Dynamiques périurbaines :
population, habitat et environnement dans les périphéries des grandes métropoles

 

Compte-rendu de l’atelier de Delhi
(25-27 août 2004)

 

Valérie Golaz (INED) et Véronique Dupont (IRD & CSH)

 

 

 

1. Le péri-urbain : concepts et définitions

 

Un des premiers objectifs de l’atelier exploratoire de Delhi visait à l’affinement des concepts relatifs à la catégorie spatiale « périurbain », et à la définition de l’objet d’étude.  Ce fut l’objet de la première séance.

 

Nous sommes partis du cas français avec une contribution de Philippe Cadène qui soulignait le primat de la géographie dans la définition du « périurbain ». L’espace périurbain décrit ainsi « une mosaïque de villages, formant une sorte de troisième couronne urbanisée à la périphérie des agglomérations, caractérisée par un paysage de type rural, et à ce titre bien différente de la seconde couronne, construite, elle, au contact direct de la banlieue et dans laquelle lotissements et activités diverses ont conquis une part majoritaire de l'espace. » Les villages de cette troisième couronne se différencient par trois caractéristiques principales :

 

Aux Etats-Unis, en revanche, comme le notait Paul Jargowsky, le concept de « périurbain » n’est pas en usage chez les universitaires. On utilise davantage les termes de « suburbain » (les banlieues)  et d’étalement urbain (urban sprawl).

 

Au-delà de ces deux cas, une revue plus extensive de la littérature sur le périurbain (présentée par Suresh Rohilla) met en évidence une diversité des définitions et des termes utilisées pour appréhender le périurbain : frange métropolitaine, frange urbaine-rurale, rurbain, périphéries métropolitaines, desakota, interface périurbaine.  Il se dégage toutefois un consensus sur les caractéristiques suivantes : le périurbain est une zone située à l’extérieur de l’agglomération urbaine existante, et dans laquelle des changements importants prennent place.

 

En fait, le concept de zone ou interface périurbaine ne peut pas être un concept statique, qui renverrait à des délimitations distinctes et fixes. Les zones périurbaines sont en évolution continue, avec une double dynamique à l’œuvre d’un  point de vue spatial (soulignée dans la contribution de Hans Schenk) :

- l’agrandissement (elles « grignotent » sur la campagne ),

- et le rétrécissement  (elles sont mangées  par l’avancement de la ville).

 

En conséquence, l’interface périurbaine renvoie d’abord à une région en changement : en Inde, en France, aux Etats Unis ou ailleurs : « les zones périurbaines sont celles qui ont été récemment transformées ou sont en train d’être transformées, de localités repliées sur elles-mêmes en localités qui existent dans une relation continue mais subordonnée à une ville centre importante » (Paul Jargowsky).

 

 

2. Thématiques et principaux résultats des études de cas présentées

 

Les communications suivantes présentées à Delhi peuvent être regroupées selon différents critères. Si un découpage spatial (grandes métropoles faisant l'objet des contributions) a été utilisé pour l'atelier de Delhi lui-même, d'autres sont tout aussi pertinents, et permettent une approche plus synthétique de l'atelier. Une autre division importante, disciplinaire cette fois, ne ferait que limiter la portée des conclusions qui peuvent être tirées de l'ensemble des présentations. Le plan choisi ici est donc thématique, il reprend les principaux points abordés dans la plupart des communications, toutes disciplines et villes confondues. Dans une première partie, la croissance des zones péri-urbaines et les mobilités humaines qui en sont à la fois un facteur et une conséquence seront développées. Ensuite, nous nous intéresserons aux politiques urbaines et à leur difficile ajustement à des limites spatiales en évolution permanente, avant enfin d'aborder la question de la qualité de la vie et de l'environnement.

 

2.1 Expansion péri-urbaine et mobilités humaines

 

Les zones périurbaines sont caractérisées par une transformation rapide de l'espace et du peuplement (déjà abordée dans le chapitre précédent). Du point de vue spatial, elles évoluent aussi en continu par deux mouvements opposés, qui contribuent à les repousser de plus en plus loin du centre de la ville à laquelle elles sont subordonnées : un recul de leur limite extérieure vers le monde rural d'une part, et un recul de leur limite intérieure au fur et à mesure de la croissance de la ville elle-même, telle qu'elle est définie par l'administration. Mais autant cette dernière limite est concrète, puisqu'elle correspond à une rupture politique, dans la gestion de la population, autant la première est floue, et difficile à mesurer, si tant est qu'on puisse parler ici de limite.

