les ménages étendus, c’est-à-dire les ménages familiaux (ménages dont le noyau familial [2] est présent) qui comprennent des personnes extérieures au noyau familial.

2.2 Variables

La variable dépendante est le type de ménage familial. C’est une variable construite de façon dichotomique (à l’aide de la variable "lien de parenté") en distinguant les ménages nucléaires des ménages étendus.

Les variables indépendantes retenues sont le niveau de vie du ménage (construit à partir des caractéristiques du logement et la possession de biens durables), l’espace vital, le niveau d’instruction, le milieu de résidence, la région de résidence, l’état matrimonial, l’âge et le sexe du chef de ménage.

2.3 Hypothèses de recherche

De la revue de la littérature nous émettons les hypothèses suivantes :

(H1) : Le nombre de chambres à coucher est très déterminant dans l’explication de la solidarité résidentielle. Plus ce nombre est élevé, plus les ménages sont disposés à l’accueil de personnes extérieures au noyau familial.

(H2) : La région de résidence est une variable déterminante dans la variation des ménages étendus.

(H3) : L’accueil des personnes extérieures au noyau familial varie selon le sexe et le statut matrimonial du chef de ménage. La probabilité d’accueil est plus importante chez les chefs de ménage femmes que chez les chefs de ménage hommes. Elle l’est également chez les chefs de ménage polygames que chez les autres chefs de ménage.

(H4) : Le milieu de résidence a une forte influence sur l’accueil des personnes étrangères au noyau familial. Les ménages étendus se rencontrent plus en milieu urbain qu’en milieu rural.

(H5) : L’instruction, le niveau de vie du ménage et l’âge du chef de ménage favorisent l’extension des ménages. Ce sont les ménages économiquement aisés, dirigés par des chefs instruits, d’âge avancé qui perpétuent l’idéologie de la famille étendue.

(H6) : Toutes les variables indépendantes considérées influencent l’accueil des personnes extérieures au noyau familial à travers l’espace vital. En outre, l’action du milieu de résidence, du niveau d’instruction et de la région de résidence passe aussi par le niveau de vie du ménage.

III. SOURCE DE DONNÉES

Les données utilisées dans cette étude proviennent de l’Enquête Burkinabé sur les Conditions de Vie des Ménages (EBCVM) réalisée au Burkina Faso en 2003 sous la responsabilité de l’Institut National de la Statistique et de la Démographie (INSD), dont l’objectif principal est de fournir des informations nécessaires à la gestion économique et sociale du pays. L’enquête a concerné un échantillon de 8500 ménages choisis à partir d’une base de sondage constituée de 11 000 grappes couvrant l’ensemble du territoire national. Le taux de couverture (proportion des ménages enquêtés) a été de 100 % car la méthodologie adoptée a été telle que les cas de refus et d’absence ont été remplacés. L’indice de Whipple et l’allure générale de la courbe représentative de l’effectif des chefs de ménage selon la taille du ménage montrent que les données sont de qualité acceptable.

Les données présentent quand même quelques limites pour notre étude car la variable dépendante est construite à partir du lien de parenté avec le chef de ménage alors que nous savons que cette notion de parenté a une valeur symbolique en Afrique : il arrive par exemple que les enfants reconnaissent comme père celui qui en a le statut, qu’il soit leur géniteur ou non. De plus lorsque la personne interrogée est quelqu’un d’autre que le chef de ménage, l’agent enquêteur peut enregistrer les informations par rapport à cette personne et non par rapport au chef de ménage. Ces biais peuvent contribuer à sous estimer la proportion des ménages étendus. La non-disponibilité de certaines variables telles que l’ethnie du chef de ménage, la religion, le milieu de socialisation, la durée de résidence…, constitue une autre limite à cette étude.

IV. MÉTHODES STATISTIQUES D’ANALYSE

Pour connaître les variables qui sont fortement associées à l’extension des ménages, nous recourrons, dans un premier temps, aux tableaux croisés qui, avec la statistique du khi2, permettent de mesurer le degré d’association (le test de khi deux permet de rejeter ou non l’hypothèse selon laquelle deux variables sont indépendantes) de chaque variable indépen¬dante avec la variable dépendante. Mais ces associations peuvent être fallacieuses car ne tenant pas compte des autres variables indépendantes. Aussi allons nous recourir, dans un deuxième temps, à l’Analyse Factorielle des Correspondances Multiples (AFCM) qui prend toutes les variables en même temps et permet de mieux décrire les associations et déterminer les variables indépendantes qui sont "vraiment" associées à la variable dépendante.

Parmi les différentes méthodes d’analyse multivariée explicative susceptibles de nous aider à la recherche des facteurs explicatifs de la solidarité résidentielle, la régression logistique pas à pas est la plus appropriée. Ce choix est dû à la nature qualitative dichoto¬mique de la variable dépendante. Cette méthode statistique d’analyse présente l’avantage de fournir l’effet de chacune des variables indépendantes en présence des autres.