 

Les phénomènes qui contribuent à cette évolution permanente des périphéries urbaines sont de différents ordres. Certains sont issus de politiques urbaines concernant les centres des métropoles, comme le refoulement des quartiers pauvres ou la délocalisation des industries. D'autres proviennent directement de la planification de certaines zones périphériques, qui présentent des avantages considérables : disponibilité de l'espace, proximité de la ville, qualité de l'environnement. Ainsi apparaissent des lotissements privés pour classes moyennes et aisées, et des quartiers professionnels entiers liés aux technologies de pointe, généralement le long d'axes pourvus d'une infrastructure déjà satisfaisante (route, eau, électricité). Pour les industries, une implantation aux marges de la ville permet à la fois de bénéficier d'une main d'œuvre rurale peu coûteuse et du savoir-faire d'une main d'œuvre urbaine plus qualifiée, comme le montrent Philippe Cadène et Kamala Marius Gnanou dans le cas de Chennai. Des quartiers pauvres sont parfois aussi planifiés, mais le peu de moyens disponibles dans les populations concernées comme de la part des autorités locales nuit à l'efficacité de ce type de politique. Le développement le long des axes existants conduit à une croissance hétérogène des zones périphériques, avec des corridors complets, planifiés entre différentes métropoles, comme par exemple le "couloir du savoir" prévu entre Hyderabad et Bangalore alors que des zones plus proches d'un centre urbain demeurent non planifiées. La communication de Loraine Kennedy montre que cette hétérogénéité ne fera que s'accentuer dans les années à venir si les projets actuels dans ce domaine sont menés à bien. Les zones interstitielles ne sont pas pour autant délaissées par la croissance démographique, et à leur peuplement initial s'ajoutent les exclus des centres et les migrants ruraux en quête d'opportunités urbaines.

 

La mesure de l'expansion péri-urbaine est un exercice difficile, de par l'évolution permanente des zones concernées et l'absence de données administratives à ce sujet. Deux outils s'imposent néanmoins : les images satellites d'une part, utilisées par Véronique Dupont et C. Ramachandraiah, qui donnent une indication de l'usage des terres (bâti d'un côté, zones agricoles de l'autre), et les recensements d'autre part, dans la mesure où des données désagrégées géo-référencées sont disponibles. La présentation de Sébastien Oliveau concernant l'Etat du Tamil Nadu montrait à cet égard comment à partir de différents indicateurs issus du recensement, on peut évaluer pour chaque centre urbain, ou pour la totalité de l'Etat, une mesure moyenne de l'extension des zones péri-urbaines au-delà des limites urbaines telles que définies par l'administration.

 

Les mobilités humaines sont au cœur de la croissance périurbaine : nous l'avons vu, le peuplement de ces zones périphériques est très fortement lié au rejet des populations indésirables des centres urbains, à la migration issue des zones rurales du pays, ainsi qu'aux installations des plus aisés dans les zones planifiées à leur intention. Mais outre ces migrations, la mobilité quotidienne constitue elle aussi un aspect particulier de ces zones péri-urbaines. Les populations les plus pauvres sont amenées à effectuer de longs trajets pour rejoindre leur lieu de travail ou tout simplement avoir accès aux ressources de base, comme l'eau par exemple. La communication d’Eric Leclerc et de Camille Bourguignon montre aussi que les classes moyennes peuvent elles aussi être impliquées dans des trajets quotidiens longs. Globalement, les mobilités entre les différents espaces qui constituent la ville reflètent l'interdépendance économique de ces espaces. En Inde, où la mixité sociale de certains quartiers centraux aux grandes métropoles est bien connue, cette caractéristique est loin d'être universelle. Si les mobilités entre le centre et la périphérie assurent l'appartenance de celle-ci à l'espace urbain, les distances impliquées et les inégalités socio-spatiales sous-jacentes sont autant de signes de fragmentation urbaine.

 

A titre illustratif, l'exemple de l'agglomération de Delhi, développé dans la présentation de Véronique Dupont, est intéressant. On y retrouve la plupart des arguments développés dans cette partie : une expansion des zones urbanisées continue dans le temps mais irrégulière dans l'espace et des limites administratives qui ne suivent pas les limites de ces zones (carte 1). Il faut souligner sur cette carte l'hétérogénéité de la dernière bande urbanisée, en gris clair, où l'on retrouve les différences évoquées plus haut, entre quartiers planifiés, interstices squattés et zones industrielles. Les distances en jeu d'un quartier périphérique à un autre peuvent dépasser les 50 km, et l'étude de deux quartiers pauvres de la périphérie sud de la ville, décrite par Abdul Razak Mohamed, montre qu'une partie non négligeable de la population de ces sites travaille à plus de 10 km de là.