V. RÉSULTATS ET DISCUSSIONS

La quasi totalité des ménages burkinabé sont familiaux (92,1 %), c’est-à-dire qu’ils ont un noyau familial (complet ou incomplet). Le composant familial était donc dominant dans les structures familiales en 2003. Parmi les ménages familiaux, 66,4 % sont nucléaires c’est-à-dire constitués uniquement du noyau familial. Dans l’ensemble des ménages familiaux, 30 % (soit 89,3 % des ménages étendus) hébergent uniquement des apparentés, 2,4 % hébergent des apparentés et des non apparentés. Seulement 1,2 % ont en leur sein uniquement des personnes non apparentées (comme personnes extérieures au noyau familial).

Tableau 1 : Structure des ménages

5.1 Analyse descriptive

Le croisement de chaque variable indépendante avec la variable dépendante montre que toutes les variables indépendantes entretiennent toujours une association significative avec la variable dépendante. La statistique du khi2 correspondant à chaque association est significative au seuil de 1 % (donc de 5 %).

Le niveau de vie du ménage est positivement associé à la proportion des ménages étendus. En effet, la proportion de ménages étendus croît avec le niveau de vie du ménage. Par rapport à la moyenne générale (33,6 %), on peut distinguer deux groupes de ménages selon le niveau de vie : les ménages de niveau bas (28,8 %) ou moyen (32,6 %) d’un côté, et les ménages de niveau élevé (43,3 %) de l’autre (Tableau 2). C’est donc les ménages de niveau de vie élevé qui sont le plus souvent étendus. Ils ont une propension à l’extension 1,5 fois plus élevée que les ménages de niveau bas.

Tableau 2 : Pourcentages de ménages étendus selon les caractéristiques socioéconomiques des ménages (ménages familiaux)

L’examen de la variation différentielle selon l’espace vital révèle que la proportion des ménages étendus augmente plus avec le nombre de chambres à coucher, passant de 19,5 % pour les ménages disposant d’une ou de deux chambres à 57,5 % pour les ménages de plus de quatre chambres. L’association entre cette variable et le type de ménage est très forte (statistique du khi deux de Pearson élevée) et positive. Les chefs de ménage qui ont des logements de plus de quatre chambres à coucher ont 3 fois plus de chance d’accueillir des collatéraux que les chefs de ménages dont le logement n’a qu’une chambre à coucher ou deux. A partir de trois chambres à coucher, on constate que la proportion des ménages étendus dépasse la moyenne nationale de ménages étendus. L’évolution de la proportion des ménages étendus selon l’espace vital donne à penser que ceux qui ont un espace exigu sont retissant à l’accueil des collatéraux. Ce qui nous paraît logique.

Il ressort de ce qui précède que ce ne sont pas les ménages les plus défavorisés économiquement qui sont les plus étendus, mais plutôt les ménages les plus aisés, et ceux dont le logement compte beaucoup de chambres à coucher. La situation économique du ménage est peut-être un facteur de différenciation de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial.

Le niveau d’instruction du chef de ménage est positivement associé à l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. La proportion des ménages étendus augmente quand augmente le niveau d’instruction du chef de ménage, passant de 31,7 % chez les chefs de ménage non instruits à 46,6 % chez ceux de niveau secondaire ou plus. C’est donc les chefs de ménage les plus instruits qui dirigent des ménages étendus.

L’urbanisation est un facteur de différenciation de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. La proportion des ménages étendus passe de 31,3 % en milieu rural à 43,7 % en milieu urbain. Par rapport à la moyenne générale, c’est le milieu urbain qui compte le plus de ménages étendus.

Il existe une très grande disparité régionale en matière d’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Les plus fortes proportions s’observent à Ouagadougou (50,2 %). Suivent successivement les régions du Centre (37,5 %), de l’Ouest (36,8 %) et de l’Est (30,2 %). La plus faible proportion s’enregistre dans la région du Nord (22,6 %).

De toutes les variables socioculturelles envisagées, la région de résidence est, au niveau bivarié, la variable la plus fortement associée à l’accueil des personnes extérieures au noyau familial (avec une statistique khi2 de 226,36).

Tableau 3 : Pourcentages de ménages étendus selon les caractéristiques socioculturelles des chefs de ménages (ménages familiaux)

Le tableau 4 montre une association positive entre l’âge du chef de ménage et l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Autrement dit, plus l’âge du chef de ménage est élevé, plus le ménage a de chance d’être étendu. Ces proportions de ménages étendus varient de 24,9 % chez les chefs de ménage de moins de 35 ans à 43,0 % chez ceux de 55 ans ou plus.

Le croisement du "statut matrimonial du chef de ménage" avec la variable dépendante donne des résultats surprenants et contrastés. En effet, alors qu’on s’attendait à ce que les chefs de ménage polygames dirigent des ménages étendus, c’est plutôt chez les chefs de ménage "non marié(e)s" que l’on rencontre le plus de ménages étendus. Près de 42 % des ménages dirigés par des personnes non mariées sont étendus. Viennent ensuite les "Mariés polygames" dont 38,1 % des ménages sont étendus. Les chefs de ménage mariés monogames sont peu à diriger des ménages étendus (30,6 %).