 

 

Carte 1. L'expansion spatiale des zones urbanisées de l'aire métropolitaine de Delhi de 1950 à 1997

                                                 

 

Mentionnons enfin ici la contribution d’Arvind Agrawal et de Philippe Cadène sur Jaipur (au Rajasthan), nous montrant que le mouvement de « globalisation » et ses effets sur la croissance et les transformations périurbaines n’affectent pas que les grandes métropoles indiennes, mais touchent également des agglomérations  de moindre taille.

 

 

2.2 Politiques urbaines

 

Nous l'avons déjà évoqué à plusieurs reprises, les politiques urbaines sont à la source d'une partie de la croissance péri-urbaine, et tentent dans une certaine mesure de l'orienter, de la contrôler. On peut distinguer les politiques concernant les centres urbains (rejet des industries et des citoyens indésirables), qui entraînent une croissance des périphéries, et les politiques concernant ces périphéries, parfois liées aux précédentes (délocalisation des industries et réinstallation des populations indésirables), parfois autonomes (planification de nouveaux quartiers résidentiels ou professionnels et de couloirs technologiques). Dans ce dernier cas, l'Etat intervient généralement aux côtés de bailleurs privés.  Loraine Kennedy nous montre ainsi comment, dans les périphéries d’Hyderabad, s’articulent les stratégies de croissance de l’Etat de l’Andhra Pradesh et les stratégies des investisseurs privés, nationaux ou internationaux.

 

C'est en ce qui concerne la gestion de la métropole par les autorités locales que les limites officielles de la ville ont le plus de sens. Indépendamment du continuum maintes fois décrit, en termes de densité, d'habitat ou d'activités, les limites urbaines marquent les limites de la zone d'influence d'autorités administratives différentes, et donc de politiques urbaines différentes. La communication de Pushpa Arabindoo, comparant deux localités situées de part et d'autre d'une telle limite, montre une évolution différenciée, liée à la distance au centre d'une part, mais aussi à la planification urbaine.

 

L'hétérogénéité des périphéries transparaît aussi dans un accès aux ressources et aux services extrêmement variable d'un quartier à un autre. L'accès à l'eau est l'un des problèmes majeurs de la croissance rapide des périphéries des grandes métropoles indiennes. Il est loin d'être universel, et conditionne fortement le type de développement urbain. La question de l'eau est d'autant plus vitale que l'expansion péri-urbaine se fait souvent au détriment des réserves d'eau (lacs, rivières) qui alimentent la ville, soulevant des conflits localement, et remettant même en cause l'approvisionnement en eau des centres. Dans le cas de Chennai, où de tels conflits se sont développés au fur et à mesure de l'expansion de quartiers résidentiels aisés de la ville au-delà des réserves d'eau situées au sud de la ville, la présentation de Joël Ruet, Marie Gambiez et Emilie Lacour montre l'enjeu pour les populations rurales voisines de l'approvisionnement en eau de la ville grandissante, la croissance de leur participation puis son essoufflement. Elle soulève ainsi la question de l'épuisement des ressources bien au-delà de la frange péri-urbaine, en relation avec sa croissance, et de la nécessité d'une planification parallèle sinon antérieure à cette croissance.

 

De même la gestion des eaux usées reste très inégale dans les périphéries. Dans bien des cas, les Etats font face à de telles difficultés budgétaires, que la mise en place des services dépend beaucoup de bailleurs privés et d'associations locales. Isa Baud et R. Dhanalakshmi montrent que le nombre et la contribution de ces dernières ne sont pas négligeables dans l'amélioration des conditions de vie dans les quartiers résidentiels pour classes moyennes ou aisées.

 

 

2.3 Qualité de la vie et environnement

 

Dans les espaces périphériques se côtoient résidences de luxe et zones dégradées. Pour appréhender cette hétérogénéité de peuplement, Darshini Mahadevia propose ainsi, dans sa contribution, une approche basée sur la qualité de vie des différents segments constituant le périurbain, à partir du cas d’Ahmedabad.