Bien que le nombre de ménages dirigés par des femmes soit faible, c’est chez ces dernières qu’on trouve le plus de ménages étendus en proportions. En effet, deux ménages sur cinq, dirigés par une femme, sont étendus. Chez les hommes, cette proportion n’est que d’un tiers.

En nous référant à la statistique khi2, nous constatons que de toutes les variables sociodémographiques considérées, c’est l’âge du chef de ménage qui est la plus fortement associée au type de ménage. Viennent ensuite le statut matrimonial du chef de ménage, et le sexe du chef de ménage.

Tableau 4 : Pourcentages de ménages étendus selon les caractéristiques démographiques des chefs de ménages (ménages familiaux)

Il ressort de cette analyse bivariée que les ménages étendus sont ceux dont le logement a au moins trois chambres à coucher, de niveau de vie élevé, dirigés par des chefs de niveau d’instruction "secondaire ou plus", résidant en ville (dans la région de Ouagadougou), ou dont le chef a au moins 55 ans. Les variables les plus fortement associées à l’accueil sont le nombre de chambres à coucher, la région de résidence, l’âge du chef de ménage, le niveau de vie du ménage.

Nous allons maintenant recourir à l’analyse factorielle des correspondances multiples (AFCM) qui nous permettra de voir les interdépendances entre variables, les associations entre les variables indépendantes et la variable dépendante, et partant, de mieux caractériser les ménages étendus.

Graphique 1 : Premier plan factoriel d’une analyse des correspondances multiples sur 9 variables, 26 modalités et 7735 ménages (EBCVM, 2003)

Le premier axe oppose les ménages de niveau de vie élevé (ELEV), dont les chefs ont le niveau secondaire ou plus (SEC), résidant en ville (URB) à Ouagadougou (OUAG), aux ménages de niveau de vie bas (BAS), se trouvant en milieu rural. Le premier axe représente, en fait, les différents indicateurs du degré de modernité des chefs de ménage.

Le deuxième axe oppose les ménages étendus (ETEN) qui compte au moins 5 chambres à coucher (PIE3) dans leur logement, dont le chef est polygame et a plus de 55 ans, aux ménages nucléaires (NUCL) qui compte moins de 3 chambres à coucher (PIE1) dans leur logement, dont le chef est jeune (JEUN). Cet axe représente les types de ménage et ses plus importants déterminants.

Le graphique 1 sépare nettement les caractéristiques des chefs de ménages nucléaires de celles des ménages étendus. Les ménages étendus sont les ménages de niveau de vie élevé dont les chefs ont plus de 35 ans, sont polygames, de sexe féminin, résidant en milieu urbain surtout à Ouagadougou, et dont le logement compte plus de 3 chambres à coucher. Les ménages nucléaires ont, par contre, moins de chambres à coucher, sont de niveau de vie bas, dirigés par des hommes de moins de 35 ans, non instruits, résidant en milieu rural dans la région de l’Est ou du Nord.

Ces résultats mettent en évidence les corrélations observées plus haut entre les ménages étendus et les différentes variables retenues. Conformément à nos attentes, les chefs de ménages économiquement aisés et les plus âgés perpétuent l’idéologie de la parenté par la pratique de la solidarité résidentielle.

Les analyses ci-dessus nous ont simplement permis de mettre en évidence les associations entre chacune des variables indépendantes et l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Étant donné que celles-ci peuvent être fallacieuses, et les analyses descriptives ne permettant pas de mesurer la contribution de chaque variable à l’explication de la variation du phénomène étudié, il importe que nous poursuivions nos analyses en recourant aux méthodes multivariées explicatives.

5.2 Analyse explicative

Le tableau 5 présente en dehors des effets bruts des variables ci-dessus décrits, sept (7) modèles d’analyse. Le modèle initial M1 est construit avec l’ensemble des variables dites de contrôle (le sexe et l’âge du chef de ménage). Les autres modèles sont obtenus par l’introduction successive des six (6) variables indépendantes : "Milieu de résidence", "Région de résidence", "Niveau d’instruction du chef de ménage", "Statut matrimonial du chef de ménage", "Niveau de vie du ménage", "Nombre de chambres à coucher". En clair, le passage du modèle Mi au modèle Mi+1 se fait par l’introduction d’une variable supplémentaire dans le modèle Mi. Le dernier modèle (M7) est celui qui permet de dégager les risques relatifs nets des variables indépendantes et d’en déduire les facteurs déterminants de la solidarité résidentielle. Les lignes contiennent les risques relatifs des modalités des différentes variables indépendantes et leur signification, ainsi que la statistique r et sa signification. A la dernière ligne, apparaissent les coefficients de détermination multiple (R2) et partielle (/\R2) des modèles respectifs.

En nous référant à la statistique R2 du dernier modèle, nous constatons que, prises ensemble, les variables indépendantes considérées expliquent 10,53 % de la variation de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Tous les modèles générés sont adéquats au seuil de 1%. Dans l’ensemble, ils permettent de prédire l’accueil des personnes extérieures au noyau familial pour 70 % [3] des ménages familiaux.

Le modèle M7 nous montre que de toutes les variables indépendantes considérées, le "nombre de chambres à coucher" est la plus déterminante avec un pouvoir prédictif et explicatif r de 0,232. Il est suivi de loin de "la région de résidence" (r=0,078), puis de "l’âge du chef de ménage" (r=0,050). Le "sexe du chef de ménage" et le "niveau d’instruction du chef de ménage" suivent ensuite avec des pouvoirs prédictifs et explicatifs de 0,049 et 0,037 respectivement. Le "niveau de vie du ménage" et le "statut matrimonial du chef de ménage" sont les variables les moins déterminantes avec respectivement 0,028 et 0,022 comme pouvoirs prédictifs et explicatifs. Le "milieu de résidence" est la variable qui n’a aucun pouvoir prédictif, ni explicatif sur la variable dépendante (r=0,000).

Tableau 5 : Risques relatifs d’extension des ménages familiaux (Résultats des analyses de régression logistique pas à pas)

Le nombre de chambres à coucher est la variable la plus déterminante de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Comme attendu, on observe une influence positive de cette variable sur la variable dépendante. En effet, le risque qu’un ménage s’étende croît avec le nombre de chambres à coucher disponibles dans le ménage. Par rapport aux ménages disposant de moins de trois chambres, ceux qui ont trois à quatre chambres à coucher et ceux qui en ont plus de quatre ont respectivement 2,72 fois et 6,10 fois plus de risque de s’étendre. De plus le nombre de chambres à coucher explique 5,84 % de la variation de la variance de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial.

En général, dans les ménages, il y a la chambre conjugale et celle des enfants du chef de ménage. Il est rare que le ménage accepte qu’un collatéral dorme dans la chambre conjugale. Le plus souvent, les personnes extérieures au noyau familial sont hébergées dans une chambre séparée ou une "dépendance". On comprend donc pourquoi ce n’est qu’à partir de trois chambres que la propension à l’extension s’intensifie.

La région de résidence est une variable déterminante dans l’explication de la solidarité résidence dont elle contribue à 1,38 %. Par rapport aux ménages de la région de Ouagadougou, les ménages de la région du Centre ont un risque d’extension de 31 % moins élevé. Les régions de l’Ouest, de l’Est et du Nord en ont respectivement 42 %, 48 % et 67 % moins. Aucune région n’a donc un risque d’extension plus élevé que la région de Ouagadougou. Les effets de la région de résidence dépendent grandement des autres variables indépendantes : son pouvoir prédictif et explicatif r diminue sensiblement (surtout dans le modèle M7) par rapport au niveau brut, ses effets nets augmentent également par rapport aux effets bruts. Ainsi le faible risque d’extension des ménages des autres régions s’explique par le fait que Ouagadougou est la plus grande ville du pays. C’est le plus grand pôle d’attraction de migrants car pourvoyeur d’emplois. Pour ce qui est de la région du Nord, nous pensons que le très faible risque d’extension des ménages pourrait s’expliquer par les conditions climatiques très rudes (c’est la zone la plus désertique du pays) qui amènent les populations (les jeunes surtout) à migrer généralement vers les villes moyennes à la recherche de main-d’œuvre. La pratique de la transhumance serait également un facteur explicatif, car c’est en général le noyau familial qui se déplace avec son troupeau. De ce fait, le risque d’extension des ménages ne peut qu’être faible.

Avec un pouvoir prédictif et explicatif r égal à 0,05, l’âge du chef de ménage est la troisième variable déterminante dans l’explication de la variation des ménages étendus. La prise en compte de l’espace vital (nombre de chambres à coucher) dans le dernier modèle a eu pour conséquence la diminution du pouvoir prédictif et explicatif (0,122 au niveau brut et 0,050 au modèle M7) et des effets nets de l’âge du chef de ménage, si bien que les ménages dirigés par les 35-54 ans et ceux dirigés par les moins de 35 ans se retrouvent plus ou moins avec le même risque d’extension (différence non significative au seuil de 5 %). L’influence de l’âge du chef de ménage sur l’accueil des personnes extérieures au noyau familial passe en grande partie par le nombre de chambres à coucher. Par rapport aux chefs de ménage de la tranche d’âges 35-54 ans, les plus de 55 ans ont 1,40 fois plus de chance de diriger des ménages étendus.