 

L'hétérogénéité du peuplement et des valeurs des quartiers péri-urbains peut frôler la contradiction : des parties aisées de la population y recherchent une qualité et un cadre de vie qu'ils ne peuvent trouver ailleurs, alors que l'environnement s'y dégrade rapidement, en relation à la densification rapide de quartiers non planifiés et à la relocalisation d'industries polluantes. Un essai portant sur la pollution dans l'agglomération de Delhi, présenté par Awadhendra Sharan, montre que toute étude tentant de mettre en relation peuplement et environnement doit intégrer le temps, car tout comme les caractéristiques environnementales, le peuplement évolue en fonction du contexte et des attentes des populations concernées.

 

Le fait que la croissance périurbaine se fasse le plus souvent au détriment des intérêts écologiques est abordé dans de nombreuses contributions ; nous avons déjà abordé ce problème concernant les plans d'eau, mais il est tout aussi crucial à propos des espaces verts, dont le maintien est en permanence remis en cause par les besoins d’habitat de la population. Plus généralement, la croissance péri-urbaine perturbe fortement les écosystèmes des zones rurales qu'elle absorbe. Des solutions durables au maintien d'un environnement de qualité sont difficiles à trouver, et ne sont pas toujours la priorité des autorités locales ou de l'Etat.

 

Carte 2. Expansion de la ville de Mumbai et politique de relocalistation des habitants du parc national Sanjay Gandhi

 

 

A titre d'exemple, le cas de Mumbai est particulièrement illustratif, car plusieurs questions liant l'environnement et l'expansion de la ville y ont été abordées. La ville, bâtie sur une presqu'île, n'a que peu de possibilités d'expansion. C'est seulement vers le nord que cette croissance peut avoir lieu (carte 2). En particulier, la côte ouest a vu au cours des 15 dernières années le développement d'un marché résidentiel sans précédent analysé par Himanshu Burte et Malini Krishnankutty. La population y a été en partie attirée par la qualité de l'environnement et du cadre de vie, mais sa présence participe de la dégradation écologique de la région, qu'atteste par exemple la disparition progressive de la pêche. Malgré un débat de plus en plus marqué au sujet des questions environnementales depuis plusieurs décennies, cet aspect n'est toujours pas intégré dans les politiques urbaines concernant cette zone d'expansion. Une autre question environnementale importante, abordée par Marie-Hélène Zérah, est celle du parc national de Sanjay Gandhi, situé au nord de la ville, victime lui aussi de son expansion dans cette direction. Plusieurs problèmes y sont représentés, auxquelles les politiques urbaines ont du mal à faire face, dont la présence de populations autochtones d'une part, et d'autre part la construction récente de zones résidentielles et d'activités commerciales et industrielles. La situation est d'autant plus délicate que les nouveaux habitants ont généralement acheté leurs terres, à des intermédiaires douteux, mais se sentent dans leur droit même si leur installation est illégale du point de vue de l'Etat. A la suite d'un procès public d'envergure, impliquant autorités publiques et associations de protection de l'environnement, le déplacement des habitants installés dans le parc avant 1995 a été proposé, vers la périphérie de Kalyan (carte 2). Mais cette campagne de réinstallation est loin de satisfaire les familles concernées, pour différentes raisons : la plupart n'ont pas les moyens de réinvestir dans de la terre sans avoir été dédommagées pour leur achat précédent, la distance et le moins bon raccordement de Kalyan au centre de Mumbai vont à l'encontre des activités de la plupart, et les autochtones ne voient pas en quoi leur présence remet en question la préservation de l'environnement dans le parc, puisqu'ils y ont toujours vécu. Ainsi, même lorsque le politique tente d'intervenir dans la relation expansion urbaine – préservation de l'environnement, la solution est loin d'être en vue.

 

 

La richesse de l'atelier, construit sur un sujet bien délimité spatialement (les grandes métropoles indiennes) et thématiquement (les dynamiques péri-urbaines) a résidé en grande partie dans la confrontation d'approches originaires de disciplines différentes, mettant ainsi l'accent sur deux niveaux d'analyse différents, l'interdépendance des espaces et celle des regards sur la question périurbaine. Les pistes développées au cours de cet atelier, certaines faisant l'objet d'une analyse plus aboutie que d'autres, méritent d'être poursuivies dans chacune des disciplines concernées et entre elles. En conclusion à l'atelier, le souhait de lancer un projet de recherche pluri-disciplinaire sur le sujet, dépassant le cadre de l'Inde seule, a fait consensus, et l'ensemble de l'équipe représentée à Delhi est à la recherche de spécialistes d'autres régions du monde afin de continuer dans ce sens.