Ces résultats indiquent clairement que l’extension du ménage est fonction du cycle de vie du chef de ménage. Les moins de 35 ans étant au début de leur cycle sont réticents d’accueillir des collatéraux, ils préfèrent s’occuper d’abord de leur "petite famille". L’ouverture des portes du ménage aux collatéraux ne se fait que dans la vieillesse du chef de ménage. En effet, à ce stade du cycle de vie, le chef de ménage est (le plus souvent) devenu grand père ou grand-mère. Les problèmes économiques et sociaux aidant (accroissement du célibat avec enfant, enfants naturels chez les filles, problèmes de logement chez les jeunes gens, retour des divorcés chez leurs parents avec leurs enfants, accueil des orphelins), on comprend bien pourquoi ils dirigent le plus souvent des ménages étendus. La forte propension à diriger un ménage étendu au stade de la vieillesse peut également relever d’une stratégie de survie. En effet, les vieilles personnes ont besoin de bras valides à leurs côtés pour les tâches quotidiennes ou pour les encadrer car ils sont le plus souvent dépendants. Enfin, les plus âgés ont également plus de chance d’accueillir car ils ont de l’espace dans leur logement.

Le sexe du chef de ménage est un facteur de différenciation de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Il permet d’expliquer 0,25 % de la variation de la variance de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Par rapport aux hommes, les femmes ont 2,07 fois plus de chance de diriger un ménage étendu. L’effet net (modèle M7) de cette variable a connu une augmentation par rapport à l’effet brut avec l’introduction du nombre de chambres à couche, cependant, le pouvoir prédictif et explicatif n’a pas changé. La disponibilité de chambres à coucher encourage davantage plus les femmes à accueillir que les hommes. Lorsque nous considérons uniquement les ménages dirigés par des femmes, nous nous rendons compte que l’âge est plus déterminant que l’espace vital et le niveau de vie du ménage. Ce qui n’est pas surprenant car en Afrique on sait que les petits enfants aiment toujours être à coté de leur grand-mère et vice versa. En outre, les femmes acceptent facilement héberger les proches parents, surtout de sexe féminin s’il n’y a pas assez d’espace pour dormir. Dans certaines ethnies, "une femme ne doit pas restée seule", on lui confie le plus souvent une fillette qui l’aide dans les travaux ménagers et qu’elle considère comme sa fille. En milieu rural, le chef de ménage est le seul à occuper sa case. Les étrangers de bas âge sont hébergés par les épouses, les autres dorment dans la "case des étrangers".

Il apparaît, à travers ces résultats, que l’autonomie éventuelle liée à l’accession des femmes au statut de chef de ménage, n’implique pas nécessairement le rejet des traditions familiales et ne semble pas les soustraire à l’obligation de solidarité à l’égard des autres membres de la famille étendue.

L’intégration des descendants à la cellule nucléaire initiale et l’accueil d’autres parents témoignent de la solidarité familiale dont l’origine s’enracine dans la société traditionnelle, et dont le poids est encore effectif en zone urbaine. A la place d’une nucléarisation des ménages qui aurait eu pour effet l’émergence d’un nouveau modèle familial de nature moderne, réduisant la famille, groupe de résidence et unité de production au seul noyau de reproduction biologique, on constate plutôt un resserrement autour du noyau biologique des dépendants n’appartenant pas au noyau familial du chef de ménage pour aboutir à l’émergence des ménages étendus. Cette tendance est confirmée par l’examen de la composition moyenne des ménages (tableau 1).

Le niveau d’instruction du chef de ménage influence positivement l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Plus le niveau d’instruction du chef de ménage est élevé, plus le ménage a de chance de s’étendre à d’autres personnes hors noyau familial. Il apparaît que les ménages dirigés par des chefs de niveau secondaire ou plus et de niveau primaire ont respectivement, par rapport aux ménages dont le chef est sans niveau d’instruction, 1,43 fois plus et 1,36 fois plus de risque de s’étendre (modèle M7). Dans le modèle brut ces risques étaient respectivement de 1,89 et 1,45. Le prédictif et explicatif a diminué (passant de 0,082 à 0,037), preuve que l’espace vital conditionne en partie l’action du niveau d’instruction du chef de ménage sur la variable dépendante.

Bien que l’école soit considérée comme le moyen d’intégration des normes sociales imposées par la modernité occidentale, les Africains instruits ont toujours gardé leurs valeurs traditionnelles. Alors qu’on s’attendrait à ce que les plus instruits n’accueillent pas, on observe l’effet contraire : les ménages nucléaires se rencontrent le plus chez les chefs non instruits et les chefs de ménages de niveau primaire, donc les moins instruits.

La relation observée entre l’instruction et l’extension des ménages corrobore celle observée entre le niveau de vie du ménage et l’extension du ménage. En effet, l’instruction est un facteur qui permet d’avoir un emploi décent, d’entrer dans la Fonction Publique et d’être économiquement indépendant. Les chefs de ménage de niveau d’instruction secondaire ou plus ont plus de chance d’avoir un emploi leur assurant un pouvoir économique plus élevé pouvant favoriser un accueil de membres de la famille élargie. De plus, les plus instruits se rencontrent en milieu urbain, zone d’accueil des migrants ruraux. Dans l’esprit du Burkinabé, celui qui est "aller loin à l’école" est nanti (même s’il n’a pas un salaire consistant), et doit donc aider les autres parents de la grande famille. Outre le soutien financier qu’il leur accorde, il est souvent solliciter d’accueillir certains "frères" et "sœurs".

Le niveau de vie du ménage a une influence positive sur l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Les résultats du tableau 5 montrent que, aussi bien le pouvoir prédictif et explicatif que les effets nets ont diminué par rapport au niveau brut. Les ménages de niveau de vie élevé ont 1,34 fois plus de chance de s’étendre que le ménage de niveau de vie bas, les ménages de niveau de vie moyen en ont 1,18 fois plus. L’espace vital augmente non seulement le pouvoir prédictif et explicatif, mais également les effets nets par rapport à ceux du modèle précédent. Il renforce donc l’action du niveau de vie du ménage sur l’extension des ménages.

Cette différence en matière d’accueil des personnes extérieures au noyau familial peut s’expliquer par la conjoncture économique qui amène les ménages de niveau de vie bas ou moyen à se renfermer, car il est certain que l’accueil augmente le nombre de bouches à nourrir. Ces résultats vont dans le même sens que ceux obtenus par Wakam (1997) dans le cas du Cameroun.

Le statut matrimonial du chef de ménage est la dernière variable déterminante dans l’explication de la solidarité résidentielle avec un pouvoir prédictif et explicatif de 0,022. Alors que tous les effets bruts sont significatifs, aucun effet net n’est significatif dans le dernier modèle. Les chefs de ménage mariés polygames et ceux mariés monogames ont 1plus ou moins le même risque de diriger un ménage étendu. Ce qui est surprenant car si l’on estime que toutes les épouses ont la même chance d’accueillir des collatéraux, alors les chefs de ménages polygames devraient plutôt avoir plus de chance de diriger des ménages étendus car dans un ménage polygame, chaque épouse a sa case et peut donc héberger un collatéral (avec l’accord du chef de ménage).

VI. DISCUSSION

Les variables que nous avons considérées dans notre travail n’expliquent que 10,53 % de la variation de l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Les 89,4 % sont à chercher ailleurs, peut-être dans d’autres variables (surtout culturelles). Par exemple la circulation des enfants est un phénomène soutenu par des considérations plus culturelles qu’économiques. En effet, la plupart des parents pensent que la circulation des enfants est partie intégrante de leur culture et valeurs traditionnelles, comme il ressort des propos d’un parent sénégalais "…La circulation élargie les relations de parenté et les consolide. L’Islam dit que celui qui aide aujourd’hui, sera aidé demain et Dieu fait toujours quelque chose pour celui qui aide…" (Savane L. 1994 ; cité par Rwenge 1999).

Toutes choses égales par ailleurs, contrairement aux thèses économistes, il ressort clairement que les plus instruits, les plus modernisés et les plus aisés économiquement qui dirigent des ménages étendus. Les élites modernes africaines n’ont toujours pas abandonné jusqu’ici le modèle familial traditionnel, étendu et solidaire, et contribuent à sa pérennisation en prenant davantage en charge ses membres. Par ailleurs, la solidarité des plus nantis peut être aussi une rationalité économique. Les chefs de ménage qui accueillent aujourd’hui espèrent une récompense demain, au moment où les conditions d’existence deviendront difficiles ou à la vieillesse. Cette thèse est soutenue par Houyoux (1974 ; cité par Wakam, 1992) quant il écrit qu’"il est de coutume en ville (au Zaïre) que le premier salaire d’un jeune appointé soit versé au chef de famille. Celui-ci prend cet argent, en donne une partie aux membres de sa famille qui ont aidé à la formation de ce jeune et en remet également une partie au nouveau salarié. Cette coutume avertit d’emblée le jeune homme que s’il est ce qu’il est, c’est à sa famille qu’il le doit et que cette idée doit toujours le poursuivre…". Il peut y avoir de l’économique derrière le culturel.

De plus rien ne nous dit que l’accueil des villageois en ville, par les parents qui y sont déjà installés, est gratuit. Le plus souvent, celui qui s’installe en ville garde toujours les liens avec le village. Chez les Lobi/Dagari [4], par exemple, celui qui est en ville ne doit jamais oublier que sa vie dépend de quelqu’un qui est resté au village (un patriarche). Il n’est pas rare de rencontrer de hautes personnalités lors des cérémonies rituelles au village. Il y a en fait une sorte d’échange, de "troc", comme le révèle cet adage : "héberge mes enfants chez toi en ville et je veille sur ton avenir au village".

Beaucoup de normes en honneur expliquent qu’un ménage se limite rarement à un noyau familial. La structure des ménages traduit, comme l’évoque Locoh (1988), une constance des familles africaines : si la famille de "reproduction" est à la base de la consti¬tution d’unités résidentielles, la famille "d’origine" garde pour chacun des conjoints une place prééminente et les solidarités de chacun à l’égard de sa propre famille jouent un rôle très important dans la composition et les évolutions du ménage. Le tableau 1 résumant les différents types de ménages, indique en effet une proportion élevée du type nucléaire + autre parent.

L’accueil des collatéraux peut être vu comme le remboursement d’une dette. En effet, c’est grâce à la solidarité résidentielle (hébergement par un tuteur) que beaucoup d’africains ont pu poursuivre leurs études en ville. Ayant réussi dans la vie, ces élites ont une obligation d’accueillir, à leur tour, les petits fils de leurs ex-tuteurs ; perpétuant ainsi la pratique.

Pour ce qui est du milieu de résidence, la proportion élevée de ménages étendus en ville qu’en milieu urbain, pourrait s’expliquer par la précarité qui retarde « l’émancipation résidentielle » [5] (Joël, 1998), renforçant de ce fait la cohabitation résidentielle entre générations. De plus la baisse des cours des produits d’exportation (coton, arachides, karité…) augmente le nombre de migrants ruraux. En d’autres termes la situation économique nationale a une influence non négligeable sur la solidarité résidentielle.

La pandémie du Sida est un facteur qui peut expliquer l’augmentation du nombre de ménages étendus. Lorsque le conjoint est malade, il revient à la femme de s’occuper de lui ; ce qui affecte sa capacité productive (par manque de temps) et sa possibilité à s’occuper des tâches domestiques, et notamment des enfants. Cette situation l’amène à confier ses enfants à d’autres parents, ce lui permettra de mieux s’occuper de son conjoint. S’il arrivait que celui-ci meurt, la situation aggraverait davantage car la probabilité que la femme soit contaminée (et donc tombe malade) est grande. La prise en charge des enfants orphelins du Sida est un rôle qui incombe le plus souvent aux grands-parents, oncles et tantes.

Que dire des ménages placés sous l’autorité d’une femme ? La proportion élevée de ménages étendus parmi les ménages dirigés par des femmes n’est pas seulement le résultat de considérations économiques comme certains le pensent (la femme, pour s’occuper de son commerce par exemple, a besoin d’une fille de ménage), mais souvent celui des contraintes morales : une femme doit recueillir les enfants de sa sœur décédée et les considérer comme les siens. La différenciation selon le sexe du chef de ménage fait ressortir que l’âge est la variable la plus déterminante dans l’explication de la variation des ménages étendus. Viennent ensuite l’espace vital et le niveau de vie. Toutes les autres variables sont non significatives.

SYNTHÈSE ET CONCLUSION

Cette étude avait pour objectif de déterminer les facteurs qui influencent la solidarité résidentielle au Burkina Faso. De la revue de la littérature nous avons émis six hypothèses que nous avons testées avec les données de la troisième Enquête Burkinabé sur les Conditions de Vie des Ménages (EBCVM).

Il ressort des analyses que les caractéristiques économiques du ménage ont une influence positive sur l’extension des ménages. En effet, l’espace vital est la variable la plus déterminante dans l’explication de l’extension des ménages et influence positivement l’accueil. En clair, il est ressorti que les ménages étendus sont ceux qui ont plus de quatre chambres à coucher. Plus ce nombre augmente, plus la proportion de ménages étendus augmente également. Ceci vérifie ainsi l’hypothèse (H1) : le nombre de chambre à coucher est très déterminant dans l’explication de la solidarité résidentielle. Plus ce nombre est élevé, plus les ménages sont disposés à l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. De plus ce sont les ménages économiquement aisés qui perpétuent l’idéologie de la parenté. Le niveau de vie du ménage, qui est la deuxième variable socio-économique, a ainsi une influence positive sur l’accueil des personnes extérieures au noyau familial. Mais cela ne devrait pas laisser croire que les chefs de ménage appartenant aux couches sociales les moins aisées rejettent la famille étendue ou renoncent au principe de la solidarité familiale. Leur réticence à l’accueil peut être plutôt une conséquence de la crise qui renforce la précarité de leurs conditions de vie. En fait, le pouvoir économique s’avère comme une contrainte majeure qu’il faut désormais surmonter pour continuer à vivre l’idéal traditionnel en matière d’accueil des autres membres de la famille élargie et ceux qui ont ce pouvoir continuent à le faire, y compris en milieu urbain (Wakam et al., 1998).

Par ailleurs, la région de résidence et le niveau d’instruction du chef de ménage sont les variables socioculturelles qui sont déterminantes et ont une influence sur l’extension des ménages familiaux, vérifiant ainsi l’hypothèse (H2). C’est chez les plus instruits de la région du Centre (dont la Capitale) qu’on retrouve le plus de ménages étendus. Les citadins et les plus instruits, bien que très influencés par la culture occidentale, n’ont pas perdu leurs valeurs traditionnelles dont la solidarité avec la famille élargie. L’accueil de nouveaux citadins relève du rôle des réseaux d’entraide fondés sur la parenté et sur l’ethnie. Loin d’être l’expression de projets d’individus isolés, les migrations vers les villes s’élaborent fréquemment dans le cadre de stratégies familiales. Les stratégies urbaines peuvent ainsi avoir de fortes composantes rurales et inversement (Chaléard et Dubresson, 1989). La ville est en fait le théâtre d’une recomposition du réseau de parenté et non pas un lieu d’acculturation et de déperdition des prérogatives lignagères. En effet, si les familles se trouvent dispersées du fait des contraintes résidentielles, elles ne perdent pas pour autant l’une de leurs fonctions traditionnelles de gestion et de défense d’intérêts communs (Marie, 1987). Enfin, certains voient dans le déploiement des réseaux de sociabilité en ville, notamment dans les réseaux de voisinage, l’expression d’une permanence culturelle de la famille à travers la dynamisation de relais sociaux spécifiques à la culture urbaine (Antoine P. et al, 1995).

Quand aux caractéristiques sociodémographiques du chef de ménage, toutes les variables retenues (âge, sexe et statut matrimonial) influence la solidarité résidentielle. La proportion de ménages étendus augmente avec l’âge du chef de ménage. De plus, le sexe est un facteur de différenciation en matière d’accueil de personnes extérieures au noyau familial. En effet, il ressort que les femmes ont beaucoup plus de risque que les hommes de diriger un ménage étendu. Cependant, les chefs de ménages non mariés, les mariés monogames et les mariés polygames ont plus ou moins les mêmes risques de diriger des ménages étendus. Il n’y a donc pas de différence significative de risque d’extension des ménages quand on considère les modalités du statut matrimonial du chef de ménage bien que cette variable soit déterminante dans l’explication de la solidarité résidentielle. La dernière partie de l’hypothèse (H3) n’est donc pas vérifiée.

Le milieu de résidence n’est pas déterminant dans l’explication de la solidarité résidentielle, mais il l’influence indirectement par l’intermédiaire de la région de résidence. Les ménages du milieu urbain ont autant de risque de s’étendre que ceux du milieu rural. L’hypothèse (H4) n’est que partiellement vérifiée.

L’hypothèse (H5) est vérifiée, en ce sens que ce sont les ménages économiquement aisés, dirigés par des chefs instruits, d’un âge avancé, qui perpétuent l’idéologie de la famille étendue en accueillant des personnes extérieures au noyau familial.

Enfin, les résultats montrent que les influences des autres variables passent par l’espace vital, vérifiant ainsi la première partie de l’hypothèse (H6).

Quoi qu’il en soit, on peut affirmer que les résultats de cette étude vont à l’encontre des thèses développées dans la théorie marxiste des stratégies de classe et de survie, qui laisse croire que le principe de la solidarité résidentielle serait une stratégie de survie des classes sociales pauvres, et dans les théories évolutionnistes de la famille sur la convergence universelle des modèles familiaux vers le modèle nucléaire occidental, sous l’effet de la "modernisation" et de l’amélioration des conditions de vie. L’adhésion à la famille étendue et à la solidarité familiale semble en effet encore des plus fortes, surtout parmi les couches les plus "modernisées" et les plus aisées.

Les résultats auxquels nous sommes parvenus suscitent quelques réserves dont nous avons fait cas dans le paragraphe III (sources de données). La confusion qui règne entre père biologique et père social peut contribuer à réduire le nombre de ménages étendus. Pour mieux expliquer nos résultats, il aurait été intéressant de disposer de plusieurs sources de données, notamment des données quantitatives appropriées (sur les caractéristiques du chef de ménage) en intégrant certaines variables telles que l’ethnie, la religion, le milieu de socialisation, la durée de résidence…, et également des données qualitatives (anthropologiques et socio¬logiques) qui permettront de mieux saisir les réalités familiales en matière d’accueil des collatéraux et d’expliquer les relations statistiques mises en évidence ici.

Bibliographie

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[1] Processus de changement socio-économique qui s’inscrit dans un ensemble de transformations structurelles liées à l’urbanisation et à l’industrialisation.

[2] Ensemble formé par le chef de ménage, son (ou ses) épouse(s) (ou l’une d’elles) et leurs enfants biologiques non mariés. Un ménage qui est réduit à un noyau familial est dit nucléaire.

[3] Il s’agit de la valeur du overall de la table de classification.

[4] Ils sont attachés aux traditions à tel points que certains les qualifient d’Indiens du Burkina.

[5] L’émancipation résidence est le passage d’une situation d’hébergé à une situation de locataire ou de propriétaire de son propre logement.

VIEILLISSEMENT DE LA POPULATION DANS LES PAYS DU SUD

Famille, conditions de vie, solidarités publiques et privées... État des lieux et perspectives

ACTES DU COLLOQUE INTERNATIONAL DE MEKNÈS

Maroc 17-19 mars 2011